Il nous semble primordial de ne jamais oublier qu’une personne démente, aphasique et grabataire reste avant tout un individu avec ses spécificités qui effectivement nous interpelle et nous communique quelque chose de son être.
Comme nous le rappelle N. Rigaux (1997) 44 : « La manière dont le dément est un sujet humain en étant pour autrui est donc singulière : c’est par son corps (à terme plus que par la parole) qu’il communique, c’est par ses affects (plus qu’au niveau d’une pensée consciente) qu’il manifeste sa compréhension du regard porté par lui sur autrui. Cette singularité dans la manière d’être pour autrui n’est pas à situer dans ce qui serait une hiérarchie des formes d’être pour autrui : il y a une multiplicité des manières d’être un homme parmi lesquelles le dément à sa place. »
Réaffirmant donc le postulat du respect de l’humain dans sa différence, nous savons bien que ce sont les ruptures de logique dans la communication de la personne âgée, induites par les troubles de mémoire, qui créent le questionnement dans son entourage. Nous savons que ceux-ci peuvent être, dans un premier mouvement, banalisés et niés et nous reviendrons plus longuement sur ce point plus loin. Mais, dans le cas où la prise de conscience dans l’entourage de la personne âgée s’est faite, nous pouvons observer généralement deux types d’attitudes. Soit, en usant de diplomatie un membre de la famille va tenter de persuader la personne âgée de la nécessité d’aller consulter un médecin et l’accompagnera si celle-ci accepte. Soit, dans une réaction inverse, un membre de la famille va commencer à justifier les troubles de la personne âgée, qu’il reconnaît exister, en arguant du grand âge de la personne. Nous préciserons à cette occasion que, encore trop souvent, celle-ci est confortée dans sa position par le médecin traitant de la personne âgée, ce qui s’avère toujours délétère pour les deux.
Or, quelles que soient les réactions des membres de la famille, elles se traduisent concrètement par des ajustements ou par des nouvelles dispositions. Cela peut aller de simples aménagements du domicile tel que le changement de gazinière pour des plaques électriques à des bouleversements nettement plus importants tels que l’installation d’un enfant chez la personne âgée ou le déménagement de cette dernière chez un de ses enfants.
Généralement, ces changements s’opèrent suite au constat d’un « raté » qui est alors justifié par un épisode de fatigue de la part de la personne âgée. Grippe et autres syndromes infectieux sont alors de bons alibis surtout s’ils ont entraîné une hospitalisation. Ainsi, l’entourage de la personne âgée agit le changement dans un mouvement qui semble naturel aux yeux de tous, sauf parfois à ceux de la personne âgée qui revendique le fait de pouvoir rester seule à son domicile sans que rien ne soit changé.
Dans ces cas-là, soit de longs palabres vont finir par convaincre la personne âgée, soit la famille va accepter les objections de son aîné mais, sitôt une incartade notée, le changement envisagé est opéré et il l’est souvent alors réalisé de façon plus importante qu’initialement prévu.
La prise de conscience des troubles du comportement de la personne âgée ou de ses pertes de mémoire ou des deux entraîne donc des réactions d’un ou de plusieurs membres de la famille, comme nous venons de le voir brièvement.
Ces réactions ne sont jamais anodines car elles sont toujours à l’origine de nouvelles règles familiales quand elles n’en sont pas directement créatrices. Et, qu’elles soient « expliquées » par la description d’un mécanisme qui les génère ou non, elles ont un impact certain au sein de la famille.
Le jeu relationnel qui se crée entre les membres de la famille autour des oublis devient alors très rapidement un jeu dont il est quasi impossible de sortir tant que la personne âgée vivra. Les patterns relationnels qui se mettent alors en place sont terriblement homéostatiques (nous reviendrons sur cette notion dans le chapitre 4).
Une fois désignée malade de la mémoire, que ce soit d’Alzheimer ou non peu importe, la personne âgée ne devrait pas pouvoir être autrement que comme elle s’est montrée et ce tant qu’elle reste dans le contexte où les règles ont émergé, puisque ses difficultés justifient les réaménagements intrafamiliaux opérés et c’est bien là que réside tout le problème.
Les gériatres s’accordent à dire que l’âge est le premier facteur de risque des maladies telles que celle d’Alzheimer. Ainsi avec l’augmentation de l’espérance de vie que nous connaissons ces pathologies émergent et ce forcément sans repère transgénérationnel pour les membres des familles. De plus, les familles occidentales n’étant généralement plus construites sur le modèle de la famille souche (cf. chapitre 3.1.3.) leurs membres sont, en ce début de XXIème siècle en grandes difficultés quant à savoir quel type de réponse apporter à leurs aînés quand ceux-ci deviennent Alzheimériens.
La maladie d'Alzheimer quand elle s’annonce est donc aujourd’hui un fait inacceptable pour les familles et ce au moins à deux titres. Inacceptable car inconnu et inacceptable car disant la déchéance future de l’aîné.
Nous ne reviendrons pas sur l’idée développée par M. Myslinski (1997 ibid.), et que nous partageons, de l’ancêtre suffisamment bon où elle explicite comment la déchéance annoncée de l’aîné est inacceptable.
La maladie d'Alzheimer est aussi inacceptable car n’ayant point appris de leurs ascendants ce qu’il convient de faire face à un parent qui ne tisse plus de fil mnésique et n’ayant généralement pas de réponse de la part des professionnels sur ce qu’il y a lieu de faire, les familles sont désemparées. Devant le côté impératif de la chose, les membres de la famille tricotent alors des solutions plus ou moins heureuses dans l’instant et font l’erreur de croire, quand cela est opérationnel, qu’elles peuvent être définitives car alors l’inacceptable est devenu tolérable. Dans ces cas-là, et avec l’apparition des molécules anticholinestérasiques ils sont de plus en plus nombreux, nous assistons avec la stabilisation des troubles du comportement de la personne âgée à un processus fort bien décrit par Y. Colas. Il écrit (Colas, Y., 1987) 45 : « La pérennisation du symptôme signe l’équilibre des transactions ; D’où la double fonction de celui-ci : il est la seule solution que le groupe formule de façon indéfiniment itérative à la crise évolutive traversée par ses membres. Il est aussi, du fait de son registre symptomatique manifestation de l’échec de cette solution, au sens où elle bloque, ou nie, la dimension temporelle évolutive. »
C’est justement cette dimension forcément évolutive dans le temps de cette pathologie qui va venir faire ressurgir l’inacceptable. Quelles que soient les solutions instituées, elles finissent toujours par devenir inopérantes avec l’aggravation de l’état de santé de la personne âgée. Cette impression se double alors d’un sentiment d’inutile dans le meilleur des cas mais bien plus souvent d’échec et de culpabilité pour l’aidant qui pense ne pas avoir pu ou su mener à bien sa mission. L’inacceptable est alors souvent rejeté derrière des murs de maison de retraite où travaillent des professionnels qui devraient, eux, pouvoir accepter tout en étant interdits de le faire. Ils sont interdits de le faire car cela montrerait aux aidants qui ont échoué que c’est possible et créerait une situation de double lien (Darnaud, T., 1999 ibid.) et l’inacceptable peut continuer son œuvre…
Rigaux, N., « Le dément, sujet à part entière ? Proposition d’un fondement anthropologique », 1997.
Colas, Y., « Approche systémique des démences ou hygiène de la lignée. », 1987.