LES PEINTURES SUR ARDOISE

CHAPITRE I : Les peintures d’autel

Lorsqu’en 1957, Federico Zeri publie l’ouvrage Pittura e Controriforma. L' "Arte senza tempo" di Scipione da Gaeta, il s’interroge sur l’émergence d’un art sacré s’inscrivant dans un contexte bien précis : celui de la Contre-Réforme.

Entre 1545 et 1563, le Concile de Trente donne lieu à maintes discussions sur les mesures devant être adoptées pour parer les attaques protestantes. Dès lors, l’église joue un rôle central et doit être exemplaire, c’est pourquoi l’élaboration des premières règles concerne la discipline morale du clergé.

Le 3 décembre 1563, le Concile de Trente aborde le problème des images et conduit les érudits et les religieux à méditer sur le rôle « didactique » de l’art. Giovanni Andrea Gilio ( ?-1584), Gabriele Paleotti (1522-1597) ou encore Charles Borromée (1538-1584) réfléchissent aux pratiques artistiques et leurs traités servent souvent de référence aux artistes 334 . Il faut pourtant modérer l’impact de ces écrits car, comme le souligne Paolo Prodi, l’évolution artistique ne repose pas uniquement sur les idées divulguées par ceux-ci et on ne peut minimiser, dans cette transformation, le traumatisme vécu par la population lors du Sac de Rome, les inquiétudes soulevées par les sermons protestants ou encore le danger turc 335 . Toutes ces préoccupations, ajoutées aux décrets du Concile ont des répercussions auprès des milieux artistiques. Le traité de Charles Borromée, dans lequel il énonce de nouvelles solutions artistiques et architecturales où la décoration de l’église serait organisée de manière hiérarchique en fonction des cérémonies religieuses, est une illustration des changements apportés aux « arts » liturgiques. Le maître-autel, symbolisant l’Eucaristie, devient le point focal de l’édifice et les autres éléments lui sont subordonnés 336 .

Dans un tel contexte, il est intéressant de s’interroger sur la place même de la peinture d’autel, sujet de méditation 337 . Dans le traité de Charles Borromée, peu d’intérêt est accordé aux images mêmes et seule l’organisation architecturale de l’église paraît importante 338 . Il précise que dans les chapelles, les peintures d’autel doivent être placées à une position précise, exposées à une hauteur définie et éclairées d’une certaine manière. Tout doit être mis en scène et susciter la ferveur, ce qui conduit Charles Borromée à prôner des principes antinomiques : à la fois, il prêche une vie d’ascète et exalte l’emploi, dans les édifices religieux, de matériaux précieux destinés à émerveiller le spectateur. Il importe de se demander pourquoi un nouveau type de production, c’est à dire les tableaux peints sur ardoise, a rencontré un tel succès.

Bien qu’aucun traité ne fasse référence à cette nouvelle technique, nous ne pouvons nous résoudre à voir, dans cette découverte, le fruit du hasard. D’ailleurs, Federico Zuccaro souligne que les matériaux employés par l’artiste font l’objet de maintes réflexions étant donné que « à notre art de peindre appartient non seulement la prise en compte de la chose peinte sur mur ou toile mais aussi la prise en compte de la toile et du mur, supports capables de devenir eux mêmes une peinture» 339 .

Les prescriptions du Concile de Trente sur le rôle de la peinture sont biens pauvres par rapport à la mutation apportée aux programmes iconographiques et à l’agencement scénographique. L’ensemble des traités, dont celui de Gabriele Paleotti, ne semble donner que peu de contraintes aux artistes.

Pourtant, il ne faut pas oublier qu’en  1559, Paul IV fait voiler la nudité des personnages du Jugement Dernier de Michel-Ange et qu’en 1573 l’Inquisition refuse la Cène de Paul Veronese destinée au réfectoire de Saint Jean et de Saint Paul à Venise car elle considère que ce sujet, d’ordre sacré, a été traité comme un sujet profane.

