c. La recherche de formes littéraires antillaises libres

L’une des particularités de l’écriture dans les romans serait l’affirmation, involontaire et recherchée à la fois, de la littérature « autonome ». C’est dans l’écriture qu’il faut l’imaginer. Et hors de la création littéraire et des structures symboliques, cette liberté de la littérature antillaise ne serait pas pensable. Elle s’envisage et s’exprime dans les romans : à cette condition que l’écriture présente des réflexions d’auteurs, des formes narratives précises, des parallélismes symboliques avec d’autres romans antillais ; mais aussi des mélanges narratifs et de style, qui permettent de penser à l’autorité littéraire que revendiquent Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart. C’était prendre pour l’indépendance et la décolonisation de la littérature antillaise que de libérer tous les styles possibles et imaginables : les auteurs s’accordent pour faire de l’écriture une liberté, et des romans un Art poétique créole et antillais. Il ne faudrait pas aller jusqu’à ériger cette technique d’écriture en règle littéraire ; et imposer à tous les écrivains antillais l’obligation de se plier à ces règles d’écriture. Nos auteurs n’ont pas cherché à imposer des styles, à ériger le procédé littéraire approprié au roman antillais. Et à construire des exemples qui parachèvent la littérature antillaise. Mais ces deux auteurs ont réussi à imposer des romans édifiants, à construire des fictions spécifiques, et à créer des œuvres dont les caractéristiques annoncent les couleurs de la littérature « tyrannique ». Cette littérature-là est antillaise. Elle porte les empreintes stylistiques des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Leurs romans présentent des particularités qui s’ouvrent sur le contexte littéraire antillais. Car c’est l’ouverture qui est directement concernée par la création dans les romans. Mais cette ouverture, la plus grande caractéristique, déplace les romans vers la vision générale de la littérature antillaise. La création littéraire devrait se concevoir comme la mise en parallèle des romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart avec la littérature antillaise. Leurs romans ont épuisé presque tous les thèmes qui traversent la littérature antillaise ; tous les styles qui permettent d’avancer que les auteurs ont offert à la littérature antillaise des chefs-d’œuvre. Traversée de la Mangrove, Pluie et vent…, Moi, Tituba sorcière…, Un plat de porc…, Les derniers rois mages ne sont pas des best sellers, mais ces romans prouvent ce qu’est la littérature antillaise. Et les caractéristiques de leur écriture métissée, renouvelée à chaque lecture, reprennent la Négritude de Césaire, mais créolisée, la théorie du « Chaos Monde » d’Edouard Glissant, cependant réadaptée par l’ouverture des espaces romanesques, la construction de personnages d’origines ethniques multiples. Mais aussi par la transcription de la parole créole que défend Patrick Chamoiseau, dépassée dans le style de Un plat de porc… qui imite le créole en faisant la parodie du langage populaire :

‘« Un froid étrange, lointain, qui ne semblait pas de ce monde : venu du fond de l’espace, des étoiles, peut-être, qui me déchiraient comme des épingles au travers de la couverture, dérisoire, des nuages dont s’entourait la Terre… Froid de poisson mort, voilà ; de viande prise dans la glace d’un Frigidaire : jusqu’à mes cheveux blancs qui me faisaient souffrir, à les voir, en esprit, devenus semblables à des fils de givre, pendant à des branches d’arbres… Il fallait retourner à l’hospice : vite…Mais voilà-t-y pas qu’au lieu de rebrousser chemin, la folle s’en va jusqu’au coin de la rue et regarde le secteur interdit, avec l’espoir et la crainte de voir, même de loin, un être humain qui serait antillais ? » 1215

Cette narration, dans la construction éclatée, reconduit les « gouffres » et les « merveilles » de l’écriture, le style opaque se mêle à l’innovation. Et la liberté de l’auteur est complice du délire verbal, car après tout « la francophonie, c’est le courage qu’auront les Français de savoir que les hommes font l’amour avec leur langue. Toute langue est le premier lieu de la liberté. » 1216 . La fantaisie dans Un plat de porc…témoigne de cette hallucination du personnage, qui sort victorieuse de la condition paysanne, du statut d’illettré. Qu’adviendrait-il à la littérature, si elle s’effectue sous la plume des « analphabètes » ? L’œuvre, rebelle à la beauté classique, sort encore plus belle, quand elle est le fruit imaginaire de Mariotte, Télumée, Nina. Des femmes écrivent, et elles ne tiennent pas compte de leur « ignorance », qu’attestent des auteurs indociles à certaines normes d’écriture. La littérature devient une affaire commune, populaire, sa propagation semble significative: les écrivains imitent le style oral des femmes paysannes, qui à leur tour deviennent des écrivains « maladroits », grossiers, par l’épanchement naturel des idées, leur écriture est subite, spontanée, naturelle et autonome. Mais, il faut comprendre la préoccupation de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart: l’écrivain doit porter en lui toutes les sensibilités, et sa réincarnation en chaque individu vulgarise l’écriture. Cette communion dans l’art, est une des caractéristiques de l’autonomie littéraire que réclament les auteurs, parce que la société produit la littérature. La parole est partagée, sans conflit de langage, si c’est l’écrivain qui la distribue, qui investit d’un pouvoir littéraire tous les personnages représentant toutes les couches humaines. Entre Télumée et Simone Schwarz-Bart disparaissent les frontières qui séparent le personnage de son auteur. Le premier demande un soulagement à la littérature, tandis que le second dote son personnage d’un talent d’écrivain, qui ne peut surpasser sa condition paysanne. Situation triviale et littérature se conjuguent, de sorte que Télumée et Simone inversent les rôles en sachant garder chacune les origines et les statuts. La raison est simple pour l’auteur : écrire aux Antilles, c’est donner la voix aux êtres humains, aux habitants du pays, et faire semblant d’imiter leur expression orale, quelle qu’elle soit. Alors qu’elle appartient à ce pays, la littérature antillaise manifeste son autonomie par l’affirmation des voix, surtout celle des femmes comme Télumée, écrivain à sa manière, et au talent lyrique :

