1.1. Les origines : les Campi ?

La première mention de peinture sur pierre en Lombardie est à mettre en rapport avec l’activité artistique des Campi et pourrait commencer vers les années 1570. Auparavant, cette technique n’apparaît nullement dans les inventaires 1121 et aucune production antérieure à cette date n’a été retrouvée. Il semblerait que l’atelier des Campi, Giulio, Antonio, Vincenzo mais aussi Bernardino, soit à l’origine de cette diffusion, car pour chacun de ces artistes nous connaissons au moins un témoignage ou une peinture sur pierre. Ainsi, en 2004, Marco Tanzi publie et attribue le Passage de la Mer rouge par Pharaon sur ardoise à Giulio Campi, peintre qui commence à travailler à Crémone vers 1527 et qui acquiert un renom pour ses peintures religieuses 1122 . À partir des années 1570, ses commandes se diversifient et Giulio est appelé à Milan où il collabore avec ses frères Antonio et Vincenzo 1123 .

Qu’il s’agisse de Vincenzo, Antonio ou de Bernardino, tous se forment à Crémone auprès de Giulio et obtiennent, à partir des années 1570, des commandes à Milan - conséquence, souvent, du soutien de Charles Borromée.

C’est à partir de ce moment que l’on peut inscrire les débuts de la peinture sur pierre.

Bernardino Campi, introduit dans les milieux milanais par Alessandro Sesto, est amené à rencontrer Ferdinando Francesco d'Avalos, gouverneur de l'État de Milan, qui le nomme peintre familiare en 1562. Bernardino mène une carrière entre Crémone et Milan et allie commandes d'ordre public et d'ordre privé. Parmi celles-ci, on note la production de peintures sur pierre de touche. En 1584, Alessandro Lamo indique « qu‘au même moment, il exécuta également pour l’illustre seigneur Marc Antonio sur pierre de touche un crucifix, un visage de notre seigneur et deux pietà. L’un de ces tableaux ainsi que le visage du Christ furent donnés par ce seigneur à l'excellent marquis d'Ayamonte, gouverneur de l'État de Milan ; ils lui plurent tant qu'il voulut connaître Bernardino [...]. Ces tableaux furent vus à Milan par le prieur de la chartreuse et par don Matteo Rivolta procureur de ce couvent... » 1124 et il ajoute « mais je ne m’abstiendrai pas de dire comment il a peint quatre tableaux sur pierre de touche, lesquels font s’extasier ceux qui ont eu le privilège de les admirer. Deux de ces peintures ont appartenu à l'illustrissime et excellent marquis d'Ayamonte, autrefois gouverneur de l'État de Milan, deux autres au seigneur Maffeo Veniero gentilhomme vénitien 1125 , la dernière à l'Illustre seigneur Marc Antonio Aresio 1126 honorable sénateur de Milan. ... » 1127 . Sur l’ensemble des compositions citées, seule une des deux Pietà a pu être identifiée. Cette peinture 1128 (fig. 145) reprend le motif central de la Pietà de la Pinacoteca di Brera, exécutée par Bernardino Campi en 1574, période au cours de laquelle il reçoit de nombreuses commandes (peintures d’autel, portraits, fresques), qui le conduisent, selon Robert Miller, à « une constante répétition des motifs » 1129 . L’iconographie de la Pietà est un thème souvent traité par Bernardino et l’une de ses réalisations pour l’église des Carmélites de Crema - la Pietà aujourd’hui à la Pinacoteca di Brera - sert d’archétype à la composition de la collection milanaise : le modèle du Christ allongé sur la Vierge reprend sans aucune variation, si ce n’est dans le traitement des carnations, qui, sur la pierre paraissent plus sombres, ce prototype. Vito Zani 1130 cite une Pietà avec saint Roch et saint Bastien dans l’église de San Lorenzo à Lodi, qui elle aussi, répète la composition de la Pinacoteca di Brera.

L'usage de la pierre noire - ardoise et pierre de touche - comme support apporte aux figures une extrême sensibilité : les contrastes, la lumière confèrent à la scène une ampleur dramatique, pratiquement insoutenable. L'ardoise permet à l’artiste de jouer sur les effets créés par la pierre de touche : le noir du support se mêle aux bleus de la robe. On perçoit dans cette approche toutes les subtilités que le support peut apporter. Son utilisation montre clairement qu’un tel support peut renforcer le caractère émouvant de l’œuvre. L'atmosphère de dévotion qui se dégage de cette scène, accentuée par la représentation isolée de la Vierge et du Christ, correspond parfaitement aux préceptes de la réforme formulés par Charles Borromée : la scène, présentée sans aucune indication de lieu ou de temps, conduit le spectateur à une intense ferveur religieuse.

