Depuis 1954 les études consacrées à Leonardo Grazia ont contribué à reconstituer le parcours et la personnalité artistique de ce peintre, jusqu’alors confondu avec Leonardo Malatesta, tous deux surnommés da Pistoia 561 . Alors que Giorgio Vasari relate qu’il débute auprès de Giovanfrancesco Penni, des doutes persistent quant à sa formation première 562 . De même, les années 1530 demeurent énigmatiques. Quelques informations permettent de retracer, en partie, son cheminement : présent à Naples dès 1522, il se rend certainement à Rome peu après pour y résider jusqu’au sac de Rome, puis retourne en Toscane, à Pistoia d’abord, ensuite à Lucca. À partir de ce moment, son retour à Rome est attesté en 1534, date à laquelle il est inscrit à l’Académie de Saint-Luc jusqu’en 1541, où il part à Naples. Durant cette période, Leonardo Grazia excelle dans divers domaines et en particulier pour les portraits.
Son séjour romain, bien qu’énigmatique, paraît fondamental à plusieurs points de vue. À Rome, lieu d’expérimentations, Leonardo Grazia entre en contact avec la culture de Raphaël, de ses élèves - notamment Jules Romain - mais aussi de peintres comme Perino del Vaga et dévoile un intérêt pour les nouvelles techniques dont la peinture sur pierre. On connaît en effet cinq tableaux sur ardoise exécutés dans un arc chronologique relativement serré, les années 1530-1540.
Durant cette période, il peint une Lucrèce 563 et une Cléopâtre 564 , une Vierge à l’enfant 565 , une Vénus et un amour 566 ainsi qu’une Cléopâtre 567 .
Ces productions posent de multiples problèmes et font même, pour les peintures de la Galleria Borghese, l’objet de litiges. En 1959, Paolo della Pergola assigne la Cléopâtre (fig. 62) à un suiveur de Baldassare Peruzzi et rapproche la Lucrèce de la manière de Jacopino del Conte (fig. 63) 568 , attributions acceptées jusqu’à ce que Pierluigi Leone de Castris intervienne en faveur de Leonardo Grazia 569 . Depuis, ces propositions ont été remises en cause dans le catalogue de la Galleria Borghese qui publie à nouveau les deux peintures sous la mention « Jacopino del Conte » et les date vers 1550 - à l’encontre de toutes les autres publications 570 .
Lucrèce, représentée à mi-corps, un poignard à la main, et arborant une coiffe complexe composée de deux anges qui tiennent un médaillon - motif retrouvé dans l’oeuvre de Cléopâtre et pouvant peut-être revêtir une signification - comportant une pointe de diamant, propose des analogies avec la culture toscane. Le mode figé, quasiment statuaire du modèle ainsi que le traitement du buste se rapprochent du style de Domenico Puligo ou d’Andrea Brescianino. La Cléopâtre mordue à la poitrine par l’aspic, empreinte d’une plus grande liberté de mouvement, se détache plus nettement de cette approche statique.
Par ailleurs, on décèle, dans les deux peintures, des caractéristiques (visage allongé, paupières fortement marquées, sourcils et doigts effilés) relatives à Leonardo Grazia et utilisées tout au long de sa carrière. On ne peut, pour autant, rapprocher ces compositions de celle de la Vierge à l’Enfant (fig. 64) - collection privée. Leurs divergences révèlent, au contraire, une exécution antérieure, peut-être du début des années trente. Le visage allongé de la Vierge ou la représentation de l’Enfant Jésus debout montrent des affinités avec la Présentation au temple, réalisée pour l’église de Monteoliveto en 1541 - Naples, Capodimonte. Mais, alors que sa formation toscane perdure lorsqu’il reprend les tons bleus et verts employés par Fra Bartolomeo ou Andrea Del Sarto, le schéma général rappelle les modèles de Raphaël ou de Perino del Vaga 571 .
Pour revenir aux deux peintures de la Galleria Borghese, hormis les problèmes de datation et d’attribution, une autre question persiste, celle du commanditaire. Malgré une production féconde, Leonardo Grazia n’est jamais mentionné dans les inventaires romains et dans le cas de la Lucrèce, la peinture n’apparaît dans les inventaires que tardivement, c’est à dire en 1650 - citée par Jacopo Manilli sous la mention du Pistoia 572 .