‘« La lueur du fanal déclinait, grand-mère se confondait avec le soir et Elie nous saluait, l’air inquiet, regardait la nuit au-dehors, su la route, et soudain prenait ses jambes à son cou pour s’engouffrer dans la boutique de père Abel. Nous n’avions pas bougé, grand-mère et moi, et sa voix insolite, dans l’ombre, tandis qu’elle commençait à me faire les nattes… si grand que soit le mal, l’homme doit se faire encore plus grand. » 1217

L’observation de la nature accompagne les évocations d’une vie malheureuse, l’existence du personnage qui raconte in extremis la société antillaise dans le roman. Le style poétique prouve que l’interlocuteur n’est pas isolé dans cette entreprise ; l’auteur est omniprésent, et c’est exactement pour sortir la société dans le silence et la faire entrer dans la littérature qui est son image, son miroir. Quel antillais ne se retrouverait-il pas dans les souvenirs poignants de Télumée, mêlés de sensations confuses de la nature, celle des îles ?

‘« Toutes les rivières, même les plus éclatantes, celles qui prennent le soleil dans leur courant, toutes les rivières descendent dans la mer et se noient. Et la vie attend l’homme comme la mer attend la rivière. On peut prendre méandre sur méandre, tourner, contourner, s’insinuer dans la terre, vos méandres vous appartiennent mais la vie est là, patiente, sans commencement et sans fin, à vous attendre, pareille à l’océan. » 1218

Mais la lassitude de la vie s’efface vite, et c’est l’enchaînement des souvenirs, cette fois-ci de l’école primaire, qui brouille les pistes d’identification entre l’auteur, Simone, et le personnage, Télumée. Dès le bas âge, dès la petite enfance, cet écrivain a reçu une solide éducation à l’école française, cet enseignement devient traditionnel et culturel pour Télumée, et dans le roman, c’est elle qui s’approprie les deux éducations :

‘« Nous étions un peu en dehors du monde, petites sources que l’école endiguait en un bassin, nous préservant des soleils violents et des pluies torrentielles. Nous étions à l’abri, apprenant à lire, à signer notre nom, à respecter les couleurs de la France, notre mère, à vénérer sa grandeur et sa majesté, sa noblesse, sa gloire qui remontaient au commencement des temps, lorsque que nous n’étions encore que des singes à queue coupée. » 1219

L’autonomie littéraire consiste à voir dans les œuvres de Maryse Condé un jeu de l’écriture, un miroir de la littérature antillaise ; l’auteur laisse aux personnages le soin d’écrire cette littérature. Sans le savoir, les personnages de Traversée de la Mangrove sont des littéraires, des écrivains, et, à leur façon, ils traitent des sujets qui touchent à leur milieu. Leurs préoccupations, c’est la littérature, leur divertissement, c’est de raconter des histoires, quand on sait que leur parole est transcrite par l’auteur. Les énervements de Sonny, un enfant troublé par la mort, appartiennent à un registre de contes guadeloupéens pour enfant. Car la littérature de l’enfance apparaît bien dans Traversée de la Mangrove, comme si Maryse Condé refusait la classification des genres, des modes, des sujets, la séparation des motifs :

‘« Les yeux fixés sur le cercueil, Sonny exprima par une chanson la peine qui débordait de son cœur. Sa mère assise à sa droite lui pressa fermement la main et il s’efforça de retenir les sons de sa douleur. Aux alentours, les gens se demandèrent une fois de plus pourquoi Dodose n’avait pas laissé à la maison ce malheureux garçon qui troublait les enfants et effrayait les femmes enceintes. » 1220

L’enfance révèle une littérature, mais ce n’est pas pour le plaisir de Sonny ; c’est pour la participation du personnage au récit, pour la figure littéraire que représente l’enfant, le retour aux sources, la tentation de l’innocence et le désir de sortir du « catalogue » des genres et des romans. Qui aurait cru que Traversée de la Mangrove, qui s’ouvre sur une note de l’auteur et s’achève sur une divagation de Xantippe, porterait la mention de la littérature de jeunesse, les symboles d’un conte qui terrorise les enfants créoles ? Et qui aurait deviné ces glissements symboliques dans ce roman, aux apparences modernes, et comparable aux grands récits classiques de la Littérature ? L’enterrement est ennuyeux et pathétique pour les enfants, et Sonny, jeune héros éploré, exorcise sa peine par des mots, par la littérature, par des chansons tristes qui explorent le registre du conte créole, de l’éducation des enfants. L’auteur échappe à la tentation de la littérature de jeunesse, dans Traversée de la Mangrove : le rôle central de Sonny ouvre le roman sur le conte, et la brièveté de cette évocation est une parenthèse qui multiplie les genres littéraires dans le roman antillais. C’était prendre pour des formes littéraires libres le fait que, dans un roman, s’affrontent et s’enchevêtrent des écritures, des thèmes et des styles, qui symbolisent la littérature antillaise et caribéenne.

Notes
1215.

Simone Schwarz-Bart, Un plat de porc…, p. 157.

1216.

Pierre Dumont, L’interculturel dans l’espace francophone, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 28.

1217.

Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent…, p. 82.

1218.

Ibid, p. 83.

1219.

Ibid.

1220.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, p. 111.