Ces scènes suscitent, selon Alessandro Lamo, l'admiration de personnalités comme le prieur de la chartreuse et mène certains élèves de Bernardino Campi dont Sofonisba Anguissola à copier ces compositions 1131 . Ainsi, la Pietà de cette artiste reprend de manière fidèle la composition de Bernardino Campi 1132 .

En l’absence de documents sur les collections du Marquis d’Ayamonte ou du seigneur Maffeo Venier une répartition des œuvres entre les divers collectionneurs cités par Alessandro Lamo ne serait que chimère. De plus, l’inventaire de Giovanni Francesco Arese de 1711, faisant état de nombreuses peintures sur pierre ne mentionne aucune œuvre de Bernardino 1133 .

Néanmoins, l'observation de cette Pietà ainsi que la description d'Alessandro Lamo permettent de le dater entre 1574 et 1580 puisque ce dernier indique qu'ils ont été montrés à Don Antonio de Guzman, marquis d'Ayamonte, nommé gouverneur de l'État de Milan en 1573 et décédé en 1580 1134 .

Cette période correspond aussi à la production de peintures sur pierre d'Antonio Campi, peintre qui exécute exclusivement des compositions à caractère religieux en adéquation avec la conception réformée de l'image sacrée. Il exécute, selon le témoignage de Giambattista Zaist, « un Christ en croix peint sur la pierre de touche, qu'il offre respectueusement en cadeau au roi de France et de Pologne, Henri III, l'année 1576 à l'occasion de son passage à Crémone.... » 1135 . Henri III élu roi de Pologne en 1573, traverse l'Italie pour rejoindre la France. Du 16 juillet au 3 août, il séjourne à Venise, Ferrare, Mantoue et arrive à Crémone le 3 août 1574 - et non en 1576 comme le signale Giambatistta Zaist de manière erronée. Durant cette brève halte, il reçoit des mains d'Antonio Campi une peinture sur pierre, présent attesté par la description du peintre lui-même qui relate dans son ouvrage Cremona Fedelissima Città qu’ « ayant été introduit par le principal gentilhomme dans la chambre où il était retiré avec le duc de Ferrare, je présentai à sa Majesté un tableau de pierre de touche, sur lequel était peint à l’huile de ma main un Christ sur la croix, qui fut reçu avec gratitude par le susdit roi » 1136 . Cette description confirme que l’artiste jouit alors d’une renommée considérable.

En 1671, Agostino da Sant'Agostino mentionne aussi un Christ dans le jardin des oliviers sur pierre d'Antonio Campi 1137 , peinture non localisée jusqu'alors mais qui avait été mise en parallèle avec une œuvre de la Pinacoteca di Brera, Le Christ dans le jardin des oliviers sur ardoise 1138 - attribution qui a depuis été réfutée pour Alssandro Turchi 1139 .

On retrouve en 1692 une autre mention, celle d’un « Christ aux Limbes sur pierre  d’Antonio Campi» 1140 se trouvant dans la collection milanaise du comte Cesare Airoldi. L’utilisation d’un support comme la pierre n’est pas anodin puisque les années 1560-70 correspondent à une période d’expérimentation des effets de lumière. Par conséquent, une telle recherche pouvait conduire Antonio Campi à se servir de supports comme l’ardoise ou la pierre de touche qui permettent de donner à la composition des effets de clair-obscur plus intenses. Il rejoint en cela, les expériences menées par Bernardino 1141 et Vincenzo Campi.

D’ailleurs, cet artiste s’adonne également à cette technique. De sa production, nous ne connaissons, malheureusement, qu'une mention de Giambattista Zaist qui reprend les termes du testament d'Elena Luciani, veuve de Vincenzo Campi et mentionne qu’« aussi la dite madame Luciani décide qu’à ces deux mêmes dames [Angela Bianchini et Marta Capucci] furent vendus cinq morceaux des tableaux que son mari, Vincenzo peignit sur la pierre de touche » 1142 et précise que « de fait ces tableaux furent vendus 300 ducatoni par ces dames Angela et Marta».

Dans le catalogue de l’exposition de 1985, I Campi e la cultura artistica cremonese del Cinquecento, Mina Gregori indique que dès 1560, Vincenzo Campi s’intéresse aux sujets religieux et que les peintures exécutées sur pierre doivent vraisemblablement être de « facture similaire » aux mystères de la Passion ; ces expérimentations sont vraisemblablement liées à une période où la lumière est privilégiée afin de créer une atmosphère dramatique.

L’usage de l’ardoise ou de la pierre de touche par les Campi, probablement à la même période, dévoile l’intérêt similaire de ces peintres pour les effets de lumière, pour les clairs-obscurs prononcés et rappelle la thèse avancée par Roberto Longhi 1143  : les Campi seraient précurseurs du Caravage.

