3. La diffusion en Vénétie : Vérone et Padoue

3.1. Entre tradition et innovation

Entre 1580 et 1630, Vérone se présente comme un centre artistique actif, promouvant une multitude d’artistes tels Marcantonio Bassetti, Alessandro Turchi ou Pasquale Ottino, reconnus pour leurs peintures de petits formats à destination privée. Les œuvres sur pierre de touche deviennent rapidement une caractéristique de l’école véronaise 691 . En 1630, la peste s’abat sur la région et touche durement la population. Artistes - dont Pasquale Ottino ou Sante Creara - et commanditaires sont décimés en grand nombre 692 . Il faut alors attendre la deuxième moitié du XVIIe siècle pour que la production reprenne, phénomène étrange puisque à l’inverse des autres provinces italiennes où la peinture sur pierre disparaît à partir de cette période, Vérone connaît un nouvel essor avec la participation de peintres comme Santo Prunati, Odoardo Perini ou Pietro Ronchi, actifs au début du XVIIIe siècle.

Parallèlement, les inventaires vénitiens et véronais du XVIIe siècle attestent de l’important succès rencontré par cette technique puisque toute collection digne de considération comporte au moins une peinture sur pierre de touche, citée comme paragone, palangon ou palagonzin 693 . Malgré l’absence de descriptions précises du sujet, des dimensions ou de l’auteur - ne rendant pas évidente l’analyse entre production et collection -, les inventaires révèlent qu’à l’encontre des Bassano, qui se consacraient exclusivement au traitement des thèmes de la Passion, les artistes véronais diversifient leur production et peignent aussi bien des sujets profanes que des sujets sacrés. Destinés à des collections privées, exposés dans des cabinets avec d’autres réalisations de format similaire ou dans la chambre à coucher, lorsqu’il s’agit de peintures religieuses, ces tableaux ont une diffusion locale et s’adressent avant tout aux collectionneurs véronais. Pourtant, des artistes comme Alessandro Turchi, Pasquale Ottino ou Marcantonio Bassetti trouvent auprès de l’aristocratie romaine de véritables mécènes et montrent que deux courants distincts apparaissent au sein de l’école véronaise.

En 1974, Licisco Magagnato organise une exposition sur la peinture véronaise et consacre une grande partie à l’analyse de la génération née dans les années 1570-80 qui l’amène à constater l’émergence d’un cercle d’artistes en rupture avec « la vieille école » 694 . Alors qu’autour de Felice Brusasorci et de Paolo Farinati gravitent divers peintres comme Sante Creara ou Orazio Farinati qui suivent fidèlement le style de leurs maîtres et maintiennent une approche conservatrice établie selon les exemples de Jules Romain, Michel-Ange ou Paul Véronèse, certains élèves de Felice Brusasorci comme Alessandro Turchi ou Pasquale Ottino rejètent la tradition tardo-maniériste vénitienne et partent trouver à Rome, auprès d’artistes plus novateurs, des solutions picturales différentes. Entre ces deux courants, le mode de fonctionnement, les commanditaires diffèrent fréquemment et il importe de souligner, pour la peinture sur pierre, l’évolution entre les œuvres de Felice Brusasorci ou de Paolo Farinati et celles de la nouvelle génération.

Selon Giorgio Vasari, Felice Brusasorci se forme dans l’atelier de son père, Domenico Brusasorci 695 et se rend à Florence à la mort de celui-ci, où il travaille dans l’atelier de Jacopo Ligozzi 696 . En 1597, il se rend à nouveau à Florence accompagné de l’un de ses élèves, Sante Creara. Ses séjours lui permettent de prendre contact avec quelques représentants du maniérisme florentin et notamment avec les collaborateurs de Giorgio Vasari, peignant à partir des années 1570 des œuvres sur ardoise et sur cuivre pour le Studiolo de François I de Médicis.

