1. Peintures de chevalet et préparation

Pour les peintures de chevalet, les écrits d’artistes ou de théoriciens sont d’une extrême pauvreté. Fort étrangemment, Giorgio Vasari ne consacre que quelques lignes à la préparation des peintures de chevalet tandis qu’il s’applique à décrire chaques étapes de l’élaboration des peintures d’autel. Pourtant, Giorgio Vasari ne s’est jamais adonné aux grands formats sur pierre 311 , alors qu’il a peint à plusieurs reprises des tableaux à destination privée. Il insiste sur le fait que ces supports présentent l’avantage de réclamer une moins grande préparation que la toile et affirme que l’artiste n’avait pas à recourir à un enduit 312 . La peinture réclamait seulement « une légère impression de couleur à l’huile, c'est-à-dire d’apprêt. Dès qu’elle est sèche, on peut commencer le travail à sa convenance » 313 . Dans son traité, Il Riposo, Raffaele Borghini complète les assertions de Giorgio Vasari et établit que : « celui qui aime employer les couleurs sur les pierres, il trouvera très bonnes certaines plaques qui sont sur les côtes génoises, sur lesquelles il suffira d’apposer le mastic et puis de travailler soigneusement avec les couleurs » 314 .

Puis, il faut attendre le début du XVIIe siècle pour obtenir des informations supplémentaires. Giulio Mancini s’avère être le principal théoricien à s’intéresser aux différentes techniques de son époque et notamment à la peinture sur pierre.

Seuls, alors, les érudits étrangers - espagnols et français - fournissent de nouvelles explications. Mais entre les écrits d’un Giorgio Vasari et ceux d’un Roger de Piles (1635-1709), plus d’une centaine d’années se sont écoulées et le contexte artistique s’est considérablement modifié.

En France, au milieu du XVIIe siècle, cette technique connaît un regain d’intérêt et est amplement diffusée. En effet, loin d’être méconnue des milieux artistiques, la peinture sur pierre semble particulièrement appréciée. Dès la première moitié du XVIe siècle, cette technique est importée en France tant par les artistes italiens que par les commanditaires. La Déposition de la cathédrale d’Auxerre (fig. 21) peinte sur ardoise par Luca Penni, aurait été, selon la tradition, rapportée d’Italie par l’évêque François II Dinteville (1530-1550) vers 1532-1533 315 . Et la Sainte Famille de Primatice, sur ardoise, a vraisemblablement été exécutée durant sa période française 316 . Elle se trouvait en 1606 dans la collection du comte d’Avaux, Jean Jacques de Mesmes 317 . L’analyse des inventaires français et de la production elle-même révèle l’engouement porté à cette technique 318 .

Parallèlement, Rome demeure la ville de référence pour les artistes et érudits. André Félibien (1619-1695) est à Rome en 1647 en tant que secrétaire de l’ambassadeur du marquis de Fontenay-Mareuil. C’est là qu’il fait la connaissance de Nicolas Poussin. Or Nicolas Poussin entretient de nombreux rapports amicaux avec Jacques Stella, peintre lyonnais qui se spécialise dans la peinture sur pierre et en devient, à son retour en France, le principal promoteur. Enfin, les théoriciens français puisent souvent leurs connaissances auprès de sources italiennes, de Giorgio Vasari en passant par Giovan Paolo Lomazzo (1538-1600).

Toutes ces données expliquent que nous retrouvions fréquemment dans les traités français maintes considérations sur la peinture sur pierre d’autant que le XVIIe siècle apparaît comme une période d’une incroyable fécondité pour la théorie artistique. La fondation de l’Académie Royale de peinture et de sculpture en 1648, les divers raisonnements sur les arts montrent la nécessité de rédiger une théorie de la peinture qui soit pertinente. Au cours de ces réflexions artistiques, des dissensions apparaissent rapidement. Les rubénistes, représentés par le peintre, écrivain d’art et diplomate Roger de Piles, défendent la précellence de la couleur et s’opposent au chef de fil des poussinistes, André Félibien, qui promeut au contraire le dessin 319 . Dans ce débat enflammé, les différentes pratiques font l’objet de minutieuses observations et tous s’accordent pour consacrer une partie à la peinture sur pierre.

En 1635, Pierre Lebrun, peintre méconnu, rédige Recueil des essais des merveilles de la peinture, un traité dans lequel il constate que l’on « donne à l’albâtre et au marbre semblable couche de glaire d’œuf auparavant d’y mestre les couleurs soit en gomme ou en huile » 320 , procédé - l’encollage à base de blanc d’œuf battu - qui est nécessaire à l’adhérence des couches picturales sur le support. En revanche, les écrits d’André Félibien, historiographe du roi depuis 1666, chargé du cabinet des antiquités du palais Brion ou de l’avocat toulousain Bernard Dupuy Du Grez ( vers 1639 ?-1720), reprennent les constatations de Giorgio Vasari en indiquant qu’une couche de couleur à l’huile est nécessaire.