Ces quelques productions exceptées, nous ne connaissons que très peu d’œuvres peintes sur pierre par des peintres milanais au XVIe siècle. Seules quelques mentions dans les inventaires laissent penser que certains artistes tel le Figino se sont livrés à la peinture sur pierre 1144 .

Toutefois, il faut attendre l’arrivée à Milan de l’archevêque Frédéric Borromée pour voir émerger un renouveau pictural qui entraîne une pratique diffuse de la peinture sur pierre.

Notes
1121.

Nous ne pouvons affirmer avec certitude qu’il n’y a pas eu de peinture sur pierre avant les Campi car la connaissance des collections milanaises du XVIe siècle est loin d’être approfondie.

1122.

Tanzi, Marco, « Una lavagna cremonese del Cinquecento», Kronos, n° 5-6, 2004, p. 45-58.

Giulio Campi, attribué à, Le Passage de la mer rouge, huile sur ardoise, 47 cm x 67, cm, collection privée. Catalogue raisonné n° 474.

1123.

Pour plus d’informations sur les Campi voir : De Klerck, Bram, I Fratelli Campi. Immagini e devozione. Pittura religiosa nel Cinquecento lombardo, Milan, Silvana editoriale, 2003.

1124.

« Fece al medesimo Illustre Sig. Marc'Antonio nello stesso tempo sopra pietre da paragone un Crocifisso, la Faccia del nostro Signore, e due Pietà. Uno di questi quadri, e la Faccia sodetta esso Signore mandò a donare all'Eccellentissimo Marchese d'Ayamonte, Governatore dello stato di Milano, i quali tanto gli piacquero, che volle conoscere Bernardino [...] Furono questi Quadri veduti in Milano, dal R. Prior della Certosa e da Don Matteo Rivolta procuratore di esso convento...», Lamo, Alessandro, Discorso di Alessandro Lamo intorno alla scoltura et pittura, Crémone, Christoforo Draconi, 1584, p. 102.

1125.

Maffeo Veniero (1550-1586), noble vénitien, réside également à Rome et Florence jusqu’à sa

nomination au poste d’archevêque, à Corfu, en 1583. Il écrit de nombreuses poésies et

chansons en vénitien.

1126.

Banquier et patricien milanais, Marcantonio Arese s’installe à Milan après avoir passé une

vingtaine d’années en France.

1127.

« Ma non resterò già di dire, come sopra la pietra di paragone ha fatto quattro Pitture, le quali fanno trasecolare coloro, a’ quali è conceduto di rimirarle, delle quali due n'ebbe l'Illustrissimo ed Eccellentiss. Sig. Marchese d'Ayamonte, altre volte Governatore dello stato di Milano, l'altra il Sig. Maffeo Veniero Gentiluomo Veneziano e l'altra l'Ill. sig. Marc Antonio Aresio degnissimo senatore di Milano», Lamo, 1584, p. 112.

1128.

Bernardino Campi, attribué à, Pietà, huile sur ardoise, 33 cm x 33 cm, Milan, Collection Giulini. Catalogue raisonné n° 475.

1129.

Miller, Robert, dans, I Campi e la cultura artistica cremonese del Cinquecento, catalogue d’exposition Crémone, 1985, p. 166.

1130.

Vito Zani dans, catalogue d’exposition Milan, 2000-2001, n° 15 p. 50.

1131.

Cette artiste a également pu suivre la voie des Campi et exécuter des peintures sur pierre. On note dans les collections de Nicola Doria, selon un inventaire réalisé en 1690 : "Un quadro su pietra d'una Madonna della Sofonisba", dans A.S.N, AdA, I, fascio 52/10, cc. 7r-12r, publié par Farina, Viviana, Giovan Carlo Doria. Promotore delle arti a Genova nel primo Seicento, Florence, Edifir, 2002, p. 195.

1132.

Sofonisba Anguissola, Pietà, huile sur panneau, 44 cm x 27 cm, Milan, Pinacoteca di Brera, inventaire Reg. Cron. 1283.

1133.

Arese, Franco, « Una quadreria milanese della fine del Seicento », Arte Lombarda, XII, 1967, p. 127-142.