Pourtant, les collectionneurs font preuve d’intérêt pour ce type de sujet et les collections napolitaines comportent de nombreuses variations autour de cette thématique. L’inventaire de Fulvio Orsini mentionne en 1600 une Lucrèce sur ardoise 573 , la famille Messiconi possède en 1651 une Cléopâtre de Daniele da Volterra 574 et les inventaires en 1648 de Giovanni Francesco Salernitano, baron de Frosolone, en 1654 de Ferrante Spinelli, prince de Tarsia, font état d’une Lucrèce et d’une Cléopâtre de Leonardo da Pistoia, démontrant que ces compositions ont pu être réalisées en série pour des commanditaires napolitains 575 . De multiples tableaux du Pistoia sont mentionnés, non pas auprès de personnalités romaines mais dans des intérieurs « napolitains » et, à l’encontre des affirmations de Jean-Christophe Baudequin 576 , ces réalisations ne résultent pas uniquement de son séjour romain. Cet auteur publie une autre version de Cléopâtre - exposée au musée des Beaux-Arts de Troyes - qui révèle dans un même temps une forte influence de sa formation toscane première, perfectionnée par les modèles romains dont on retrouve, dans ce cas, la pose de la Fornarina de Raphaël. Cependant la rigidité de la présentation, en général absente de sa production, surprend. L’œuvre, Vénus et l’amour (fig. 65), dans une collection milanaise, illustre parfaitement ces différences. Dans ce tableau, Leonardo Grazia traite les carnations avec une plus grande délicatesse. L’artiste se sert véritablement du support afin de créer différentes nuances, l’ardoise, « vue » en transparence dans certaine partie de la composition contribue aux profonds effets de clair-obscur, confortant, par cette pratique, les écrits de Giorgio Vasari, qui présente Leonardo Grazia - tel Marcello Venusti - comme un coloriste. L’emploi de l’ardoise, jouant dans ce cas un rôle fondamental, rejoint les expérimentations menées sur les supports, les couleurs ou encore les vernis et peut évoquer les effets de patine.
Leonardo Grazia est rapidement apprécié par ses contemporains pour ses qualités artistiques. Carlo Celano signale ainsi une production notoire auprès de familles napolitaines telles les Domenico di Martino 577 ou les Filomarini 578 .
Peut-on alors envisager une production de portraits ou de sujets profanes pour les collectionneurs napolitains ?
Cette hypothèse n’est pas impossible puisque Giorgio Vasari écrit qu’il « gagnait beaucoup d’argent avec sa clientèle napolitaine » 579 et lui-même relate avoir peint durant les années 1540 diverses peintures sur pierre à Naples dont, en 1546, le Christ, Marthe et Madeleine pour Tommaso Cambi, marchand florentin au service du marquis Vasto 580 . Giorgio Vasari témoigne également d’avoir exécuté des portraits sur pierre comme celui de Laura Romana achevé le 4 juin 1544 581 . Par le biais de Fulvio Orsini, érudit, amateur d’art et conseiller d’Alexandre Farnese, à Rome et Naples, qui possède six portraits sur pierre 582 , Giorgio Vasari rencontre de nouveaux mécènes comme Bindo Altoviti (1491-1556) 583 . Ce banquier florentin, exilé à Rome se fait portraiturer à maintes reprises. De lui, nous connaissons une peinture sur ardoise, attribuée dans un premier temps à Francesco Salviati, puis récemment à Girolamo da Carpi (fig. 53) 584 .
La rencontre de Giorgio Vasari ou Leonardo Grazia da Pistoia avec ces personnalités est sans doute à l’origine de la diffusion des portraits sur pierre à Rome et Naples. Cependant, en l’état de la question, aucune conclusion ne peut être donnée avec certitude car si, depuis la grande exposition de Florence en 1911, le portrait a suscité une attention croissante, ceux exécutés sur pierre n’ont pas fait l’objet d’observations particulières585. De nombreuses œuvres, recensées dans les inventaires du XVIIe siècles et n’ont retrouvées jusqu’à présent, témoignent d’une importante production.
En effet, au XVIIe siècle, tout grand mécène possède au moins un portrait sur pierre. Les inventaires des Borghese, des Colonna, des Rospigliosi ou encore des Barberini, font état de portraits méconnus. Ainsi le cardinal Francesco Barberini constitue-t-il progressivement une collection qu’il enrichit au cours des années. En 1626, il possède un « portrait de D. Ferrante Gonzaga sur pierre d’ardoise cassé au milieu, dit de la main du Tintoret, haut de palme deux et large de palme 1 ¼ … » 586 , puis, en 1649, il détient « un tableau, avec le cadre gravé et doré sur ardoise [représentant] une femme qui tient un vase dans la main, haut de deux palmes un tiers et large d’une palme et demi » 587 .
Enfin, l’inventaire de 1679 fait état d’un « portrait sur pierre d’ardoise représentant la figure d’une personne âgée avec une grande barbe à collier à l’antique » 588 . De la même manière, les collections d’érudits, comme celle du cardinal Francesco Maria Del Monte (1549-1626), se dotent de portraits sur pierre 589 .
