a. Le malentendu de l’écrivain et de la société antillaise

L’art de l’écrivain, celui d’écrire, donne l’impression, comme d’ailleurs en politique, de susciter différents sentiments auprès du public. Précisons la condition de la littérature dans les Antilles. Les écrivains de ces pays proclament leur art, mettent en valeur leur écriture, mais la société revendique sa différence, par le refus de lire les auteurs, par l’attitude féroce de banaliser toute œuvre d’art. Il ne faut pas seulement voir, dans ce malentendu entre écrivain et société, un manque de maturité du public, mais les causes de ce manque, qui relèvent de l’histoire. Les premiers esclaves noirs ne lisaient pas beaucoup. La lecture leur était interdite, bien que quelques esclaves eussent appris à lire en cachette : « Au temps de la colonie, l’instruction et la connaissance de la langue française étaient réservées à une petite minorité de blancs et de gens de couleur libres. » 1178 Ces vieilles habitudes ont survécu aux Antilles ; et elles ont installé un contexte particulier où l’écrivain est incompris. Au-delà de l’incompréhension, l’écrivain, même rejeté, est la victime de toutes les moqueries, la cible des humours les plus tenaces. Il faut poser la question de la légitimité de l’écriture aux Antilles. Les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart prouvent, tour à tour et de façon différente, que les rapports de l’écrivain avec la société ne sont pas étanches : les liens sont exacerbés par des résistances disparates, que beaucoup d’exemples tirés des romans peuvent illustrer. L’attitude que prend Justin dans Les derniers rois mages condamne Djeré, l’écrivain de l’histoire royale. Comme un grand crime, l’écriture est dévolue aux feignants, aux paresseux, cette activité littéraire et noble est vivement réprouvée par Spéro :

‘« Pourquoi Djeré ne savait-il que s’asseoir derrière la table de la salle à manger, tremper sa plume dans un encrier de verre, griffonner depuis le matin jusqu’à la fin de l’après-midi sur du papier, raturer et le soir, quand il était saoul, raconter des histoires qui n’avaient ni queue ni tête ? » 1179

Le jugement de Spéro dénonce les rêveries, qui emportent Djeré dans ses écrits. La sensation qui le reteint longtemps à l’écriture est tacite, alors que la réalité est tout autre, différente des songes de grandeurs passées. Ce qui est fascinant, c’est l’image de destructeur de l’art que revêt Spéro. Il ressemble au fossoyeur de l’écriture, parce que selon ses convictions, les écrivains n’ont jusque là rien apporté aux Antillais, leur service est inutile, il faut les bannir de la société. Contre la rêverie des artistes, Spéro proclame la lucidité qu’il inculquera d’ailleurs à son fils :

‘« Il ne lui farcirait pas la tête avec des histoires d’ancêtre royal. Il ne lui lirait pas les cahiers de Djeré. Non ! il lui apprendrait tout de suite à regarder le présent dans les yeux. Quand il en aurait l’âge, il l’emmènerait à la Pointe. » 1180

La radicalité des idées conduit Spéro à combattre le métier de l’écrivain, par la satire de son travail. L’interposition de son fils est révélatrice : c’est le futur destructeur de l’art, l’anti-écrivain, le modèle achevé de l’ennemi de la littérature. Spéro a déclaré la guerre aux écrivains, son fils en est l’exécuteur :

‘« A son fils, il donnerait un solide métier. Pas de rêvasseries d’artiste- Peintre. Ecrivain. Musicien. Il lui apprendrait à garder les deux pieds sur la terre, à ne pas essayer de changer le monde, car tous ceux qui s’y sont essayés se sont tués à la peine. » 1181

L’écriture semble une activité tragique, qui mène à la mort, on l’a déjà vu. Comme la servante de Trace qui se moquait du philosophe tombé dans un puits, en contemplant le ciel, Spéro dénonce, avec une ironie pareille, l’illusion des écrivains : ils sont soupçonnés de vouloir pervertir les sentiments humains. Spéro souhaite élever son fils contre l’art des écrivains :

‘« En un mot, il lui apprendrait à vivre la vie du bon côté sans trop de sentiments, sans ambitions ni illusions qui rongent la tête et le cœur. » 1182

Un plat de porc…, roman passionnant, est à lire comme l’illustration de la démarche pénible du littéraire, de l’écrivain. Le travail d’écriture déclenche en même temps la haine des autres personnages. Sans cesse Mariotte est maudite, épiée, insultée, sans cesse elle est critiquée, quand son inspiration lui permettait d’écrire l’histoire de sa vie. Ce travail impossible de l’écrivain, cette méfiance du public, par une distance blessante, caractérisent le malentendu de l’écrivain et de la société dans Un plat de porc

‘« Et je vois les autres rôdant autour de mon cahier, venant s’asseoir à mes côtés, dans le seul but de me chiner par leur présence, comme si les humiliait toute affirmation, aussi même qu’elle soit, patte de mouche…de mon intimité. » 1183

L’imagination vertigineuse de Mariotte ne résulte que de cet assaut dont elle est victime, de cette attaque qui singularise la société antillaise, par son pouvoir de démythifier l’écrivain. L’art de ce dernier est loin d’être sacré aux Antilles. Cette habileté ne semble même pas capable de raccorder les individus avec leur culture, de réconcilier les hommes avec la société, parce que la bataille médiatique est perdue d’avance par l’écrivain. Il y a quelque chose de subtile, dans ce jeu entre l’écrivain qui cherche à s’imposer, et la société qui l’exclut : la crise d’identité et la crise littéraire dans la société dont l’art devrait être nonobstant le garant. Bibi, la figure de cette société, est l’ennemie jurée de l’écrivain, ici représenté par Mariotte : « Et tout ça à cause de la Bibi, qui a lancé ce matin sa grande offensive contre mes « écritures ! » 1184 On perçoit à travers cette déclaration, la résignation de l’écrivain, il vend son âme aux diables, parce que ceux qui devraient le protéger, c'est-à-dire l’admirer en le lisant, l’attaquent et le persécutent, comme s’il n’avait pas sa place dans la société des hommes. Toutes les solutions sont possibles, histoire de désarmer les détracteurs de l’art :

