La pierre paysagère

L'appellation pierre paysagère, liée aux motifs qu'elle propose, fait référence à une pierre formée dans les monts de Morello, de Silla et de Santa Fioria 235 . Extraite en Toscane et dans le Latium, il s’en trouve aussi dans les Apennins septentrionaux - L'alternance de strates de calcaire et d'argile détermine la composition de la pierre paysagère (fig. 13). Sa gamme chromatique, du gris verdâtre, au jaune ou au rouge varie en fonction de l’oxydation du fer. Dans quelques cas, la sécrétion de fer et de manganèse peut dessiner des dendrites ou arborescences. Lorsque l'on parle de pierre paysagère, on pense tout naturellement aux pierres florentines. Celles-ci ont été abondamment exploitées et utilisées durant les règnes de François I, Ferdinand I et Cosme II de Médicis. Les artisans de l' Opificio delle Pietre Dure, mais aussi les artistes et les collectionneurs semblaient tout particulièrement l’apprécier.

Comment alors expliquer le manque de documentation sur la pierre paysagère au milieu du XVIe siècle ? Les écrits de Giorgio Vasari illustrent une telle incompréhension. Tandis qu'il consacre une part importante de ses recherches aux minéraux, il ne mentionne aucunement la pierre paysagère. Son indifférence est certainement liée au fait que vers 1550, seuls les supports à « fonds neutres » comme l’ardoise ou le marbre étaient employés en peinture. Il faut attendre le dernier quart du XVIe siècle pour que des artistes comme Antonio Tempesta ou Giuseppe Cesari utilisent la pierre paysagère.

La première description vient d'Agostino del Riccio. Il expose que les pierres dites Alberese se trouvent dans le fleuve de l'Arno et plus particulièrement sous le pont de Rignano. Ces caractéristiques esthétiques et physiques se rapprochent des « fantaisies et blagues que fait la mère nature » 236 . Au XVIIe siècle, de plus amples explications sont présentées. En 1681, Filippo Baldinucci indique que cette pierre est extraite au dessus de la ville de Rimaccio. On l’apprécie encore pour ses dessins, veines et autres taches qui peuvent représenter « aires, nuages, clochers et autres édifices » 237 . Athanasius Kircher s’intéresse aussi aux motifs proposés par la pierre et accompagne sa description d'une représentation plus imaginaire que réelle. Elle représente les jeux dessinés par la pierre soit « des villes peintes, des monts, des nuages, comme il y en a dans mon musée, avec une ville munie de tours aux maisons bien construites avec des fenêtres » 238 . La pierre paysagère a la particularité de présenter des motifs différents en fonction de sa coupe et peut évoquer soit un paysage rupestre, lignes verticales dessinant des palais, maisons, grottes, dans ce cas, elle est nommée pierre paesina, soit un paysage marin, lignes horizontales évoquant la mer, et est alors appelée pietra del'Arno. On comprend que ce support soit utilisé en peinture puisqu'il permet à l'artiste de se servir pleinement des jeux créés par la pierre. Dans un premier cas, il choisit de ne représenter qu'un ou deux personnages. Tel est par, exemple, l'usage qu'en a fait Filippo Napoletano dans Roger libérant Angélique,oeuvre déposée à l'Istituto di Studi Etruschià Florence (fig. 14) 239 . Dans le deuxième cas, l'auteur décide de jouer avec les dessins proposés par la pierre. Il s'avère alors difficile de discerner la main de l'artiste des motifs suggérés par le support. Ainsi en est-il pour Dante et Virgile visitant les enfers (fig. 112) de Francesco Ligozzi, exposé au musée de l'Opificio delle Pietre Dure à Florence 240 . En présence de dendrites, il est souvent compliqué de dissocier support et peinture.

Selon Filippo Baldinucci, la première personne à peindre sur pierre paysagère aurait été Francesco Bianchi Buonavita ; il souligne aussi qu'une telle pierre est travaillée à Florence 241 . L'ensemble des écrits artistiques ou savants des XVIe et XVIIe siècles ne mentionne que l'usage de la pierre de Florence, omettant de signaler la présence d'un tel calcaire dans le Lazio. Par ailleurs, Ferrante Imperato parle de la pierre du Sinaï qui présente certains traits similaires à la pierre paysagère 242 . Ulisse Aldrovandi nous fournit également quelques indications concernant les pierres dendritiques 243 . Puis, il faut attendre les études d’Antoine Dezallier d'Argenville et de Georg Wolfgang Knorr, au XVIIIe siècle, pour obtenir des reproductions de pierres paysagères. Le second porte un intérêt particulier à ce support, qu'il nomme pierre à masures. Il analyse les diverses variations qu'il a pu rencontrer - propos illustrés de gravures - et souligne que ce marbre « fait l'ornement de toutes les collections de pierres curieuses, où elle trouve sa place étant compté parmi les plus belles de toutes les espèces de marbre, principalement à cause des vues des villes... » 244 .

