2.1. La démence et sa nécessaire cause.

Même si les lectures causalistes ne sont pas de celles qui ont notre faveur, il est impossible ici d’y échapper car c’est sous cet angle qu’a toujours été abordée cette question. En l’état actuel de nos connaissances rien ne permet d’infirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses. Sachant que la référence de l’intervenant conditionne son approche thérapeutique, peu de gériatres, à notre connaissance, pensent avec L. Ploton (1999) 27 qu’une lésion cérébrale peut être tout autant la cause que la conséquence d’un dysfonctionnement voire être le fruit d’une cause commune. Le piège de la logique aristotélicienne qui préside aujourd’hui à tout raisonnement prétendument scientifique condamne le chercheur à devoir identifier la cause primum novens. Or, il semblerait que ce soit une erreur. En l’état actuel des connaissances sur le sujet, de plus en plus les chercheurs pensent que les processus neurodégénératifs du type de ceux en cause dans la maladie d'Alzheimer sont la conséquence d’une conjonction de plusieurs facteurs.

Au-delà des exigences et des velléités des sciences dites dures, il ne faut pas non plus occulter le fait que la question de l’origine de la démence interroge la logique qui guide notre pensée et qu’une telle remise en cause n’est pas forcément aisée. Dès notre plus jeune âge, dans notre société occidentale, nous avons appris à lier les événements entre eux, dans un lien causal qui fait de tout événement l’effet d’une cause antérieure. Ce lien causal permet de donner un sens à ce que nous vivons.

Or le dément ne tisse plus ce lien dans le respect de la chronologie et se faisant il ouvre le piège de l’interprétation. Celui qui veut comprendre et/ou entrer en communication avec lui, reste généralement prisonnier de sa perception et agencement des éléments dans une construction qu’il prétend être la réalité. La différence de logique entre celle qui sous-tend les comportements de l’Alzheimérien et celle avec laquelle son interlocuteur tente de le comprendre fait que le second qualifie généralement le premier d’insensé, ce qui lui permet de ne pas interroger sa propre incapacité à comprendre…

Nous pensons que le questionnement nourri par P. Aulagnier (1975) 28   autour de la psychose est aussi d’une grande pertinence quant à la démence. Elle écrit: «  Comme l’enfer, les routes de la théorie sont pavées de bonnes intentions : elles ne suffisent pas à cacher ce qu’un vouloir-savoir comporte de non-respect pour celui auquel on impose une interprétation qui ne fait que répéter, sous une autre forme, la violence et l’abus de pouvoir des discours qui l’ont précédé. » Face à l’angoisse des patients et de leurs familles, les professionnels pensent généralement qu’avouer l’incomplétude de leur connaissance de la maladie d'Alzheimer l’amplifierait. Ainsi dans un souci d’apaisement, ils vont avancer des hypothèses d’évolution qui ne pourront être prises que comme des vérités que l’avenir ne pourra que réaliser. Même quand les propos des professionnels sont soumis au conditionnel, ceux-ci sont souvent entendus comme des prédictions et ces dernières ne pourront que se réaliser… Le vouloir-savoir des familles induit alors un devoir-savoir chez les professionnels et l’Alzheimérien n’est plus alors qu’un malade qui doit bien se comporter, c’est-à-dire comme il a été doctement énoncé…

Vouloir la démence engendrée par ceci ou cela, revient inévitablement à mettre entre parenthèses les questions que pose la démence au profit d’une question plus abordable qui est celle de son origine. Si pour l’organiciste devant un encéphale ce type de questionnement ne se pose effectivement pas, il en va tout autrement pour le clinicien face à un Alzheimérien et sa famille.

Il nous semble que le plus critiquable, ce n’est pas la croyance de l’intervenant mais le fait que la question de l’origine de la maladie d'Alzheimer soit un alibi qui lui permette de ne pas exister face à la souffrance de l’aidant et de la personne âgée. Ce saut logique, selon lequel ce qui importe ce n’est pas ce qui se passe dans le quotidien mais dans la boîte crânienne, permet aussi, et ce n’est pas son moindre intérêt, de déclarer secondaires toutes les interrogations des aidants. Or, ceux-ci savent que le professionnel n’a pas de réponse et, d’ailleurs, ils ne demandent généralement pas autre chose que la confirmation de leur connaissance. Ils viennent consulter pour tenter de construire une réponse adaptée à leurs problèmes et, au lieu de s’engager dans ce processus, les professionnels se croient en devoir de fournir une réponse.

Or, comme pour les psychoses, les démences séniles ne se laissent pas réduire à un manque. P. Aulagnier précise plus loin dans le même chapitre de son ouvrage : « La psychose ne se laisse pas réduire à un en-moins référé à la juste mesure du « normal » ; s’il y a de l’en-moins, il y a tout autant du différent et de l’en-plus. Cet en-plus suffit à dénoncer les différentes théories, qui veulent, au nom du désir de la mère, de l’oppression sociale, du double bind, réduire la psychose et plus précisément la schizophrénie à la réponse passive forgée et préformée par le désir, le discours, la folie des autres. La présence de ces facteurs ne suffit pas à créer ipso facto la folie de l’enfant, elle suffit à mettre en place les conditions qui la rendent possible. »

Si la démence est effectivement un « en-moins » au niveau du patrimoine neuronal d’une personne, elle peut est toujours un « en-plus » au niveau du système familial ne serait-ce parce qu’elle entraîne des changements, même quand ceux-ci ne sont pas souhaitables mais peu de cliniciens s’accordent à la voir ainsi. Nous préciserons au passage que les hypothèses ne sont elles non plus qu’un moyen pour le clinicien de donner un sens qui ouvre le champ des possibles et non une modélisation savante et justificatrice d’une problématique.

Notes
27.

Ploton, L., « Maladie d’Alzheimer. À l’écoute d’un langage. », 1999.

28.

Aulagnier, P., « La violence de l’interprétation », 1975.