C. La mise en abyme de formes littéraires antillaises

Une définition préliminaire de la « mise en abyme » peut éclairer l’articulation des formes littéraires dans les romans du corpus. En 1893, dans son Journal, André Gide avait dégagé la singularité de l’œuvre littéraire qui, tout en s’écrivant, réfléchit sur son art. Selon une structure en miroir, le personnage raconte ce qu’il est en train de vivre, tout comme le récit conçoit ses rapports avec son auteur, dans une seconde écriture :

‘« J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire mieux et n’établit plus sûrement toutes les propositions que de l’ensemble. » 1166

La force de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart est de figurer, dans les romans, une projection de leurs conceptions littéraires : la vision du roman antillais dans l’écriture. Les personnages ont le même statut d’écrivain ; mais l’essentiel réside dans le rôle que les vrais écrivains leur prêtent. D’abord, le roman de Francis Sancher, celui que le lecteur est en train de lire, a pour titre Traversée de la Mangrove. Ce roman ne sera jamais achevé. C’est le fruit de l’imagination, du désir. Le projet est fixé par son auteur, mais l’œuvre est condamnée à l’oubli, elle ne naîtra pas de la plume de Francis Sancher. Il importe peu que le livre de Francis Sancher ne soit jamais écrit. Le projet littéraire est beaucoup plus significatif que l’œuvre intégralement écrite :

‘« -Tu vois, j’écris. Ne me demande pas à quoi ça sert. D’ailleurs, je ne finirais jamais ce livre puisque, avant d’en avoir tracé la première ligne et de savoir ce que je vais y mettre de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoir, enfin de tout ce qui fait qu’un livre est un livre et non une dissertation de raseur, la tête à demi fêlée, j’en ai trouvé le titre : « Traversée de la Mangrove ! » 1167

Avec une confiance dans le projet littéraire qui peut étonner, la notion de « particularisme », pierre de touche de « l’esthétique » condéenne, est revendiquée par Francis Sancher. Cette image peut définir la totalité du monde créole et caribéen, symboliser les espoirs et les déceptions des Antillais dans le roman. Aussi cette perspective de l’art romanesque, ne se lit-elle pas dans Traversée de la Mangrove ? Le déshabillage psychologique des personnages et le tableau des mœurs sociales, rendent exemplaire le rêve littéraire de Francis Sancher. Ce dernier, dans son roman avorté, instaure donc l’autonomie des couleurs, des images, des tableaux pour concevoir une œuvre littéraire caribéenne. Avec Les derniers rois mages, Un plat de porcPluie et vent… les ambitions sont différentes. Dans le premier roman, la mise en abyme se déploie dans la biographie ; et dans le second Mariotte donne l’illusion d’écrire sa vie, dans le même roman évoquant son passé, et qui s’ouvre ainsi : « Si je laissais aller ma plume, je dirais, comme tout le monde : un événement vient de se produire dans ma vie. » 1168 Mais la réflexion critique sur son art, amène Mariotte à peindre la qualité des thèmes, et la pertinence littéraire de la biographie : « Je ne puis accorder à tous ces vains sauts de carpe la qualité souveraine d’événement. » 1169 D’abord, c’est la claustration qui permet d’écrire ; l’enfermement dans l’hospice annonce le début de l’écriture, la naissance de la littérature. Puis, l’isolement plonge l’âme de Mariotte dans les souvenirs qui constituent le thème principal de l’œuvre :

‘« Je me sentais à la fois honteuse et désespérée de voir que le passé continuait de grouiller sous ma peau, comme de la vermine dans une maison abandonnée ; que ni le grand âge, ni la résignation ne le désarmaient. » 1170

Mais la pérennité des événements biographiques, indispensables à la survie de l’art, s’assure par l’écriture qui défie la mort et s’ouvre sur l’infini :

‘« Sans doute la mort elle-même n’arriverait pas à tuer ces instants de ma vie, qui flotteraient au-dessus de moi la nuit… » 1171

L’écriture est une seconde vie, un prolongement de l’existence, au-delà de la mort, impuissante à détruire les mots : Francis Sancher l’avait compris, en s’acharnant à finir son roman, pour rendre éternelle sa vie :

‘« J’essaie de fixer la vie que je vais perdre avec des mots. Pour moi écrire, c’est le contraire de vivre. C’est mon aveu de sénilité. » 1172

