b. La satire des valeurs antillaises

La critique des valeurs est d’abord une pratique individuelle et sociale, qui n’est pas le seul fait des écrivains antillais, comme Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. Bien avant ces auteurs, Flaubert et surtout Balzac avaient produit des textes, à la fois et tour à tour littéraires et critiques, sur les mœurs sociales et culturelles de leur époque. Dans un autre contexte différent de celui de Balzac : Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart se rejoignent aux confins de la satire des valeurs antillaises dans leurs romans. Quel était le motif de la peinture satirique par ces auteurs antillais ? Il faut occulter, dans leur perspective, la rédaction de violents réquisitoires littéraires dont Raphaël Confiant dans Eau de café 1145 avait démontré la pertinence : sous l’angle satirique, Raphaël Confiant avait abordé le drame permanent de l’Histoire antillaise, l’emprise de la religion et de la superstition, le pouvoir tragique de la société Béké. Et pas davantage il ne s’agit du féminisme cher à Gisèle Pineau, le style empreint de satire sociale ne masque pas l’engagement féminin ou féministe :

‘« Ecrire en tant que femme noire créole, c’est apporter ma voix aux autres voix des femmes d’ici et d’ailleurs qui témoignent pour demain, c’est donner à entendre une parole différente dans la langue française, c’est dire qu’il y a des gens, en bas des bois, au mitan des bourgs, dans la noirceur des cases, des femmes et des hommes vivants, qui se lèvent chaque bon matin, qui aiment et souffrent, jalousent, pleurent et rient… » 1146

Au contraire, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart vont distinguer dans les faits décrits et narrés tel épisode très caractéristique de la nuance qu’elles feront sur les valeurs multiples des Antillais. Et ce qu’elles choisiront d’évoquer sera entretenu par la verve satirique, dans quelques passages de leurs romans. Il fallait un motif littéraire « sérieux » pour sortir de la réserve qu’imposaient Edouard Glissant et Aimé Césaire : la rigueur dans la critique des valeurs était la force de leurs textes. Les exemples qui justifient cette nuance satirique débordent les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart : ces auteurs ne transgressent la constance critique que pour attribuer aux valeurs antillaises un charme littéraire aussi exultant que satirique et tragique. Avec Traversée de la Mangrove, la xénophobie devient représentative. A l’exclusion des Autres et à l’esprit de Clochet, Maryse Condé oppose, comme pour combattre ces idées, l’arrivée d’un étranger qui symbolise les valeurs universelles. L’auteur développe les détails de la vie commune qu’elle considère comme médiocre : l’institutrice en retraite, Léocadie Timothée, est soupçonnée dans les idées et les convictions qui lui sont propres :

‘« Vraiment, ce pays-là est à l’encan. Il appartient à tout le monde à présent. Des métros, toutes qualités de Blancs venus du Canada ou de l’Italie, des Vietnamiens, et puis celui-là, [Francis Sancher] vomi par on ne sait quel mauvais porteur, qui s’est installé parmi nous. » 1147

La fermeture insulaire et l’exclusion de ceux-là qui n’habitent pas les Iles, ne continuent pas à hanter la fin du roman. Francis Sancher, le personnage le plus proche de Maryse Condé (ils sont des « nomades »), ne débarque à la Guadeloupe que pour corriger les défauts de ce village en quelque sorte xénophobe : « Europe. Amérique. Afrique. Francis Sancher avait parcouru tous ces pays. » 1148 Quelques habitudes sont corrigées. Lucien Evariste suivra l’exemple de Francis Sancher. Il s’interroge sur l’étroitesse de son île, sur l’urgence de partir, après son échec social :

‘« Alors ne devrait-il pas en faire autant ? Oui, lui aussi, il quitterait cette île étroite pour respirer l’odeur d’autres hommes et d’autres terres. Il lui sembla que c’était l’occasion dont il rêvait secrètement depuis son retour au pays, depuis qu’il avait enterré ses forces vives et menait un combat sans issue. » 1149

Un pays enfermé dans un huis clos, un peuple cloîtré, finiront par s’éclater en s’ouvrant aux autres. C’est le combat que mène par Maryse Condé. On comprend pourquoi elle multiplie les défaites et les échecs. A la suite de Lucien Evariste, Dinah prend les chemins de l’exil : la réclusion morale et la fermeture géographique ne conviennent plus à ses désirs:

