1. La Lombardie : de Charles à Frédéric Borromée

La complexité de la situation économique, sociale et politique de la Lombardie explique, en partie, un développement incohérent de la peinture sur pierre où les artistes se réfèrent tout à la fois aux œuvres de Rome, de Mantoue ou aux compositions de peintres septentrionaux. La figure du peintre bolonais Camillo Procaccini, sollicité pour des commandes religieuses et « profanes », reflète l’ambivalence de la culture lombarde. En effet, Charles Borromée impose une rigueur religieuse tandis que certains artistes cultivent le goût pour le grotesque comme l’atteste l’Académie du Val de Blenio 1115 . Au-delà de cette dichotomie, la société civile elle-même est divisée puisque la noblesse milanaise et espagnole entre en conflit avec la sphère religieuse sous l’emprise de Charles et Frédéric Borromée. Pour comprendre ces dissensions, il convient de revenir sur quelques points clefs des événements historiques. À partir de 1535, la ville, sous domination espagnole, est gérée par un sénat, composé de nobles milanais et d’un gouverneur espagnol. Mais l’arrivée de Charles Borromée en tant qu’archevêque de Milan, en 1565, détruit cet équilibre précaire. Lors de la visite de son diocèse, Charles Borromée dresse un constat effrayant : la corruption et les abus règnent sur tout le territoire lombard. Qu’il s’agisse des églises délaissées par les fidèles ou du clergé aux mœurs corrompues, tout doit faire l’objet d’un rétablissement de la discipline. Charles Borromée ne peut, en un même temps, jouer un rôle dans les prises de décision du Concile de Trente et admettre une « décadence » morale dans son diocèse. Il se fait le chantre de la restauration catholique et adopte très rapidement un certain nombre de décisions. En 1565, il établit que le diocèse doit inculquer aux peintres et aux sculpteurs le respect des normes. En 1584, les restrictions s’accentuent, puisque, désormais, les artistes doivent soumettre leurs projets à la censure de l’archevêque. L’art devient un instrument de bataille au service de la foi.

C’est surtout à partir de 1577, date de publication de son traité Instructiones, que les arts, surtout l’architecture, connaissent un changement fondamental 1116 . Les réfections des églises et des basiliques deviennent une priorité. Pellegrino Tibaldi, nommé architecte officiel de Charles Borromée, doit réorganiser les espaces de culte pour mettre en scène les fonctions liturgiques 1117 . Selon les prescriptions de Charles Borromée, le maître-autel surmonté d’un tabernacle, doté de matériaux précieux, devient le point focal de l’église.

En 1595, Frédéric Borromée, nommé archevêque de Milan, poursuit la politique religieuse menée par son cousin. Toutefois, les conceptions de Frédéric Borromée s’éloignent quelques fois de celles de Charles Borromée qui n’accordait à l’art qu’une valeur utilitaire. À l’inverse, Frédéric montre un réel enthousiasme pour la peinture : collectionneur, théoricien et mécène, il promeut autant l’art paléochrétien que celui de ses contemporains, instrument à usage « dévotionnel, didactique et documentaire » 1118 . Par conséquent, son arrivée à Milan correspond avec l’émergence d’un nouveau courant artistique constitué de peintres comme Giovanni Battista Crespi, dit Cerano, Giulio Cesare Procaccini et Pier Francesco Mazzuchelli, dit Morazzone. La promotion d’un art « religieux » l’amène à constituer une bibliothèque, une Académie des Beaux Arts ainsi qu’une collection qui comporte, entre autres des tableaux de Jean Brueghel, de Paul Bril ou de Hans Rottenhammer. Il soutient aussi la culture romaine. Pour preuve, la décoration du collège Borromeo, à Pavie, dévolue à Federico Zuccaro et Cesare Nebbia.

Parallèlement, de nombreux artistes se tournent vers les œuvres de peintres flamands, hollandais ou allemands. Giuseppe Arcimboldo n’hésite pas à quitter Milan pour se rendre entre 1562 et 1587 à la cour de Vienne, puis de Prague au service de Ferdinand II, Maximilien II et Rodolphe II. Dans un tel climat, il est difficile de savoir comment a été introduite la peinture sur pierre en Lombardie. Faut-il voir l’intervention des Borromée ? La cour de Mantoue a t-elle joué un rôle dans la diffusion de cette technique? Si nous savons que les Gonzaga possédaient une collection importante de tableaux sur pierre que Bernardino Campi, auteur lui aussi de peintures sur pierre, avait pu observer lors de ses séjours en 1561 et 1584, nous ne connaissons pas son état exact au XVIe siècle 1119 .

Les artistes nordiques, romains ou florentins ont-ils contribué  à ce développement 1120 ?

Nous ne saurions répondre à toutes ces questions, mais il importe de souligner la diversité des productions milanaises qui correspond, à la fois aux demandes religieuses et privées. Tandis que l’aristocratie milanaise, avec par exemple, les familles Borromée ou Mazenta, et espagnole s’intéresse aux tableaux sur pierre des Campi ou du Cerano, les érudits milanais, tel Manfredo Settala, constituent des cabinets de curiosité qui contiennent des tableaux sur supports semi-précieux. Et, les commandes de « maître-autel » comportant des pierres peintes, rivalisent avec l’art romain de la Contre-Réforme : les peintures d’autel sur ardoise.

Pour comprendre le développement de la peinture sur pierre en Lombardie, il importe, d’une part, de prêter attention aux peintures de chevalet et aux productions religieuses et d’autre part d’inclure une étude chronologique plus importante, c’est à dire des années 1570 aux années 1670.

Notes
1115.

L’Académie du Val de Blenio a été fondée à Milan en 1560 et regroupe de nombreux artistes dont Lomazzo. La défense du grotesque et de la liberté va à l’encontre des doctrines de Charles Borromée. La production de Camillo Procaccini est représentative de cette grande diversité puisqu’il reçoit des commandes religieuses et peint aussi des grotesques pour la villa à Lainate de Pirro Visconti Borromeo. Pour plus d’information sur ces deux aspects, voir : Rabisch. Il Grottesco nell’arte del Cinquecento. L’Academia della Val di Blenio, Lomazzo e l’ambiente milanese, catalogue d’exposition, Lugano, 1998 ; L’Alto Milanese all’epoca di Carlo Borromeo. Societa e territorio, catalogue d’exposition, Gallarate, 1984-1985 / Busto Arsizio 1985 / Carate Brianza, 1985.

1116.

Toutefois, Liliana Grassi souligne que la publication du traité de Charles Borromée s’inscrit dans un moment de renouvellement architectural.

Grassi, Liliana, « Prassi, socialità e simbolo dell’architettura delle "Instructiones" di San Carlo », Arte Cristiana, 1985, p. 3-16.

1117.

Pellegrino Tibaldi travaille à Milan de 1566 à 1587.

1118.

Jones, Pamela M., Federico Borromeo and the Ambrosiana. Art patronage and reform in XVII Century, Cambridge, University Press, 1993, p. 33.

1119.

En effet, nous ne connaissons pas avec exactitude l’ampleur de la collection au XVIe siècle puisque celle-ci semble avoir été essentiellement constituée au début du XVIIe siècle par Ferdinando Gonzaga – inventaire de 1631. Voir l’ouvrage Luzio, 1913.

1120.

Nous savons effectivement que de nombreux artistes ayant peint sur pierre séjournent à Milan.

Francesco Salviati s’arrête à Milan vers 1556 et Federico Zuccaro séjourne dans cette ville vers 1604.