Cette pierre, très appréciée au XVIIe siècle, trouve alors sa place dans les salons et est considérée comme un objet artistique. Ce phénomène explique, d’une part, que nous retrouvions dans les inventaires des grandes collections des mentions de pierres paysagères et que, d’autre part, l'Opificio delle Pietre Dure de Florence comporte un grand nombre nombre de pierre à masures.

Outre ses qualités esthétiques, Georg Wolfgang Knorr met également en avant le fait « qu'elles se divisent aisément en plaques, elles ont le grain fin et pour cette raison, elles sont susceptibles d'un beau poli, les peintures pénètrent les plaques d'outre en outre » 245 .

Notes
235.

Voir l’essai de Nicola Cipriani, « La pietra paesina », p. 39-41, dans catalogue d’exposition, Florence, 2001.

236.

« Fantasie e scherzi che fa la madre natura », Del Riccio, 1597, (1996), p.122.

237.

Baldinucci, 1681, p. 116.

238.

« Unde videas & in altero quodam lapide marmoreo depictas urbes, montes, nubes, cujusmodi est in meo Musaeo, urbem turritam cum dominus fenestris instructis, uti figura hîc apposita docet... », Kircher, 1665, p. 30.

L'illustration d'Athanasius Kircher, interprétée de façon"fantasque", diffère de celle, présentée d'un point de vue un peu plus "réaliste" par Dezallier d'Argenville. Ces deux exemples dévoilent l’évolution « savante » qui s’accomplit entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle.

239.

Filippo Napoletano, Roger libèrant Angélique, huile sur pierre paysagère, 43 cm x 27 cm, non

inventorié, Florence, Istituto di Studi Etruschi. Catalogue raisonné, n° 169.

240.

Jacopo Ligozzi, Dante et Virgile visitant les enfers, 31 x 33 cm, Florence, Opificio delle Pietre Dure, inventaire 1943. Voir catalogue raisonné n° 158.

241.

Fils de Giovanni Bianchi, il est formé dans l'atelier de Cigoli puis dans celui de Bilivert. Il est envoyé par Cosme II de Médicis à Rome. De retour, il serait le premier, selon Filippo Baldinucci, à « peindre » sur des pierres paysagères. En l’absence de peintures de cet artiste, il n'est pas possible de vérifier l’exactitude des écrits de Filippo Baldinucci et de savoir s’il faisait référence à des peintures sur pierre ou des peintures de pierres, ce dernier ayant en effet effectué de nombreux ouvrages en pierres dures.

Toutefois, Filippo Baldinucci omet de mentionner les productions d’artistes non toscans comme celles de Filippo Napoletano ou de Jacopo Ligozzi, qui à cette date, employaient fréquemment ce support.

242.

Antoine Jospeh Dezallier d'Argenville nomme cette pierre imboscate et indique qu'il s'agit d'un marbre blanc provenant du Mont Sinaï, comportant des ramifications. Voir Dezallier d'Argenville, 1755, p. 190.

243.

On trouve dans son ouvrage des illustrations de pierres dendritiques - mais non de pierres paysagères.

244.

Knorr, Georg Wolfgang, Recueil de monumens des catastrophes que le globe de la terre a essuiés contenant des pétrifications et d'autres pierres curieuses, Nuremberg, 1775, p. 18.

Les descriptions détaillées de Georg Wolfgang Knorr révèlent l'enthousiasme suscité par les motifs proposés par la pierre.

Dans la partie consacrée à « art et nature », nous avons pu constater que les pierres imagées éveillaient l'attention des amateurs. Ainsi les albâtres, agates et pierres paysagères sont recueillis pour leurs motifs. La collection de Lodovico Moscardo comporte de multiples pierres imagées dont des « pietre fiorentine naturali con diverse figure di Città, e paesi, con torri, case, e alberi, che paiono essere state lavorate di rimesso e non dalla natura, che porge gran diletto in vedere la diversità delle cose che vi sono dentro delineate onde se ne fanno quadri con cornice e si attacano nelle galerie come si fanno delle altre pitture », Moscardo, 1656, édition consultée 1672, p. 443.

245.

Knorr, 1775, p. 116.