c. L'écriture du discours militant

Entre Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, il y a au moins deux points qui les rapprochent: l’analyse sommaire, discrète et implicite de la scène politique aux Antilles, et le refus des chroniques politiques. Les personnage mènent le discours militant, et l’écriture structure le débat politique: les hommes politiques sont répugnants. Il faut les dénoncer. L’engagement militant des personnages est déroutant, et il convient d’en préciser les particularités à travers la lutte de Télumée et Tituba: leur foi est inébranlable, leur conviction est certaine, et leur noble idéal est plus révélateur que les certitudes corrompues de ceux qu’on appelle des « politiciens ». Ce choix de l’engagement pacifique et silencieux, comme discours politique, est symbolique. Télumée prône un humanisme révolutionnaire, qui dévoile l’idéal politique : « Je pense à la vie du nègre et à son mystère. » 1155 Contre les élucubrations politiques, les mensonges habiles, et contre les promesses chimériques, Télumée enseigne la libération du fardeau colonial par le travail :

‘« La sueur ruisselait de nos ventres mais nous ne cédions pas, et puis le soleil finissait par s’épuiser, faillir. » 1156

Autre exemple prouvant le « militantisme » pacifique : le combat de Tituba pour sortir du monde confus, trouble des seigneurs de la colonisation dans Moi, tituba sorcière…Tituba raconte, à la première personne, sa descente aux enfers, suivie d’une rédemption grâce à sa force combative, son refus de la soumission, exaltés dans les images allégoriques et narratives. Le style littéraire oblige le lecteur à sympathiser avec l’héroïne. Car les techniques structurantes prolongent dans le roman la pertinence et l’éloquence des discours politiques. Les phrases s’enchevêtrent, les idées rejoignent la rhétorique de la démonstration. C’est pour des raisons stratégiques que Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont entrepris le déballage des opinions politiques par leurs personnages. Mais, si les événements politiques sont plus évoqués dans les romans de Maryse Condé, c’est parce que Simone Schwarz-Bart a su les désengager, les dégager de toutes prises de position par rapport au communisme, au socialisme, au mouvement des indépendantistes de la Guadeloupe. Les romans antillais s’intéressaient peu à la politique. Jusqu’aux années 80, il n’y eut pas beaucoup de fictions retraçant un contexte politique trouble. Le bref journal de Césaire a été intitulé Cahier d’un retour au pays natal : on y lisait l’engagement politique d’un poète influencé profondément par le marxisme alors anti-colonial. Cette leçon n’intéressera jamais les écrivains antillais, qui se démarqueront des convictions politiques du poète de la négritude. La parodie du militantisme de Césaire est révélatrice dans Texaco 1157 de Patrick Chamoiseau : le personnage central, Marie-Sophie, lors du passage de De Gaulle à Fort-de-France en 1964, n’assiste pas au discours d’Aimé Césaire, partisan de l’autonomie des Départements d’Outre Mer. Raphaël Confiant, en ce qui le concerne, préfère le style littéraire qui s’écarte du marxisme de Césaire : Le Nègre et l’Amiral 1158 caractérise le temps sanglant et terrible de la tyrannie de l’amiral Robert, envoyé à la Martinique par le maréchal Pétain. Le début du roman est un avertissement sur la tyrannie politique de l’Amiral confronté à la colonie :

‘« L’amiral, sans doute cousin du Maréchal qui régnait là-bas sur notre très sainte mère la France, institua ici l’ordre de l’Agenouillement. » 1159

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart ont le mérite d’ouvrir une voie à la littérature militante aux Antilles. La politique est le grand sujet de Maryse Condé dans Traversée de la Mangrove. L’évocation de ce thème ne rentre dans le récit que par accident : tout commence de manière assez crapuleuse à la soirée chez Emmanuel Pélagie; la présence de Sonny, Madame Ramsaran et Agénor Sinéus est l’occasion de raconter des faits divers sur la politique, qui est un tabou aux Antilles, parce que les hommes n’en parlent que pour dénoncer les acteurs :