André Félibien écrit en 1676 que « quand on veut peindre sur les pierres soit marbre ou autres ; ou bien sur les métaux, il n’est pas nécessaire d’y mettre de la colle comme sur la toile ; mais il faut y donner seulement une légère couche de couleur avant que de rien desseigner : encore n’en met on pas aux pierres dont l’on veut que le fond paraisse, comme font certains marbres de couleurs extraordinaires » 321 .

Le second, Bernard Dupuy Du Grez, expose en 1699 que l’on « peut de même peindre à l’huile sur toute forme de pierre : soit qu’on la veuille couvrir tout à fait, soit qu’on veuille que certains endroits, et couleurs sur la pierre paraissent ce qui arrive dans le marbre, où il se rencontre souvent des rochers, la mer, le ciel, et d’autres choses, et même des draperies toutes formées. Pour la rendre propre à recevoir la peinture : il faut qu’elle soit bien polie, et alors on y passe une simple couleur à l’huile sans colle et après on y peint ce qu’on veut » 322 . Enfin, l’édition italienne amplifiée de Roger de Piles reprend cette tradition et expose qu’il « n’est pas nécessaire d’appliquer de la colle comme sur la toile, il suffit un peu de couleurs avant d’esquisser le dessin […] lorsque vous voulez que le fond apparaisse, comme sur certains marbres de couleur extraordinaire » 323 .

À partir des témoignages italiens et français, il est possible de noter que deux solutions peuvent être adoptées en fonction des supports : lorsqu’il s’agit de pierres aux fonds unis, la préparation couvre l’ensemble du support tandis que lorsque l’artiste emploie des pierres imagées, la préparation ne s’applique que dans certaines parties - méthode qui avait été soulignée par Giulio Mancini et par Francesco Pacheco 324 . Ainsi, la restauration de la Pêche aux perles, successivement attribuée à Antonio Tempesta ou Jan Van der Straet - Paris, Musée du Louvre -, a permis de révéler que seules les figures peintes comportaient une préparation, alors que le reste du support de lapis-lazuli était laissé à l’état naturel 325 .

Deux types d’exécution peuvent alors être distingués : la préparation qui se compose d’une couche épaisse passée sur l’ensemble de la surface et l’impression qui est une fine couche de couleur à l’huile pouvant être mise sur une partie du support 326 . Dans les deux cas, l’artiste utilise tantôt de l’huile de plomb, tantôt du blanc de plomb. Son choix parait être lié au support puisqu’il choisit de mettre en valeur certaines veines de la pierre, de nuancer les couleurs en appliquant cette « impression » employée dans ce cas comme une sorte de glacis.

Enfin, il apparaît que l’artiste peut ou se passer de préparation - ce qui explique certainement le détachement de la peinture du support - ou employer du fiel de bœuf 327 . Mais, Bernard Dupuy Du Grez propose d’employer un mastic comme liant, pour permettre à la peinture une meilleure adhérence à la pierre.

Une fois la peinture achevée, le problème du vernis se posait. Dans son traité, l’espagnol Francesco Pacheco expose diverses manières de peindre sur pierre et conseille de passer un « vernis clair » afin de fixer la peinture et d’aviver les couleurs, alors que Giorgio Vasari considérait qu’il n’était pas nécessaire d’en passer un 328 . Les autres écrits n’abordent pas ce problème et il paraît difficile de se prononcer sur ce sujet, d’autant que les récentes restaurations n’ont pas permis de découvrir de vernis originels.

Notes
311.

De cet artiste, nous ne connaissons que son projet, non mené à terme, de quatre peintures sur pierre pour le Palazzo Vecchio à Florence.

312.

Propos qui sont présentés pour les peintures d’autel mais qu’il applique également aux peintures de chevalet.

313.

« Solo una mano d’imprimatura di coloro à olio, cio é mestica, & secca che ella sia si puô cominciare il lavoro a suo piacimento », Vasari, 1550, p. 87.

314.

« A chi piacesse adoperare i colori su le pietre, troverà bonissime certe lastre, che si trovano nella riviera di Genova, sopra cui basterà solamente dar la mestica, e poi colorendo con diligenza… », Borghini, 1584, (1967), p. 176.

315.

