CHAPITRE II : Les petits formats : Rome et Venise, échanges et réciprocités

Le 26 juin 1612, Galileo Galilee écrit à Lodovico Cigoli :

‘« On entend par peinture la faculté d’imiter la nature par le clair et l’obscur. Or une sculpture n’a de relief que pour autant qu’elle est teintée en partie de clarté, en partie d’obscurité. Et que ceci soit vrai, l’expérience même nous le démontre ; car si l’on expose à la lumière une figure en relief, et qu’on aille la colorer de façon à obscurcir ce qui est clair jusqu’à ce que la teinte soit toute unie, cette figure restera totalement dépourvue de relief. Combien plus admirable encore faut-il donc estimer la peinture si, sans posséder aucun relief, elle nous en montre autant que la sculpture ! […] puisque la peinture, outre le clair et l’obscur qui sont, pour ainsi dire, le relief visible de la sculpture, dispose de la couleur, éminemment naturelle, laquelle fait défaut à la sculpture » 475 . ’

Cette opinion, qui s’inscrit, encore une fois, dans la querelle de la supériorité des Arts, met en avant une des qualités de la peinture : celle de rivaliser avec la sculpture par l’emploi du clair et l’obscur et de la couleur. Or, c’est cette même idée que nous voudrions approfondir pour comprendre l’essor des peintures de chevalet sur ardoise ou sur pierre de touche à partir du milieu du XVIe siècle. On retiendra que, comme pour les peintures d’autel, les premières expérimentations de Sebastiano del Piombo sont liées à la conservation et à la durée de l’œuvre, certes. Mais, peut-on pour autant limiter notre analyse à ce seul critère ? Cet artiste, formé dans sa jeunesse auprès de maîtres comme Giorgione ou Bellini, n’a-t-il pas été à même d’apprécier les effets de couleurs et de lumière de l’école vénitienne ? 476

D’autre part, que faut-il retenir des expérimentations, cette fois-ci en sculpture ou plutôt en bas-relief, d’un Guglielmo della Porta ? Quelles étaient ces intentions lorsqu’il exécute en cire sur un fond d’ardoise une Crucifixion ? 477

De même, le sculpteur Giammaria Mosca appelé à travailler pour le Camerino d’albâtre à Ferrare, a recours à cet artifice à maintes reprises. Ne cherchait-il pas, par ce subterfuge, à conférer à son œuvre un relief qui n’est, en fait, qu’illusion ? 478

La peinture sur pierre n’est elle pas confrontée à de semblables problématiques ? 479

Entre 1530 et 1630, la peinture sur pierre rencontre auprès des artistes et des commanditaires une fortune étonnante et connaît une importante évolution.

Parallèlement aux peintures d’autel, les premières expérimentations de Sebastiano del Piombo concernant les petits formats deviennent rapidement des références. Dans un premier temps, les artistes toscans, attirés par les innovations artistiques de Michel-Ange et de Raphaël, se rendent à Rome entre 1530 et 1550 et découvrent les nouvelles expériences de Sebastiano del Piombo. Francesco Salviati, Leonardo Grazia, Jacopino del Conte ou encore Daniele da Volterra sont amenés à peindre des portraits ou des sujets religieux sur ardoise ou marbre.

Puis, ce sont les expériences nocturnes de Titien qui offrent à la peinture sur pierre de nouvelles possibilités. Pour reprendre Giulio Mancini - que nous avions déjà cité dans le premier chapitre -, « la pierre de touche qui donne à la superficie peinte des ombres, sera exécutée à l’huile » et offre des solutions variées 480 . La combinaison de fonds sombres avec des couleurs d’une forte intensité accompagnées d’une accentuation des effets de clair-obscur confère aux représentations une nouvelle ampleur dramatique. À partir des années 1570-1580, Jacopo Bassano saisit l’opportunité que lui offre cette technique pour développer une production qui répète à l’infini les mêmes scènes de la Passion peintes sur pierre de touche. Toute une génération de peintres véronais - de Paul Véronèse à Alessandro Turchi - reprend ces solutions romaines et vénitiennes et conduit, en série, des peintures représentant des sujets profanes ou religieux, à destination privée, qui connaissent le succès auprès des collectionneurs locaux et des commanditaires étrangers.

La complexité des différentes facettes de ce sujet explique que nous nous refusions à l’étudier dans sa totalité. Aussi avons-nous décidé d’articuler notre réflexion autour de certaines thématiques, d’artistes clefs et de diviser notre argument en différentes sous parties : la première est consacrée aux premières expériences et en particulier aux peintures de Sebastiano del Piombo - portraits et productions religieuses - tandis que les deux suivantes montrent comment des artistes comme Titien ou les Bassano diffusent cette technique en Vénétie et en enrichissent le traitement.

Notes
475.

Cette lettre a été publiée par : Panofsky, 1954, (2001), p. 71-72.

476.

C’est d’ailleurs pour cette caractéristique que Michel-Ange avait choisi de faire appel à Sebastiano del Piombo. Selon le témoignage de Giorgio Vasari, le coloris de Sebastiano del Piombo ajouté aux inventions de Michel-Ange permettraient de rivaliser avec la peinture de Raphaël.

477.

Attribué à Guglielmo della Porta, Crucifixion, cire sur ardoise, 148 cm x 86 cm avec le cadre, Rome, Galleria Borghese, inventaire n° CCLXXVII. L’œuvre est reproduite dans : Faldi, Italo, Galleria Borghese. Le sculture dal secolo XVI al XIX, Rome, Istituto poligrafico dello Stato, 1954, n° 49, p. 51.

478.

Pour le Camerino voir : Bentini, (dir.), Jadranka, Gli Este a Ferrara. Una corte nel Rinascimento, catalogue d’exposition, Ferrare, 2004. Et en particulier le volume : Ceriana, Matteo, (dir.), Il Camerino d’Alabastro : Antonio Lombardo e la scultura antica, catalogue d’exposition, Ferrare, 2004.

Giammaria Mosca, Euridice, marbre blanc sur seize morceaux d’ardoise, 40,7 cm x 26,1 cm, Naples, Capodimonte, inventaire IC 4651.

479.

Pourquoi l’œuvre de Santo Prunati, La Crucifixion avec la Vierge et saint Jean, dans l’église de Santa Eufemia mêle-t-elle sculpture et peinture sur ardoise ? Les intentions ne sont-elles pas similaires à celles de Giammaria Mosca ?

480.

« Quel del paragone è colorito a olio che le fa l’ombra la superficie dove è dipinta », Mancini, 1614-1620, (1956), p. 21.