À Vérone, Felice Brusasorci se tourne vers les artistes septentrionaux présents sur le territoire tel Bartolomeo Sprangeret évolue, à partir du retable de saint Thomas peint en 1579, vers les exemples vénitiens, prêtant une attention toute particulière à Paul Véronèse et aux dernières expériences sur pierre des Bassano. Les œuvres de Paul Véronèse dont une Crucifixion 697 (fig. 79) sur pierre de touche peinte vers 1580 pour le monastère de Santa Giustina ainsi que les productions de Palma le jeune sur porphyre - peinture qui a aujourd’hui disparu et qui est citée dans la galerie de Marino 698 - ou sur pierre noire, dont le Christ parmi les docteurs, daté par Stefania Mason Rinaldi aux environs de 1581, participent à la diffusion de cette technique 699 . À partir des années 1590, Felice Brusasorci commence à peindre des nocturnes, production dont Carlo Ridolfi se fait le témoin puisqu’il écrit en 1648 qu’ « il travailla beaucoup sur les pierres de touche, sur lesquelles il peint des dévotions et diverses poésies variées en se servant de l’obscurité même de la pierre qui permet de se substituer à l’ombre des figures, créant par ce procédé une grande intensité. Et la légende de Jupiter transformé en cygne avec des amours qui se trouvaient chez les seigneurs Muselli est peinte de cette manière » 700 . La plupart de ses œuvres, non retrouvées et citées par Bartolomeo dal Pozzo, sont destinées à des collectionneurs vénitiens et véronais et sont souvent peintes en série 701 . Ainsi trouvons-nous la répétition, dans les inventaires de collections privées ou dans les monastères comme San Bernardino à Padoue - production particulière que nous étudierons ultérieurement - des variations de Felice Brusasorci sur le thème de la Déposition du Christ. Pour l’heure nous connaissons sept œuvres peintes sur pierre abordant ce sujet qui toutes s’inscrivent dans le respect de l’art de l’atelier des Bassano et reprennent dans un même temps l’élaboration des tableaux de Paul Véronèse 702 . Ces œuvres apportent des modèles à la génération successive, qui, bien souvent, peine à se détacher des cadres artistiques imposés par la tradition. Il n’est pas rare que des peintres « novateurs » comme Pasquale Ottino ou Alessandro Turchi se réfèrent aux exemples de leur maître pour exécuter des variations similaires sur pierre. Pour les œuvres de Felice Brusasorci, de nombreuses versions - vente Christie’s à Rome en 1990 (fig. 80) 703 , Kunsthistorisches de Vienne 704 (fig. 81), Narodni galerie à Prague 705 (fig. 82), - découlent de la Déposition du sanctuaire de Madonna di Campagna.

Toutes représentent le Christ mort, allongé, le corps renversé en arrière, entouré et soutenu soit par Joseph et Nicodème, une sainte femme, Marie et Marie Madeleine soit par des anges.

Le dessin préparatoire du Christ mort pleuré par les anges 706 (fig. 83) est repris avec fidélité dans la composition de la galerie Narodni. Le Christ, étendu, la tête légèrement renversée, est entouré d’anges : l’un, affligé par ce malheur, accoudé contre le Christ, est en pleine méditation tandis que deux angelots sortent du panier les instruments de la Passion du Christ. À leur droite, deux anges se tiennent debout et l’un des deux tient un flambeau qui éclaire l’ensemble de la scène. Enfin, les petits angelots virevoltant dans le ciel portent, eux aussi, des instruments de la Passion. L’agencement de la composition ainsi que l‘utilisation d’une source de lumière artificielle correspondent à la tradition vénitienne et notamment aux dernières œuvres de Titien et des Bassano. Toutefois, Felice Brusasorci intensifie considérablement les clairs-obscurs et donne une perception de la lumière quasiment surnaturelle, renforçant en cela le caractère sacré de la scène.

Malgré l’introduction de certaines variations dans l’ensemble de ces versions, il paraît difficile de discerner dans les divers inventaires - présentant des informations incomplètes - la provenance exacte de ces peintures et il n’est pas possible d’identifier avec exactitude la « très belle déposition de croix sur pierre de touche de Felice Brusasorci » 707 indiquée par Bartolomeo dal Pozzo. En revanche, on note que l’une de ces versions était citée dans les inventaires du couvent de San Bernardino de Padoue et cette information nous permet de développer, dans le chapitre suivant, un aspect particulier de l’école véronaise, atypique dans la production de la peinture sur pierre en Italie, soit les peintures dévotionnelles destinées aux monastères de Padoue et de Vérone.

Notes
691.

L’extraction de la pierre de touche dans les localités vénitiennes – et notamment Vérone - est à mettre en rapport avec cette importante production puisque les artistes peuvent facilement se procurer ce type de matériaux  – cet aspect a été étudié précédemment dans la partie consacrée aux matériaux.

692.

Cet événement explique que nous ayons choisi de limiter notre étude aux années 1580-1630, puisque, à cette date, de nombreux artistes décèdent et la peinture sur pierre ne connaît qu’une faible diffusion. Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour noter une reprise considérable de cette technique.

693.

