De 1530 - date de leur première rencontre - jusqu’à sa mort, Charles Quint promeut l’art de Titien dont le mode solennel et l’efficacité de persuasion sont à même de célébrer la puissance de l’Empire. En 1536, Charles Quint nomme Titien premier peintre de cour et lui octroit en 1541 une pension annuelle. En 1556, il choisit de se retirer de la vie politique et cède le pouvoir à son fils afin de s’établir dans le monastère de Yuste. Durant ses dernières années, il fait preuve d’une ardente dévotion et privilégie désormais les œuvres religieuses pouvant plonger le spectateur dans de longues méditations. L’Ecce Homo sur ardoise (fig. 70) 621 et la Vierge de douleur sur marbre (fig. 71) 622 en sont deux illustrations particulièrement intéressantes. D’après la correspondance échangée entre Titien et le conseiller de Charles Quint, Antoine Perrenot de Granvelle, l’Ecce Homo commandé en 1548 et achevé le premier septembre de cette même année 623 , reprend, selon Titien, le modèle réalisé pour Paul III en 1546 624 . La version destinée à Charles Quint apparaît dans les inventaires du monastère de Yuste en 1556 jusqu’à ce qu’elle soit transférée à l’Escorial en 1574. L’image du Christ solennel et digne dans sa douleur - émouvant en cela le spectateur - rencontre un important succès qui explique sa diffusion en Espagne et en Italie.
Dès novembre 1548, Antoine Perrenot Granvelle intercède auprès de Titien afin d’obtenir une variante de ce thème 625 et l’Arétin montre un véritable enthousiasme lorsqu’en janvier 1548, Titien lui donne une version de l’Ecce Homo. Il écrit ainsi « en ce matin de Noel, j’ai reçu la copie du Christ, d’une vérité pleine de vie, que vous apportez à l’empereur. C’est le cadeau le plus précieux que jamais roi ait octroyé en récompense de son favori. D’épines est la couronne qui le transperce, de vrai sang le sang qui coule de leurs piquants. Une flagellation ne peut boursoufler ni faire blémir les chairs plus que ne l’a fait votre divin pinceau. La douleur qui crispe le coprs immortel de Jésus figuré sur cette pieuse image pousse au repentir tout chrétien qui contemple ces bras assaillis par la corde qui lie les mains...» 626 .
La deuxième œuvre, la Vierge de douleur sur marbre, pose un plus grand nombre de problèmes. Depuis l’ouvrage de Joseph A. Crowe et Giovanni Battista Cavalcaselle en 1878, tous les chercheurs ont confondu, dans les correspondances de Francisco de Vargas et de Charles Quint, deux sujets identiques, peints l’un sur panneau et l’autre sur marbre 627 . En 2003, Miguel Falomir Faus 628 remarque que la Vierge de douleur sur panneau (fig. 72) 629 , présentée jusqu’alors comme une œuvre postérieure à la version sur pierre, aurait, au contraire, été commandée en juin 1553 et correspondrait à la description donnée par Francisco de Vargas à Charles Quint d’un « autre tableau qui est une Vierge sur panneau égale à l’Ecce Homo que votre Majesté possède » 630 . Mentionnée à maintes reprises dans ces divers courriers, elle n’est envoyée à Bruxelles qu’en octobre 1554 et arrive à Yuste en 1556. Parallèlement, la Vierge de douleur sur marbre est commandée en 1555 et peinte dans un délai beaucoup plus rapide puisqu’en 1556 elle est également citée dans les inventaires du monastère de Yuste.
Les nombreuses similitudes entre les deux représentations, qui jouent un rôle complémentaire, sont à l’origine de ces confusions 631 . L’œuvre peinte sur panneau, figurant une Vierge avec les mains jointes, invite à la prière tandis que la deuxième version, réalisée sur marbre, présentant une Vierge avec les mains ouvertes, donne au spectateur la possibilité de participer activement à ces oraisons.
Alors que la Vierge sur panneau devait présenter le même format que la peinture de l’Ecce Homo, la Vierge de douleur sur marbre doit également répondre aux exigences du commanditaire. Le support est imposé à l’artiste puisque Francisco de Vargas écrit à Charles Quint le 7 mars 1555 qu’il a rencontré Titien et qu’il « s’assura ensuite de faire le tableau de Notre Dame selon le vœu de votre majesté […] il a quelques difficultés à trouver la pierre ; mais cela se fera avec toute la diligence possible et si on ne la trouvait pas, ce sera fait sur panneau » 632 . Le 31 mars 1555, Francisco de Vargas poursuit en mentionnant que « Titien a compris pour le tableau et je le sollicite à trouver la pierre adéquate, ce qui n’est pas rien » 633 . Pour répondre aux conditions posées par Charles Quint, Titien doit se procurer lui-même le support - lors des commandes de grandes dimensions comme les peintures d’autel, le matériau est automatiquement fourni par le commanditaire et il arrive qu’il en soit de même pour les petits formats.
Charles Quint, vraisemblablement impressionné par les différentes versions sur pierre de Sebastiano del Piombo envoyées en Espagne, dont la Pietà d’ Úbeda appartenant à son plus proche conseiller Francesco de Los Cobos, décide de faire peindre ces deux oeuvres sur ardoise et sur marbre. Ce penchant est corroboré par la commande, en 1555, d’une copie sur ardoise d’une Vierge de douleur de Michel Coxcie à Jan Cornelisz Vermeyen pour la chapelle du palais de Coudenbergh à Bruxelles 634 .