En 1562, le moine véronais Onofrio Panvinio (1530-1568) s’intéresse au Latran et plus généralement aux basiliques de Rome et s’affirme comme le père de l’archéologie chrétienne. En 1568, il se tourne vers l’étude des premières nécropoles et consacre divers ouvrages à la description de la splendeur des anciennes églises chrétiennes 340 . Ses réflexions sont intéressantes pour comprendre l’émergence de la peinture sur pierre. Cette technique pourrait répondre à la nécessité de retrouver l’art des églises primitives telles les mosaïques paléochrétiennes 341 . Cesare Baronio, Filippo Neri (1515-1595), Pompeo Ugonio ( ?-1614) mais bien d’autres encore participent à redécouvrir les premiers témoignages religieux. En fait, leur approche de l’archéologie et plus généralement des œuvres de l’Antiquité et du Moyen Âge diffère considérablement de celle du début du XVIe siècle qui était encore pleine des idées humanistes et platoniciennes. Après le Sac de Rome, les aspirations ne sont plus les mêmes. Alors que dans un premier temps, les recherches correspondaient à une curiosité pour l’Antique, à partir du milieu du XVIe siècle, elles n’ont plus de motivations que religieuses. Face aux accusations de Luther qui dénonce l’éloignement de l’église des premières formes chrétiennes, un petit cercle d’érudits, composé essentiellement d’ecclésiastiques cherche à démontrer le contraire. Cesare Baronio répond aux Centuries de Magdebourg, éditées entre 1559 et 1574, en publiant, en 1588, les Annales qui attestent de la continuité des croyances et de l’enseignement religieux. Alonso Chacón (1530-1599) étudie trois cents monuments, observe les mosaïques paléochrétiennes et cherche à résoudre les problèmes posés par leur iconographie 342 . Les lieux de mémoire des premiers martyrs, qui avaient jouit d’un important prestige jusqu’au XIe siècle et qui étaient retombés dans l’oubli, redeviennent des centres d’intérêt 343 . Les mosaïques, expression de la vision sacrée du monde, en accord avec l’architecture de l’édifice et créant, pour reprendre les termes de Clementina Rizzari 344 , un « espace irréel dans lequel l’homme peut trouver un sens divin », se présentent comme une « vraie peinture pour l’éternité ».

La peinture sur pierre offre des caractéristiques similaires qui rappellent par certains aspects, les composantes archaïques de la mosaïque paléochrétienne.

L’emploi de la peinture sur pierre s’inscrit pleinement dans ces considérations et explique que nous passions d’une conception humaniste animée par l’attrait de l’expérimentation - avec des peintres comme Sebastiano del Piombo, Francesco Salviati - à une approche religieuse, guidée par des artistes comme Marcello Venusti, Federico Zuccaro ou Scipione Pulzone, qui s’achemine vers une peinture grandiose célébrant le triomphe de l’église, représentée par les œuvres de Pierre Paul Rubens. Dans cette partie, nous essayerons de mettre en évidence les différentes transitions, d’analyser le passage d’une culture renaissante à un esprit en adéquation avec les canons de la Contre-Réforme 345 .

Notes
334.

Gilio, Giovanni Andrea, Due dialoghi…, Camerino, A Gioioso, 1564 ; Borromée, Charles, Instructionum fabricae et supellectilis ecclesiasticae …, Rome, Typographym Illustriis. Cardinalis S. praxedis, Archiepiscopi 1577 ; Paleotti, Gabriele, Discorso intorno alle imagini sacre e profane, Bologne, 1582, édition consultée, Stefano della Torre, (dir.), Vaticano, Libreria editrice Vaticana, 2002. Le traité d’andrea Gilio propose une réflexion sur les erreurs et abus en peinture. Elle est complétée par les écrits de Gabriele Paleotti qui propose de suivre certaine règle de bienséance.

335.

Prodi, Paolo, « Ricerche sulla teorica delli Arti figurative nella riforma catolica », Archivio italiano per la Storia della Pietà, Rome, Storia e Letteratura, 1962, vol. IV, p. 123-212.

336.

Une telle organisation est similaire en France. Dans ses différentes études, Frédéric Cousinié montre l’interférence des milieux religieux sur l’organisation interne des églises et introduit le problème des destructions des jubés en France destinées à mettre en valeur le maître-autel. Dans ce sens, les directives sont identiques à celles prônées par Charles Borromée.

Cousinié, Frédéric, « Voir le sacré : perception et visibilité du maître-autel au XVIIe siècle », Histoire de l’Art, n° 28, 1994, p. 37-50 ; Cousinié, Frédéric, Le Peintre chrétien. Théories de l’image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2000.

337.

Joseph Braun étudie de manière approfondie les autels mais oriente essentiellement son étude autour d’exemples septentrionaux. André Chastel propose une réflexion sur les retables, complétée en 1990 par le colloque organisé par Peter Humfrey et Martin Kemp.

Voir : braun, Joseph, Der christliche Altar in seiner geschichitlichen Entwicklung, Munich, Koch, 1924, 2 vol ; Chastel, André, la Pala ou le retable italien des origines à 1500, préface Enrico Castelnuovo, Paris, Levi, 1993 ; Humfrey, Peter, Kemp, Martin, (dir.), The Altarpiece in the Renaissance, Cambridge, University Press, 1990 et lire notamment la communication de Wright, Anthony D., « The Altarpiece in catholic Europe : Post-tridentines transformations », p. 243-260. Toutefois, les recherches et réponses apportées dans ces ouvrages restent partielles.

338.

Pour une approche critique de l’ouvrage de Charles Borromée, voir : Voelker, Evelyn Carole, Charles Borromeo’s « Instructiones Fabricae et Supellectilis ecclesiasticae », 1577, a translation with commentary and analysis, Michigan, U.M.I, 1977.

339.

« All’arte nostra del dipingere appartiene non solo la consideratione della cosa dipinta in muro ò in tela ; ma anco la consideratione dell’istessa tela, e muro, materia di quella forma, in quanto però sono materie capaci, e soggette della pittura », Zuccaro , Federico, L’Idea de Pittori, scultori et architetti del cavaliere Federico Zuccaro, Turin, Agostino Disserolio, 1607, p. 22.