Sur cette œuvre, voir les études de : Thuillier, Jacques, « Etudes sur le cercle des Dinteville I. L’énigme de Félix Chrétien», Art de France, I, 1961, p. 71-72 ; Béguin, Sylvie, « Luca Penni peintre : nouvelles attributions », p. 243-257, dans, Il se rendit en Italie. Etudes offertes à André Chastel,Rome, éd. dell’ Elefante, 1987.

Luca Penni, attribué à, Déposition, huile sur ardoise, 73 cm x 153 cm, Auxerre, Cathédrale. Catalogue raisonné n° 127.

François II de Dinteville, neveu de François I de Dinteville, né vers 1498, est nommé évêque d’Auxerre en 1530. En 1531, il est envoyé à Rome par François Ier en qualité d’ambassadeur. De retour entre 1532 et 1533, il entre à Auxerre le 4 mai 1533. Tombé en disgrâce, il se réfugie à Rome en 1539 jusqu’en 1542. Il décède le 27 septembre 1554.

316.

Primatice, Sainte Famille, huile sur ardoise, 43,5 cm x 31 cm, Saint Pétersbourg, Emitage inventaire 128. Catalogue raisonné n° 444.

317.

Béguin, Sylvie, « La Vierge, reine des Anges, par le Primatice », Revue du Louvre et des Musées de France, 3, 1969, p. 155.

318.

guiffrey, 1877, p. 1-112 ; Bailly, Nicolas, Inventaire des tableaux du Roy rédigé en 1709 et 1710 publié par Fernand Engerand, Paris, Ernest Leroux, 1899. ; guiffrey, Jules Joseph, « Testament et inventaire après décès de André Le Nostre et autre document le concernant », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1911, p. 217-248 ; Brejon de Lavergnée, Arnauld, La Collection des tableaux de Louis XIV, Paris, R.M.N., 1987 ; Schnapper, 1994.

319.

Sur le débat couleur-dessin et plus généralement sur les théories françaises voir : Teyssedre, Bernard, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, la Bibliothèque des Arts, 1965, 2 vol. ; Puttfarken, Thomas, Roger de Pile’s theory of art, New Haven/Londres, Yale University Press, 1985 ; Lichtenstein, Jacqueline, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1989 ; Lee, 1991 ; Roma 1630. Il trionfo del pennello, catalogue d’exposition, Rome, 1994-1995 ; Michel, Christian, Saison, Maryvonne, (coordinateurs), « La Naissance de la Théorie de l’Art en France 1640-1720 », Revue d’esthétique, 31/32, 1997.

320.

Lebrun, Pierre, Recueil des essais des merveilles de la peinture, Bruxelles, 1635, manuscrit publié par Merrifield, Mary Philadelphia, Original Treatises from the XIIth to XVIIIth century on the Art of Painting, Londres, Murray, 1849, (1967), p. 821.

321.

Félibien, André, Des Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent, Paris, Coignard, 1676, p. 410.

322.

Dupuy Du Grez, Bernard, Traité sur la peinture, Toulouse, J. Pech et A. Pech, 1699, édition consultée, Genève, Minkhoff, 1972, p. 242-243.

323.

« Non è necessario applicar cola, come sulla tela ; basta aggiungersi un leggiero strato di colori, avanti che abbazziate il vostro disegno ; e nè pur ciò si fa sulle pietre, quando desiderasi, che il fondo appaja, come su certi marmi di colori straordinari », De Piles, Roger, L’Idée du peintre parfait, 1696, Londres, David Mortie, édition consultée, L’Idea del perfetto pittore per servire di regola del giudicio … accresciuto della maniera di dipingere sopra la porcellana, smalto, vetro, metalli e pietre, Venise, Francesco Locatelli, 1772, p. 102-103.

324.

Certains extraits des traités de Giulio Mancini et de Francesco Pacheco ont été cités dans la première partie consacrée aux origines de la peinture sur pierre.

325.

Bergeon, Ségolène, Martin, Elisabeth, « La Technique de la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles », Techné, 1994, p. 65-78

Antonio Tempesta ?, Pêche aux perles, huile sur lapis-lazuli, 42,5 cm x 60 cm, Paris, Musée du Louvre, inventaire 240. Catalogue raisonné n° 83.

326.

Martin, Hélène, La peinture de chevalet sur supports pierreux. Approche historique et technologique en vue de leur conservation-restauration à travers l’étude et le traitement d’une peinture à l’huile sur marbre. Anonyme, Pays-Bas XVIIe siècle, Travail de fin d’étude 2002-2003, École Nationale Supérieure des Arts Visuels La Cambre. Atelier de conservation et restauration d’œuvres d’art.

327.

Bergeon, Martin, 1994, p. 68.

328.

Pacheco, 1638, (1990), p. 491-492.