Pour la publication des inventaires ou l’étude des collections vénitiennes et véronaises, on se reporte : Levi,Cesare Augusto, Le Collezioni veneziane d’arte e d’antichità del secolo XIV ai nostri giorni, Venise, F. Ongania, 1900, 2 vol. ; Franzoni,Lanfranco, Per una storia del collezionismo veronese : la galleria Bevilacqua, Milan, edizioni di Comunità, 1970 ; Pomian, Krzysztof, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris-Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987 ; Hochmann, Michel, Peintres et commanditaires à Venise 1540-1628, Rome, École française de Rome, 1992 ; Hochmann, Michel, Peintres et commanditaires à Venise (1540-1628), Rome, Ecole française de Rome, 1992 ; catalogue d’exposition, Milan, 2000-2001.

694.

Cinquant’anni di pittura veronese, catalogue d’exposition, Vérone, 1974. Suite à cette exposition, Licisco Magagnato poursuit ces recherches sur Vérone et publie : Arte e Civiltà a Verona, Vérone, Neri Pozza editore, 1991.

695.

Domenico Brusasorci fait son apprentissage dans l’atelier de son père Agostino et étudie les œuvres de Titien et de Giorgione. Apprécié en tant que décorateur, il reçoit de nombreuses commandes à Vérone et Mantoue. Pour de plus amples informations sur Domenico Brusasorci et sa production, voir : Brugnoli, Pierpaolo, introduction, Puppi, Lionello, Maestri della pittura veronese, Vérone, Banca Mutua popolare di Verona, 1974, p. 217-222.

696.

Magagnato, 1991, p. 230-232.

697.

Paul Véronèse, attribué à, La Crucifixion, huile sur pierre de touche, 64 cm x 38 cm, Padoue, Museo Civico, inventaire 447. Catalogue raisonné, n° 298.

698.

Marino, 1620, (1664), p. 51.

Sur les origines de la peinture sur pierre à Vérone, certains points n’ont pas encore été clairement établis et il n’est pas certain que le père de Felice Brusasorci, Domenico (1515-1567), n’ait pas joué un rôle dans l’élaboration de cette technique.

699.

Mason Rinaldi, Stefania, Palma il Giovane. L'Opera completa, Milan, Alfieri, 1984, p. 74. voir le catalogue raisonné n° 280-282.

700.

« Fece di più molte lodate fatiche sopra le pietre de parangone, nelle quali formò varie divotioni, e poesie, valendosi tal hora del nero della pietra medesima in vece dell’ombra delle figure recandovi in quella guisa molta forza. E di questa maniera la favola di Giove trasformato in Cigno con Amori intorno trovasi dalli Signori Muselli », Ridolfi, 1648, p. 120.

701.

Il importe toutefois de souligner que cette assertion n’est valable que pour la fin du XVIe siècle car à partir du milieu du XVIIe siècle, les œuvres de Felice Brusasorci connaissent une ample diffusion en dehors du territoire vénitien. Les collections des Gonzaga à Mantoue comportent de nombreuses œuvres de Felice Brusasorci dont le Jugement de Paris – huile surardoise, 35 cm x 42,5 cm,– vendu par Sotheby’s Londres le 11 décembre 2003, n° 183, pourrait provenir de la collection du duc de Mantoue Ferdinando Carlo Gonzaga (1660-1708). Voir catalogue raisonné, n° 328.

702.

Seifertovā, Hana, «"Paragone" Felice Brusasorzhio V Národni Galerii », Umèni, XXXII, 1984, p. 48-55.

703.

Felice Brusasorci, Déposition du Christ, huile sur pierre de touche, 31,5 cm x 36,5 cm, vente Christie’s Rome, vente 8 mars 1990. Catalogue raisonné n° 321.

704.

Felice Brusasorci, Déposition du Christ, huile sur pierre de touche, 24 cm x 22 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum, inventaire 368.

705.

Felice Brusasorci, Déposition du Christ, huile sur pierre de touche, 90 cm x 90 cm, Prague, Národní Galerie, inventaire 13848. Catalogue raisonné n° 323.

706.

Felice Brusasorci, Christ mort, pierre noire, 402 mm x 341 mm, Edimbourg, National Gallery of Scotland, inventaire D 3084.

707.

« Un deposto di croce sopra il paragone bellissimo di Felice Brusasorzi », Dal Pozzo, Bartolomeo Le Vite de pittori, de gli scultori et architetti veronesi, Vérone, G. Berno, 1718, éd. consultée, Bologne, A. Forni, 1976, p. 303.