L’inventaire mentionne entre autre une Pietà peinte par Bronzino : « Angelo Bronzino/Pietra per ll longo colla B.V. Addolorata, e il Salvatore spirato in grembo. Nel volto della Vergine rivolto al figlio si vede la Stupidità per la pena, che ne rissente ; L’intreccio della braccia pel sostegno che fà non può essere più stabilmente intenso, né meglio esseguito. Il colorito di queste due figure infinitamente delicato corrisponde del tutto alla spietata scena, la quale partecipita dell’orrido della nera pietra su cui viene rappresentata l’azione. b ----- o.8 ½ x B. ---- 0. 6 ½ ; p. 139 : Volgar [Vogelaer] Carlo Una pietra nera ottangolare per il longo con fiori leggermente lavorati B----- 0,5 x 0,3 / autore incerto Una Pietra ottangolare d’alabastro cottognino. Il Salvatore con una mano in atto di benedire e portante nell’altra il globo del Mondo. B__o. 5 ½ x 0. 4 ½ / Volgar Carlo Una pietra nera ottangolare per il longo con fiori B__ 0,5 x 0,3 », Arese, 1967, p. 131.

1134.

Seules des études plus approfondies des inventaires des trois personnalités citées par Alessandro Lamo permettront de mettre à jour qui était le propriétaire de chacune de ces réalisations.

1135.

« E l'altro d'un Cristo in croce, dipinto in su la pietra di paragone, ch'egli rispettosaménte offeri in regalo al Re di Francia e di Polonia, Arrigo III l'anno 1576 nell'occasione di suo passaggio da Cremona », Zaist, Giambattista, Notizie istoriche de'pittori, scultori ed architetti cremonesi, Crémone, Pietro Ricchini, 1774, éd. consultée, Rome, Società multigrafica, 1965, 2 vol., p. 170.

1136.

« Essendo io stato introdotto da un suo principale gentihuomo nella Camera dove era retirato col Duca di Ferrara, presentai à sua Maestà un quadro di pietra di Paragone, nel quale eravi dipinto a oglio di mia mano Christo N.S. sopra la Croce, che fù dal predetto Rè con lietissima fronte ricevuto….. », Campi, Antonio, Cremona Fedelissima Città, Crémone, Casa dell’autore, 1585, p. lij.

Antonio Campi relate également l’ensemble du séjour du roi à Crémone.

1137.

« Antonio Campi : una pietra nella quale è dipinto Christo nell'horto », Sant'Agostino, Agostino, L'immortalità e gloria del pennello, overo catalogo delle pitture insigne, che stanno esposte al publico nella città di Milano, Milan, 1671, p. 78.

1138.

Alessandro Turchi, Christ dans le jardin des oliviers, huile sur ardoise, 39, 5 cm x 31 cm, Milan, Pinacoteca di Brera, inventaire 780.

Cette œuvre est attribuée à Orbetto dans le catalogue de la Pinacoteca Brera, - Pinacoteca di Brera. Scuola Veneta, Milan, 1990, n° 196, p. 365.

1139.

Tanzi, Marco, « Cremona 1560-1570 : novità sui Campi », Bollettino d’Arte, janvier-février 1994, p. 64, note n° 13. Dans cet article Marco Tanzi proposait d’attribuer l’œuvre à Antonio Campi.

1140.

« Un Christo, che va al Limbo s.a la pietra di Ant.o Campi. Con cornice ad intaglio adorata e verde », A.S.M, Notarile, Francesco Negri, qd Giuseppe, filza 33977, publié par Bona Castellotti, catalogue d’exposition, Milan, 2000-2001, p. 195.

1141.

La Crucifixion du musée du Castello Sforzesco à Milan atteste de l’intérêt de Bernardino Campi pour la lumière et démontre, dans cette recherche de piété, des affinités avec Antonio et Vincenzo Campi.

1142.

« Dispose pure la detta signora Luciani, che dalle stesse due signore fussero venduti cinque pezzi di Quadri dal di lei Consorte Vincenzo dipinti su la pietra di paragone … Di fatti i detti quadri furono venduti per duccatoni trecento dalle dette signore, Angela e Marta », Zaist, 1775, p. 185-186.

1143.

Pour ces considérations, on peut se rapporter à l’article : Longhi, Roberto, « Quesiti caravaggeschi ; i precedenti », Pinacoteca, V-VI, 1929, p. 258-230.

1144.

Mais là encore, il sied de faire preuve de la plus grande prudence car nos connaissances sont fondées sur des inventaires des XVIIe et XVIIIe siècles et ne proposent pas forcément des attributions justes.

L’inventaire de Ludovico Mazenta fait état : « Figino. Crocifisso con paesino sopra la pietra di paragone d’on. 12 », Verga, Ettore, « La famiglia Mazenta e le sue collezioni d’arte », Archivio Storico lombardo, 1918, p. 9

Barbara Agosti mentionne également que Francesco d’Adda, serait à l’oigine de peintures sur pierre dont une serait présente dans la collection de Pagave et citée le 18 décembre 1604 : « Una Madonna sopra la pietra nera […] fatta da mano di tanto servitore suoi », Agosti, 1996, p. 169-170.