Pourtant, il sied de rester prudent sur ce sujet car nos connaissances demeurent très lacunaires et l’essentiel de nos informations concerne le XVIIe siècle et non le XVIe siècle, or la majorité des portraits sur pierre ont été exécutés dans les années 1530-1560.
Zeri, 1951, p. 148. ; Bologna, Ferdinando, Roviale Spagnuolo e la pittura napoletana del Cinquecento, Naples, Edizioni Scientifiche, 1954 ; Leone de castris, Pierluigi, « Collezionismo nella Napoli del Cinquecento », p. 61-93, dans, Aspetti del collezionismo in Italia da Federico II al primo Novecento, Regione Siciliana, 1993 ; Leone De castris, Pierluigi, Pittura del Cinquecento a Napoli 1540-1573, fasto e devozione, Naples, Electa, 1996 ; Bisceglia, Anna, « Esperienze artistiche fuori contesto : da Pistoia al viceregno di Napoli », p 99-105 dans d’affitto, Chiara, Falletti, Franca, Muzzi, Andrea, (dir.), L’Età di Savonarola. Fra Paolino e la pittura a Pistoia nel primo 500, catalogue d’exposition, Pistoia, 1996.
Vasari, 1550, (1989), vol. VI, p. 46.
Leonardo Grazia, Lucrèce, huile sur ardoise, 55 cm x 43 cm, Rome, Galleria Borghese, inventaire 75. Catalogue raisonné n° 15.
Leonardo Grazia, Cléopâtre, huile sur ardoise, 81 cm x 56 cm, Rome, Galleria Borghese, inventaire 62. Catalogue raisonné n° 16.
Leonardo Grazia, Vierge à l’enfant, huile sur ardoise, 87 cm x 57,5 cm, localisation inconnue. Catalogue raisonné n° 13. Cf. notice d’Andrea G. de Marchi, dans Gilberto Zabert, Dipinti e sculture dal XIV al XIX secolo, Turin, Omega Arte, 1994, p. 5.
Leonardo Grazia, Vénus et un amour, huile sur ardoise, 83,5 cm x 54 cm, Milan, collection Giulini. Catalogue raisonné n° 14.
Leonardo Grazia, Cléopâtre, huile sur ardoise, 82,2 cm x 53,5 cm, Troyes, musée des Beaux-Arts, inventaire 879.2.6. Catalogue raisonné n° 17.
della pergola, 1956, n° 61, p. 44, pour le portrait de Cléopâtre et n° 34, p. 30, pour le portrait de Lucrèce.
Leone de castris, 1996, p. 86
Moreno, Paolo, Stefani, Chiara, (dir.), Galleria Borghese, Turin, Touring édizione, 2000, 415 p.
Notice Andrea G. de Marchi, dans catalogue de vente, Turin, 1994, n° 5.
Manilli, Jacopo, Villa Borghese. Fuori di Porta Pincinia, Rome, Lodovico Grignani, 1650, p. 98.
« Quadretto senza cornice di Lucretia, in pietra di Genova, del medemo…………. 10 », dans De Nolhac, 1884, p. 432.
Cité en note de bas de page n° 549.
Hormis ces représentations, Andrea G. de Marchi signale une Cléopâtre vendue par Christie’s à Rome le 26 mai 1998 et nous connaissons un autre panneau de Cléopâtre détenu, pour l’heure, par la galerie florentine S. Spirito Antichità. Catalogue d’exposition, Milan, 2000-2001, p. 60.
Baudequin, Christophe, 2002-2003, p. 5-6.
« Il primo che si vede a destra è del degnissimo consigliere Scipione di Martino. In questo il signor Domenico suo figliuolo gentiluomo di onorati costumi tiene bellissimi quadri […] di Leonardo da Pistoia », Celano, Carlo, Delle Notizie del bello dell Antico, del curioso della città di Napoli, 1692, éd. consultée, Naples, S. Paci, 1758, vol. 2, p. 1617.
« Il primo palazzo che si vede a sinistra fu del Principe di Bisignano della gran famili sanseverino. Ora è passato nella famiglia dei Filoarini dei signori Principe della Rocca […] vedesi detta galleria ricca di 200 pezzi di quadri […] del Pistoja », Celano, 1692, (1758), p. 89.
Pour retracer les œuvres de Leonardo Grazia, voir également : Carracciolo, Cesare d’Engenio, Napoli sacra, Naples, Ottavio Beltrano, 1624 ; Filangieri, Gaetano, Documenti per la storia, per le arti e le Industrie delle Provincie napoletane, Naples, Tipografia dell’Academia reale delle Scienze, 1816, 6 vol.