340.

Panvinio, Onofrio, De Ritu sepeliendi mortuos apud veteres christinaos et de eorundem coemeteriis, Cologne, 1568 ; Panvinio, Onofrio, De Praecipuis Urbis Romae sanctioribusque basilicis, quas septem ecclesias vulgo vocant liber, Rome, Bladii, 1570.

341.

Sur l’archéologie chrétienne, voir : De Rossi, Giovanni Battista, La Roma Sotteranea cristiana descritta ed illustrata dal cav. G.B. de Rossi, Rome, 1864, édition consultée, Francfort / Main, Minerva, 1966, 3 vol. ; Previtali, Giovanni, La Fortuna dei Primitivi. Dal Vasari al neoclassici, Turin, Giulio Einaudi, 1964, 249 p. ; Recio Veganzones, Alejandro, « Alfonso Chacon, primer estudioso del mosaico cristiano de Roma y algun diseños chaconianos poco conocidos », Rivista di Archeologia Cristiana, n° 1-4, 1974, p. 295-329 ; Wataghin Cantino, Gisella, « Roma Sotteranea. Appunti sulle origini dell’archeologia cristiana », Ricerche di Storia dell Arte, n° 10, 1980, p. 5-14 ; Miarelli Mariani, Gaetano, « "Il Cristianesimo primitivo"nella riforma cattolica e alcune incidenze sui Monumenti del passato », p. 133-166, publié dans Spagnesi, Gianfrancesco, (dir.), L’Architettura a Roma e in Italia (1580-1621), Actes du colloque, Rome, centro di Studi per la Storia del’Architettura, 1989, vol. 1 ; Agosti, Barbara, « Federico Borromeo, le antichità cristiane e i primitivi », Annali della Scuola Normale di Pisa, vol. XXII, 2, 1992, p. 481-493 ; Agosti, Barbara Collezionismo e archeologia Cristiana nel Seicento, Milan, Jaca book, 1996.

342.

Ces manuscrits de dessins (Biblioteca Vaticana, Vat. Lat, 5047-5048-5049 ; Rome, Biblioteca Angelica, 1564) datables entre 1596 et 1599, étaient destinés à être publiés dans l’Historia descriptio Urbis Romae. Il sera suivit dans ces démarches par Felipe de Winghe, Onofrio Panvinio, Pompeo Ugonio ainsi que Juan L’Heureux qui publiera le premier traité d’iconographie paléochrétienne sous le titre, Hagioglypta sive picturae et sculpturae sacra antiquiores, praesertim quae romae reperinutur explicatae, 1605 – voir Recio Veganzones, 1974, p. 295-329.

Alonso Chacón, antiquaire espagnol et écrivain, se rend à Rome en 1566. Sous la tutelle de Francisco Pacheco il écrit son premier ouvrage historique en 1576, puis se consacre à l’archéologie.

343.

Dans les Annales, Cesare Baronio ne porte aucune considération sur l’art dévot de son époque. En revanche, il insiste sur l’émergence du premier art chrétien et sur l’importance des images.

Pour contrer, par exemple, les accusations protestantes sur la question des images, Cesare Baronio écrit : « le concile Eliberin ou de Grenade […] a ordonné qu’il n’y devoit avoir de peinture en L’Eglise, afin que ce que l’on honore et adore ne soit peint en une muraille, et nous savons que plusieurs doctes personnages ont interprété ce passage que le Concile avoit défendu de peindre des Images sur les murs et paroys, permettant d’en avoir en des tableaux… Et fondent cette distinction ce qu’au temps des persécutions. On pouvoit enlever et serrer toutes ces images. Ce qu’on ne pouvoit faire de celles qui estoient peintes sur les murs où les images sacrées demeuroient exposées aux injures ».

Nous avons consulté la traduction : L’Abrégé des Annales ecclésiastiques de l’eminentissime cardinal Baronius fait par l’illustrissime et Reverendissime messire Henry de Sponde, evêque de pamiez, mie en François par Pierre Coppin, Paris, Jacques d’Allin, 1655, volume II, p. 150.

344.

Rizzari, Clementina, « Il mosaico parietale (V-XI secolo) : bagliori di eternita sul mondo terreno », p. 31-35, publié dans, Donati, Angela, (dir.), La Forma del colore. Mosaici dall’Antichità al XX secolo, catalogue d’exposition, Rimini, 2000.

345.

Plus généralement sur la Contre-Réforme : Visconti, Alessandro, L’Italia all’ epoca della Controriforma, Milan, Mondadori, 1958 ; Asor Rosa, Alberto, La Cultura della Controriforma, Rome, Laterza, 1989 ; Prosperi, Adriano, Il Concilio di Trento e la Controriforma, Turin, U.C.T, 1999 ; Bonora, Elena, La Controriforma, Rome, Laterza, 2003.