a. Peinture et exhortation du peuple antillais

Comment la littérature peut-elle galvaniser un peuple défini, l’écriture provoquer des habitudes, annihiler des valeurs aveuglant des individus ? L’art de l’écrivain cherche-t-il à modifier des habitudes, si l’on peut s’apercevoir des impressions que dégage un tableau peint, des émotions que suscite la lecture d’un roman ? Au vrai, la littérature occupe une fonction intéressante aux Antilles, et l’écriture remplit une mission salutaire, à condition d’interpréter le contexte et la mentalité des Caraïbes. La société caribéenne a besoin de s’identifier, de se ressaisir, les écrivains prolongent dans la littérature ces besoins d’identification. L’écrivain antillais s’investit donc dans son art. Désormais, la critique n’englobe plus le moyen de toucher le public, ce sont les images et les paroles qui assurent la construction d’un texte influent. En s’adressant à eux-mêmes, comme au théâtre, les personnages interpellent un public plus large, le peuple antillais. La dimension théorique et critique est remplacée par le style littéraire exhortant et qui pousse la société antillaise à corriger ses propres défauts. Cette société abattue, divisée, déchue, incapable de résoudre ses contraintes, ses difficultés qui l’ont amarrée dans la torpeur des nuits, cette société « maudite » par son histoire, est approuvée dans les romans. Les exemples prouvant l’éclat d’un style qui galvanise la société, abondent dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Dans Les derniers rois mages, apparaît un personnage rebelle à toute forme de soumission à la tradition ; il s’agit de Spéro, protagoniste aussi sombre dans ses actes que clairvoyant dans ses idées. Il est l’anti-héros, le faux semblant de Djeré, personnage obsédé, aveuglé par un trône royal, par la figure d’un roi qui pleure en regrettant son royaume. La construction de ce personnage ne semble pas fortuite : Spéro incarne quelques convictions de Maryse Condé, qui condamne les traditions ridicules, parce que ne pouvant s’imposer au contexte antillais très différent, très bouleversé par des habitudes venues d’ailleurs. Conscient de cette transformation de la société, Spéro commence à rompre les mailles du filet liant l’Antillais à ses traditions : « Il avait rompu avec la tradition et cette transgression l’amarrait dans le présent, manifestant que hier était bien hier, que seul comptait l’aujourd’hui. » 1131 La critique de l’Africain Ballet Théâtre justifie le raisonnement du protagoniste :

‘« Spéro était bien le seul à critiquer l’Africain Ballet Théâtre, à lui dénier toute vraie créativité et à voir en lui une copie de ces sempiternels ballets africains. » 1132

Ce fanatisme culturel déploré par Spéro répond au tempérament profond des personnages de Simone Schwarz-Bart. La nostalgie, la folie et l’angoisse dans Pluie et vent…, appartiennent au vieux fond sentimental de l’Antillais, que l’analyse du docteur psychiatre Frantz Fanon avait dénoncé. Le faire valoir vise à réhabiliter la morale de l’homme antillais rongé par la folie provisoire : « La folie antillaise se met à tournoyer dans l’air au-dessus des bourgs, des mornes et plateaux. » 1133 Cette folie est difficile à guérir, si la maladie est aggravée par la fatalité à laquelle croit tout Fond-Zombi :

‘« Une angoisse s’empare des hommes à l’idée de la fatalité qui plane au-dessus d’eux, s’apprêtant à fondre sur l’un ou l’autre, à la manière d’un oiseau de proie, sans qu’il puisse offrir la moindre résistance. » 1134

Il va de soi que ce « mal antillais » est pure imagination. La psychose de l’histoire fatale désagrège les habitants de Fond-Zombi apeurés, terrorisés par quelque chose d’inconnu, d’indéfinissable, quelque chose de mystérieux. Apparemment, Simone Schwarz-Bart adopte les thèmes soutenus par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs 1135 Mais l’élément de distanciation réside dans le fait que Simone Schwarz-Bart dépasse le portrait psychologique de l’Antillais. Ce dernier est amené, comme une sorte de thérapie littéraire, à vaincre l’omniprésence de la folie et de la fatalité. Cet exorcisme dans le style de l’auteur sollicite l’imagination du lecteur, invité à détruire les vieux mythes de la superstition. L’invocation doit éradiquer la psychose des Temps passés, pesant lourdement, comme le péché originel, sur les Antillais, surtout sur les personnages de Traversée de la Mangrove qui traduisent l’hallucination en désir de mensonge ; en témoignent les fausses histoires sur Francis Sancher :