Un plat de porc… révèle l’écriture auto-critique : Mariotte tourne en dérision son style, pour dénoncer les événements crapuleux et juger sans ménagement son style peu littéraire, mais très original. Un plat de porc… tire son dynamisme de la réflexion de la narratrice qui retourne l’ironie contre elle-même :

‘« Prise d’un rire intérieur, je saisis le cahier d’écolier sur lequel je trace, en cet instant précis du songe de ma vie, … des mots sans but, sans poids, sans témoin appréciable, des mots pareils à des bulles de savon qu’envoie au ciel un enfant solitaire… » 1173

Pour la première fois, Simone Schwarz-Bart traite un sujet sur la mise en abyme, qu’on ne retrouve ni dans Pluie et vent… ni dans Ti Jean L’horizon. Cette distinction accordée à Un plat de porc…ne découle pas seulement de la rencontre avec André Schwarz-Bart, son mari, avec qui Simone a écrit ce roman ; mais certainement de la rupture de style. Le désir d’explication, dans le roman, du style adopté, s’impose dans Un plat de porc… comme une manière gidienne d’affirmer l’authenticité de son art. On ne pourra pas qualifier de mise en abyme les bandes sonores, que les époux Wilnor et Marie-Ange s’envoyaient, pour combler la distance, dans le dernier ouvrage de Simone Schwarz-Bart : Ton beau Capitaine. 1174 Un ouvrier agricole, Wilnor, parti travailler dans une île guadeloupéenne, écoute la cassette envoyée par son épouse, Marie-Ange. La cassette s’intitule « Wilnor, mon beau Capitaine » ; elle donne l’écho sonore de la voix attristée de l’épouse, mais elle ne construit pas une structure en miroir.

La disparition de l’auteur des Derniers rois mages est synonyme de la naissance du second écrivain, qui relaie Maryse Condé dans les chroniques du passé. Djeré n’écrit pas ses mémoires, mais la biographie du Roi Mage très contesté, dans une série de dix cahiers rangés au fond de l’armoire : « Les « Cahiers » de Djeré. Là-dessus, il avait essayé de raconter qui était son père et aussi qui était sa mère. » 1175 Un historien accorderait peu d’importance à cette chronique du Royaume perdu qui draine une limite. La passion orgueilleuse du fils nostalgique, de la grandeur perdue, suscite cette réaction : l’indifférence de l’entourage insouciant des écrits inutiles. Cette réplique dévoile aussi le style, l’ironie féroce. Autre preuve que Maryse Condé ne pratique pas de la même façon la mise en abyme dans ses romans : la construction des personnages écrivains, intellectuels et professeurs. Après avoir posé dans l’intrigue de Desirada le scénario du conflit mère - fille, Maryse Condé intègre l’autobiographie des personnages dans un projet universitaire : Reynalda, Marie-Noëlle et Anthea écrivent chacune une thèse dans le roman, mais c’est la première qui a ouvert cette voie littéraire aux autres :

‘« Dans un réduit qui lui servait de bureau, elle tapait des heures durant sur une machine à écrire. A ces moments-là, Ludovic tout content expliquait à Garvey que sa maman travaillait à sa thèse et qu’il ne fallait surtout pas faire de désordre. » 1176

Un personnage atypique rejette, comme un tabou, cette identité littéraire et intellectuelle : Anthea, personnage qui ne dissimule pas son engagement provenant du féminisme :

‘« Anthea n’aimait pas qu’on lui rappelle qu’elle avait commencé sa carrière universitaire en rédigeant une thèse de doctorat sur les romans de Jane Austen. » 1177

Notes
1166.

André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade. », 1948, p. 41.

1167.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p.192.

1168.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 11.

1169.

Ibid.

1170.

Ibid, p. 14.

1171.

Ibid.

1172.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 221.

1173.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 56.

1174.

Simone Schwarz-Bart, Ton beau Capitaine, Paris, Seuil, 1987.

1175.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 21.

1176.

Maryse Condé, Desirada, p. 39.

1177.

Ibid., p. 109.

Jane Austen (1775-1817) est un écrivain anglais, qui a donné au roman un caractère moderne, en traitant des détails de la vie quotidienne de la société anglaise et provinciale de classe moyenne.