‘« Alors Agénor chaussait ses lunettes, tirait de sa poche des feuilles froissés et se mettait en demeure de lire quelque interminable Lettre Ouverte adressée par tel ou tel citoyen en colère à tel ou tel politicien en place. » 1160

L’écriture du discours militant se déploie dans un procès qui démasque les « politiciens » : « il n’y a jamais eu qu’un seul honnête politicien dans ce pays. C’est Rosan Girard. » 1161 On peut comprendre pourquoi Emmanuel Pélagis a été victime de la répression politique, de la punition infligée, conséquence de son abnégation qui défie l’administration coloniale :

‘« Emmanuel Pélagie avait été frappé, puis arrêté par les forces de l’ordre, lors d’une réunion politique, tenue malgré l’interdiction de la Préfecture. Il passa plusieurs jours à la geôle. Quand il en ressortit, il fut muté, pour des raisons disciplinaires, au centre de Recherche de Rivière au Sel. » 1162

La même ardeur politique a conduit Raymoninque en prison, sans jamais manifester le moindre remords, la moindre plainte des claustrés : le motif de la prison prouve l’audace du personnage : « Je suis en prison… mais je vous assure que je suis en prison pour quelque chose ; et si j’en sors un jour, ce ne sera pas pour me coucher devant un Maître. » 1163 Traversée de la Mangrove, c’est le reflet du contexte politique hostile, qui plonge dans le ressentiment de ceux qui réclamaient l’indépendance de la Guadeloupe : « A l’époque, tout le monde pensait que c’était une doctrine dangereuse et interdite. Aujourd’hui tout le monde est communiste ou indépendantisme. » 1164 Les Guadeloupéens, il faut le signaler, n’ont pu réussir à élaborer la même révolution politique que les Haïtiens, à l’époque de Henri Christophe (1767-1820), le roi sanguinaire dont l’autocratie est sans nuance. Son exemple ne sera jamais suivi, même par les plus nationalistes des Guadeloupéens : l’échec est à la dimension de l’illusion. La répression politique, par les autorités, avait réduit au silence les velléités de révolution nationale, c’est ce qu’on découvre, sous l’angle anecdotique dans Desirada :

‘« Mais les hommes clairs ne manquent pas à la Guadeloupe. Surtout qu’en ce temps-là, à cause des indépendantistes, les rues étaient rempli [sic] de C.R.S. avec leurs matraques. » 1165

Jusqu’aux années 90, l’époque des écrivains qui manifestaient et jouaient le rôle intellectuel et politique, n’était pas encore révolue. Au-delà même de ces années, Maryse Condé a été l’un des écrivains antillais les plus lus. Les critiques et les journalistes continuent d’accueillir ses ouvrages avec un enthousiasme qu’on pourrait appliquer à son style. Les faits politiques nourrissent les thèmes qu’elle aborde. L’intention de cette évocation demeure dans l’écriture : les personnages jugent les hommes politiques, analysent les faits politiques et rejettent la politique. Autant dire que Maryse Condé reste l’écrivain antillais qui a le plus analysé la scène politique depuis 1700. Avec Moi, Tituba sorcière…, l’écriture dramatise les rapports entre Maître et Esclave, qui aboutissent au conflit politique et à la révolte des esclaves. Les derniers rois mages avaient déjà dénoncé l’assimilation politique des royaumes africains. On a vu dans Desirada la montée des indépendantistes de la Guadeloupe, et dans Traversée de la Mangrove le débat politique que l’auteur a tiré des couches sociales et humaines qu’elles soient instruites, paysannes ou analphabètes, comme actualité bouleversante.

Notes
1155.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 249.

1156.

Ibid., p ; 29.

1157.

Patrick Chamoiseau, Texaco, op.cit.

1158.

Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1988.

1159.

Ibid., p. 7.

1160.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 115.

1161.

Ibid., p. 115.

1162.

Ibid., p. 210.

1163.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 127.

1164.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 143.

1165.

Maryse Condé, Desirada, p. 152.