‘« Moi, ma résolution est prise. Je quitterai Loulou et Rivière au Sel. Je prendrai mes garçons avec moi. Je chercherai le soleil et l’air et la lumière pour ce qui me reste d’années à vivre. » 1150

La fainéantise et la paresse, des dimensions satiriques, les personnages de Moi, Tituba sorcière… en s’enorgueillissent. Emportés par des conversations à longueur de journée, ennuyeuses et passionnantes à la fois, agréablement autour du rhum, ces individus dérangent par leur oisiveté. Si Maryse Condé leur reproche quelque chose, c’est plutôt d’avoir eu la « bêtise » de ne pas songer à travailler, de ne pas avoir un salaire, à l’exception de John Indien :

‘« Le seul argent qui entrait dans la maison était celui que gagnait John Indien en faisant ronfler le feu des cheminées du Black Horse. » 1151

Il faudrait souligner la satire dans Pluie et vent… Les personnages sont nés dans un milieu qui s’appelle L’Abandonnée ; aucune autre forme d’appellation ne pourra rendre compte du démasquage des personnages, conscients, tout de même, de leur fainéantise :

‘« Il n’y a nulle fille de Prince à L’Abandonnée. Heureusement, nous ne sommes tous qu’un lot de nègres dans une même attrape, sans maman et sans papa devant l’Eternel. Ici, tout le monde est à la hauteur de tout le monde, et aucune de nos femmes ne peut se vanter de posséder trois yeux ou deux tourmalines dormant au creux de ses cuisses. » 1152

Le jugement porte moins sur le constat de la condition effroyable que sur la conscience sans réaction de cette situation lamentable qui gangrène la société antillaise. Simone Schwarz-Bart s’interroge sur l’hypocrisie de ses personnages, sur l’oubli de leur devoir. L’auteur ne dévoile le portrait psychologique que pour séparer la critique des valeurs morales de toute dramatisation du personnage, de toute évocation pathétique de l’individu. L’instance critique désamorce l’attitude morale des personnages plongés dans la béatitude peu convenable, alors qu’ils ressemblent à des voyageurs perdus dans une île inconnue. Et la forme choisie, le libre épanchement des personnages, dénonce surtout leurs illusions qui les avaient à jamais cloués à la dure réalité de la société antillaise. D’où les affabulations, les mensonges, les calomnies qui les détournent provisoirement de cette réalité. Reine Sans Nom est chahutée, moquée, espionnée et détestée par des femmes, jalouses du mariage de sa fille :

‘« Elles en voulaient d’avance à Toussine du morceau d’or qui allait briller à son doigt, elles se demandaient s’il y avait vraiment en elle quelque chose d’unique, d’exceptionnel, une vertu et un mérite si grands appelaient le mariage. » 1153

L’auteur retrace, en les condamnant, les rapports sociaux. Les personnages identifient la réalité à une satisfaction feinte et amère, achèvement de leur égoïsme que Maryse Condé n’oubliera pas de dénoncer dans Desirada. Antoine Titane, à sa mort, ne recevra, pour offrandes, ni fleurs ni couronnes. La pierre tombale, unique adieu, prolonge la haine des hommes post mortem :

« Ci-gît Antoine Titane

Celle que personne n’a

aimée. » 1154

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart donnent à la conscience individuelle et collective une grandeur maléfique, qui ressort de la satire. Cette conscience engendre dans Desirada un bouleversement de la loi funèbre, car traditionnellement on formule des prières à la mort d’un être humain, et dans Pluie et vent… un trouble des rapports humains. Dans l’un et l’autre roman, les personnages éprouvent une allégresse morose, un plaisir malsain. La haine réciproque suscite le style satirique. Les auteurs corrigent les mœurs, réforment les pratiques culturelles, et leurs conceptions politiques sont sublimées dans l’écriture.

Notes
1145.

Raphaël Confiant, Eau de café, Paris Grasset, 1991.

1146.

Gisèle Pineau, « Ecrire en tant que femme noire », in Penser la créolité, sous la direction de Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage, Paris, Karthala, 1995, pp. 294-295.

1147.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 139.

1148.

Ibid.

1149.

Ibid., p. 227.

1150.

Ibid., p. 108.

1151.

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, p. 86.

1152.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 15.

1153.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 19.

1154.

Maryse Condé, Desirada, p. 224.