‘« J’ai bien songer à faire semblant d’écrire des lettres, que je ferais non moins semblant d’envoyer chaque jour, en me rendant à la bibliothèque… Mais ça n’aurait strictement rien changé, car les plus vieux numéros savent que depuis deux ans je ne reçois pas plus de lettres que de visites. » 1185

Mariotte symbolise la lutte pour la liberté de l’écrivain antillais, libre enfin de choisir ses thèmes, son style et ses modèles littéraires. Mais cet idéal de l’écriture semble une aberration dans une société qui accueille quelquefois l’écrivain avec beaucoup d’assentiment. Et, l’ambition pour être noble n’en est que plus désolante. Mariotte croyait pouvoir échapper à l’intrusion des « fossoyeurs » de l’écriture. Mais la persistance des adversaires est de sorte qu’elle se détourne, provisoirement, de son art, en rejoignant le camp des ennemis: Mariotte veut détruire son œuvre :

‘« Au fond, seule et unique solution : répartir mon travail d’écriture en pavés de six heures ; les mettre sous enveloppe ; les envoyer au diable. » 1186

L’œuvre est condamnée à la destruction. Cet avortement artistique soulève des problèmes autour de la littérature antillaise : les tourments de définition, les fonctions différentes de cette littérature, selon les auteurs, le statut de chaque écrivain dans cette littérature : Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart se rapprochent de par leurs thèmes et la façon stylistique de les aborder. Ces auteurs vont même jusqu’à s’interroger sur leur règlement véritable dans la société antillaise, à travers leurs romans. Le résultat est plus que décevant, le divorce est étonnant : les insatisfactions du public, qui demande à la littérature une complaisance, mais la littérature renvoie à la communauté son image négative. Faudrait-il s’interroger sur le rôle incontestable de la littérature dans un pays où sévit la misère morale et sociale ? L’écriture est-elle une priorité dans une région où les besoins primaires se trouvent ailleurs, pas dans la littérature ? Moïse, le Facteur très détesté de Traversée de la Mangrove, a trouvé les mots justes pour démontrer la fonction péjorative de l’écrivain aux Antilles :

‘« Un écrivain, est-ce donc un fainéant, assis à l’ombre de sa galerie, fixant la crête des montagnes des heures durant pendant que les autres suent leur sueur sous le chaud soleil du Bon Dieu. » 1187

Le terme « écrivain » sonne comme un couperet. Leur surprise fut grande, quand les habitants de Rivière au Sel avaient aperçu Francis Sancher qui « installa une table de bois sur la galerie, posa une machine à écrire et s’assit derrière elle. » 1188 Ce spectacle leur apparaît étrange, cette activité est bizarre. Ils viennent d’assister à une intrigue sans issue ni explication, à une aventure qu’ils croient insensée. Seul Lucien Evariste méritait le nom d’écrivain, et c’était d’ailleurs par complaisance ironique. Il se croyait être écrivain, bien qu’il n’eût écrit aucun article, aucun roman, aucun récit :

‘« La seule personne à qui on donnait ce titre était Lucien Evariste et c’était en grande partie une moquerie. Parce que depuis son retour de Paris, il ne perdait pas une occasion de raconter qu’il travailler à un roman. » 1189

Maryse Condé approfondit la réflexion sur le divorce entre l’écrivain antillais et société créole: en isolant les auteurs, l’écriture est une pratique détestable. Elle ne trouve pas de répondant collectif. Emile Etienne, le personnage qui prétendait être un historien, avait publié une « brochure que personne n’avait lue « Parlons de Petit Bourg » 1190 Autre détail qui prouve le refus de la lecture, le dialogue des personnages. A la question d’Agénor Siméus : « Tu as lu le dernier numéro du Magazine Caraïbe ? » 1191 Emmanuel ne soigne pas son vocabulaire pour répondre à cette interrogation, qui tue dans le contexte des romans : « Tu sais bien que je ne lus pas ces couillonnades-là ! » 1192 Un dessein de l’auteur se dégage de ce malentendu symbolique : privilégier le goût de la lecture, comme affirmation de l’identité littéraire et culturelle ; les écrivains sont fidèles à leur mission d’éveilleurs de consciences. L’auteur joue sur cette possibilité de susciter l’intérêt du public, de modifier les habitudes. Ce dessein est aussi une vérité sur les écrivains : ils doivent toucher le public, en abordant des sujets intéressants. Cette réconciliation, pour être effective, doit engendrer une « esthétique antillaise ». Parce que l’écrivain antillais, on l’a vu au début du travail, est le porte-parole de sa société, il véhicule ses idéaux, espoirs, déceptions, préoccupations.

Notes
1178.

Léon-François Hoffmann, « La langue française et le danger états-unien en Haïti », in Francophonie et identités culturelles, sous la direction de Christiane Albert, op.cit., pp50-58.

1179.

Maryse Condé, Les derniers rois mages, p. 51.

1180.

Ibid., p301.

1181.

Ibid., p. 302.

1182.

Ibid., p. 302.

1183.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 165.

1184.

Ibid., p. 175.

1185.

Ibid., p. 175.

1186.

Ibid., p.177.

1187.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 38.

1188.

Ibid., p. 38.

1189.

Ibid., p. 38.

1190.

Ibid., p. 25.

1191.

Ibid., p. 115.

1192.

Ibid.