‘« Les histoires les plus folles se mirent à circuler. En réalité, Francis Sancher aurait tué un homme dans son pays et aurait empoché son magot. » 1136

Pour quelques habitants, les plus extravagants dans leurs imaginations, Francis Sancher

« Serait un trafiquant de drogue dure, un de ceux que la police, portée à Marie-Galante, recherchait en vain. » 1137

Et pour d’autres, les créateurs d’histoires les plus fantastiques, Francis Sancher serait « Un trafiquant d’armes ravitaillant les guérillas de l’Amérique latine. » 1138

Il revient à Maryse Condé le courage de balayer les témoignages absurdes des uns et le délire verbal des autres : « Personne n’apportant la moindre preuve à ces accusations, les esprits s’enfiévraient. » 1139 Les personnages de Traversée de la Mangrove ne cessent de se prolonger au-delà d’eux-mêmes, parce qu’ils sont dépendants de leur mentalité socialisée. L’auteur figure la projection des fantasmes intérieurs dans la société antillaise : tout événement risque de se réifier en symbole, car l’interprétation émanera de la perception de chaque individu. Les personnages ne parviennent pas à percevoir clairement la réalité. Et leur conscience, qui les aveugle, résulte de la discordance névrotique entre la sensation lyrique et la perception fantasmée de la réalité. Cette distance est dépossession de soi. Il faut d’abord, tel est le but de l’auteur, mettre en accord le personnage avec lui-même, et effacer l’image de la « machine détraquée » qui symbolise le délire troué de tous les personnages. Celui de Mariotte dans Un de plat de porc… est parfait :

‘« J’ai ouvert dans ma poitrine cette grande bouche d’abîme, aveugle et sans dents, cette trouée sanglante dont la voix organique me chuchote, sitôt que je suis dans le malheur. » 1140

Un paradoxe se dégage de ce propos délirant de Mariotte : l’auteur s’élève contre le « discours » des résignés, c’est un moyen d’exhorter au réveil, en vaincrant « La litanie sempiternelle des regrets. » 1141 On comprend pourquoi à la fin du roman, Mariotte change de raisonnement : « J’ai écrasé une lanterne piment sur la plaie qui s’est arrêtée de couler presque aussitôt. » 1142 Elle devient lucide et clairvoyante ; et quand elle tait au plus profond d’elle-même les lamentations, Mariotte prend un détour en construisant un univers mental dans lequel les Antillais doivent s’apercevoir, s’observer, en y corrigeant le péché originel : c’est-à-dire leur tendance psychologique à intégrer la défaite historique. En galvanisant les personnages au bord du gouffre moral, l’auteur sait vaincre ce péché originel. Une des métaphores de Baudelaire revient : la vraie civilisation n’équivaut pas à la machine ni à la vapeur, mais à la diminution du péché originel. Ce n’est pas par le châtiment que l’Antillais entrera dans l’aire de la nouvelle civilisation, selon Maryse Condé. Et il ne suffit pas non plus de procéder à des ensorcellements, comme le fait l’héroïne de Moi, Tituba sorcière…, pour sortir du chaos originel : « J’avais ensorcelé les habitants d’un village paisible et craignant Dieu. J’avais appelé Satan dans leur sein, les dressant les uns contre les autres, abusés et furieux. » 1143

Une autre caractéristique du style qui encourage les Antillais, telle une construction en miroir renversé, consiste à distancer les propos de Tituba. L’effacement de la morale bestiale et la certitude de l’existence meilleure closent Moi, Tituba sorcière… qui aboutit à la conversion exaltante du personnage :

‘« Je reviens vers la hideur désertée de ses plaies. Je la reconnais à son odeur. Odeur de sueur, de souffrance et de labeur. Mais paradoxalement odeur forte et chaude qui me réconforte. » 1144

Cette évolution n’est pas l’ultime prise de conscience, la résolution finale, mais le motif de l’écriture antillaise dans les romans de Maryse Condé. Cet auteur n’a jamais hésité à mêler le sublime à l’horreur, l’ironie à la satire, qui sera du reste très efficace quand il s’agit de dénoncer les valeurs antillaises.

Notes
1131.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 34.

1132.

Ibid., p. 167.

1133.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 42.

1134.

Ibid.

1135.

Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, op.cit.

1136.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 38.

1137.

Ibid., p. 39.

1138.

Ibid.

1139.

Ibid.

1140.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 106.

1141.

Ibid., p. 73.

1142.

Ibid., p. 107.

1143.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 107.

1144.

Ibid., p. 107.