Le fait que, dans toute sa production, Titien n’emploie cette technique qu’à deux reprises, atteste qu’il n’apprécie aucunement la peinture sur pierre. Tandis que ses dernières oeuvres sur toile, des scènes de la Passion peintes en nocturne avec de vifs éclats de couleurs, se seraient volontiers prêtées à l’usage de matériaux comme l’ardoise, Titien préfère jouer avec les effets de matière et employer des toiles grenues.
À son encontre, les Bassano comprennent rapidement l’opportunité d’intégrer la peinture sur pierre à la « dernière manière » du Titien, c’est à dire des oeuvres sur pierres noires composées de touches de couleurs vives.
Leurs peintures connaissent un succès sans précédent en Italie et en Espagne. D’ailleurs, on parle, pour les productions des Bassano, « d’âge d’or » sous les règnes de Philippe II et Philippe III 635 . Là encore, ces réalisations font appel à la dévotion et sont installées avec les peintures sur pierre de Sebastiano del Piombo et de Titien, dans l’oratoire du souverain.
Titien, Ecce Homo, huile sur ardoise, 69 cm x 59 cm, Madrid, Museo del Prado, inventaire 437. Catalogue raisonné, n° 254.
Titien, Vierge de douleur, huile sur marbre, 68 cm x 53 cm, Madrid, Museo del Prado, inventaire 444. Catalogue raisonné, n° 255.
« E tutti sei li quadri per sua Maestà Cesarea li consegnerò alli Fochiari. Primo son il cristo che sua Maestà hano portato con seco …», lettre de Titien à Antoine Perrenot de Granvelle, 1 septembre 1548, archives B.B., II-2267, fol. 110, publiée par Mancini, Matteo, Tiziano e le corti d’Asbourg nei documenti degli archivi spagnoli, Venise, Istituto di Scienze, Lettere ed Arti, 1998, p. 170-171.
« Il Cristo, ancorché il mio cervel non stà fatto come la merita, io lo supirò con mia comodità i Italia ; però io penso che non li dispiacerà, perché è molto simile a quello di Roma et etiam io non li ho mancato di quanti io so far, come è moi debito di servirla… », lettre de Titien à Antoine Perrenot de Granvelle, 1 septembre 1548, archives B.B., II-2267, fol. 110, publiée par Mancini, 1998, p. 170-171.
« Resta solo che vostra signoria non scordi il Cristo promessomi quando serate in Italia, che me lo facciate con vostra comodità, ma tanto bello e perfetto quale io pensero riceverlo dal Ticiano, il quale so mi usarà assai maggior diligenzia ch’io non saprei ricordarli… », Archives B.P., II-2214, fol. 53-54, publiées par Mancini, 1998, p. 177.
Chastel, André, Blamoutier, Nadine, Lettres de l'Arétin, Paris, Scala, 1988, p. 464-465.
Pour l’ensemble des données bibliographiques sur ce sujet on peut se référer aux notices du catalogue raisonné, reproduit en annexe. L’ensemble de ces erreurs démontre parfaitement que, bien souvent, la prise en compte du support n’entre pas dans les considérations d’une œuvre d’art. Pour preuve les nombreuses études qui ne citent pas les supports employés.
Falomir Faus, Miguel, (dir.), Tiziano, catalogue d’exposition, Madrid, 2003, p. 226.
Titien, Vierge de douleur, huile sur panneau, 68 cm x 61 cm, Madrid, Museo del Prado, inventaire 443.
« El otro quadro dizes ques una tabla de Nuestra Señora igual del Ecce Homo que Vuestra Magestad tiene…», lettre de Francisco de Vargas à Charles Quint, 30 juin 1553, tiré de A.G.S., Est. Leg. 1321, fol. 22, publié par, Cavalcaselle, Giovanni Battista, Crowe, Joseph A., Tiziano. La sua vita e i suoi tempi, Florence, Le Monnier, 1877, édition consultée, Florence, Sansoni, 1974, t. II, p. 179 ; Cloulas, Annie, « Documents concernant Titien conservés aux archives de Simanca », Mélanges de la Casa de Velasquez, 1967, p. 220 ; Mancini, 1998, p. 223.
Checa, 1994, p. 249-250.
« Entendera luego en hazer el quadro de Nuestra Señora de la manera, que Vuestra magestad dessea … Tiene por difficultoso hallar piedra ; pero hazersela con toda la diligentia possible y, sino se hallare, sera en tabla », Correspondance publiée par Beer, 1891, p. PICLII.
« Ticiano entiende en lo del quadro e yo le solicito, a hallado piedra a proposito, que no ha sido poco », lettre de Francesco de Vargas à Charles Quint, le 31 mars 1555, Venise, publiée par Beer, 1891, p. PICLII.
Les informations concernant cette commande ont été délivrées par Miguel Falomir Faus, dans catalogue d’exposition, Madrid, 2003, p. 225.
L’œuvre de Michel Coxcie, aujourd’hui disparue, était présentée daans une sorte de dyptique, en même temps que l’Ecce Homo de Titien.
Falomir Faus, Miguel, (dir.), Los Bassanos en la España del siglo de oro, catalogue d’exposition, Madrid, 2001.