Vasari, 1550, (1989), vol. VI, p. 47. Vasari rapporte lui aussi avoir gagné une somme d’argent importante grâce aux commandes napolitaines – voir également Vasari, 1550, (1989), vol. IX, p. 268.
Frey, 1930, p. 861 ; p. 864.
« Ricordo, come a di 4 di Giugnio 1544 […] et la Laura Romana un suo ritratto in pietra, lavorati a olio », ARS, code LXIV, publié par Frey, 1930, p. 861.
« 6- Quadro corniciato di noce in pietra di Genova, col ritratto d’Oratio Orsino, di mano di Danielle di Volterra ……………………… . 25
Quadro corniciato di pero tinto, col ritratto di Clemente in pietra di Genova, di mano del
med.o…………………………………………10
Quadro corniciato di pero tinto, col ritratto di Papa Paolo III et il duca Ottavio, in pietra di
Genova, de mano del medesimo…….30 .
25 Quadretto corniciato di pero tinto, col ritratto di donna Giulia, in pietra di Genova del mano del detto
32 Quadretto corniciato di pere tinto con un ritratto di un Giovine, in pietra di Genova del med.o …………… 10 »
37- Quadretto senza cornice di Lucretia, in pietra di Genova, del medemo…………. 10
Inventaire de Fulvio Orsini, 1600, publié par De Nolhac, 1884, p. 431-432.
Sur Bindo Altoviti, se référer à un ouvrage en particulier : Raphaël, Cellini and a Renaissance banker. The patronage of Bindo Altoviti, catalogue d’exposition, Boston, 2003-2004 / Florence, 2004.
Voir Monbeig Goguel, Catherine, Hochmann, Michel, (dir.), Francesco Salviati ou la Bella Maniera, catalogue d'exposition, Rome, 1998, n° 84.
Girolamo da Carpi ?, Portrait de Bindo Altoviti, huile sur pierre noire, 88 cm x 73 cm, Genève, collection particulière. Catalogue raisonné n° 581.
L’attribution à Girolamo da Carpi n’est pas sans poser de problèmes et le nom de Francesco Salviati avait été proposé à deux reprises.
Pour plus d’informations sur cette thématique on peut se référer, de manière générale, aux ouvrages de : Pope-Hennessy, John, The Portrait in the Renaissance, Londres, Phaidon, 1966 ; Castelnuovo, Enrico, Portrait et Société dans la peinture italienne, Einaudi, 1973, édition consultée, traduction Simone Darses, Paris, G. Monfort, 1993 ; Pommier, Édouard, Théories du portrait : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1988. ; Costamagna, Philippe, « De l’idéal de beauté aux problèmes d’attribution. Vingt ans de recherche sur le portrait florentin au XVIe siècle », Studiolo, 2002, p. 193-216 ; Costamagna, Philippe, « Portrait of Florentine Exiles », p. 329-351, dans, Raphael, Cellini and a Renaissance Banker. The patronage of Bindo Altoviti, catalogue d’exposition, Boston 2003-2004 / Florence, 2004.
« Un ritratto di D. Ferrante Gonzaga in pietra lavagna rotto nel mezzo, si dice di mano del Tinto.to alto p.mi due largo p.mi 1 ¼ », inventaire du cardinal Francesco Barberini, 1626-1631, III. Inv. 26-31, fol. 92 r., publié par Lavin Aronberg, 1975, n° 347, p. 90.
Ce tableau pourrait-il correspondre avec le portrait de Piero Gonzaga peint par Sebastiano del Piombo et mentionné par Giorgio Vasari ? Nous ne pouvons confirmer cette hypothèse, toutefois nous retenons que la mention de don Ferrante Gonzaga est importante puisque ce mécène commande à Sebastiano del Piombo une Pietà sur ardoise.
« Un quadro con cornice intagliata tutta indorata una testa in pietra lavagna d’una donna, che tiene un vaso in mano alto due palmi et un terzo e largo un palmo e mezzo », inventaire du cardinal Francesco Barberini, 1649, III. Inv. 49, n° 735, par Lavin Aronberg, 1975, p. 244.
« Un quadro da testa in pietra di lavagna rappresenta la figura d’un Vecchio con barba grande e collare all’antica », inventaire du cardinal Francesco Barberini, 1679, III. Inv. 79, n° 159, publié par Lavin Aronberg, 1975, p. 359.
La collection de Francesco Maria Del Monte comporte : « una testa antica in lavagna con cornice negra alta palmi doi e ¼ longa palmi doi », publié par Luitpold Frommel, Cristoph, « Caravaggios Frühwerk und der Kardinal Francesco Maria del Monte », Storia dell’ Arte, n° 9-10, 1971, p. 38.