4.6. Pour conclure sur le concept de crise.

Alors que la période critique est généralement vécue par les professionnels comme un phénomène dangereux et que ceux-ci mettent souvent tout en œuvre pour l’éviter, nous venons de voir qu’elle est en fait la nécessaire alliée de tout intervenant gérontologique et par extension de tout travailleur du champ psychosocial puisqu’elle est le processus qui permet le changement. D’ailleurs, plus nous tentons de l’éviter et plus elle s’impose avec force. La crise se joue alors souvent dans une expression clastique. Dans notre pratique, au quotidien, des demandes de consultations ou d’hospitalisations pour des personnes âgées sont formulées auprès du service de Court Séjour Gériatrique où nous travaillons. Si l’urgence vitale n’existe effectivement presque jamais, en revanche, il est souvent impératif de faire cesser une relation conflictuelle entre l’Alzheimérien et l’aidant. Aborder la relation entre les deux protagonistes est alors une chose souvent difficile tant les choses sont exacerbées au moment où les personnes arrivent à l’hôpital. Nous devons commencer par permettre à la personne qui vit une période de tumulte de retrouver un peu de calme. Dans ce premier mouvement, nous sommes souvent tentés d’oublier que les manifestations de la personne témoignent de sa souffrance mais aussi de celle d’un système familial. Cette souffrance peut se traduire par des cris incessants ou des déambulations permanentes de la part de la personne âgée mais elle peut aussi se manifester par un épisode dépressif majeur de l’aidant voire par des somatisations. Ces comportements ne disent donc pas seulement la souffrance d’une personne mais ils expriment la souffrance générée par un jeu relationnel qui avait pour objet d’éviter toute tension au sein d’un système familial. Ces comportements, par ce qu’ils ont d’irraisonnable peuvent conduire la personne âgée ou l’aidant à se mettre en danger et donc initier une situation d’urgence qui doit, elle, être maîtrisée au plus vite.

Dans un système familial en souffrance, les périodes critiques sont non seulement inévitables mais elles peuvent devenir le mode relationnel préférentiel qui régit les interactions entre les membres et vivre dans la souffrance devient alors la règle, comme nous le verrons lors de la dernière partie de ce travail. Au lieu donc de tenter d’éviter toute situation conflictuelle et de devoir ensuite être contraint de la gérer dans une situation de pseudo urgence, les acteurs du champ gérontologique nous semblent avoir tout à gagner à la mettre en scène ; c’est-à-dire à permettre son expression dans les moins mauvaises conditions possibles.

Ce postulat nous semble être celui d’un accompagnement relationnel réussi c’est-à-dire d’une aide aux aidants et aux Alzheimériens qui ne soit pas une compilation plus ou moins heureuse de conseils plus ou moins distillés sous forme d’injonctions bienveillantes (Darnaud, T., 2004) 81 . Ce postulat ne nécessite généralement rien d’autre que de se savoir appartenant au système avec lequel nous travaillons. Nous ne sommes pas extérieurs aux familles que nous accompagnons même si nous ne les voyons que quelques jours dans une année. Cette position entraîne aussi un positionnement professionnel qui découle d’une réflexion forcément éthique et ce n’est pas la moindre de ses qualités.

Comme nous l’avons dit, la crise d’un individu peut se traduire par la mise en ébullition d’un système familial. Dans la maladie d'Alzheimer, il n’est pas rare de voir l’aidant prendre à son compte le malaise de la personne âgée pour que les choses s’apaisent mais alors le stress continuera inéluctablement son œuvre destructrice chez l’aidant. L’inacceptable de la situation contraint l’aidant à accepter puisque son aîné est décrété ne plus être en mesure de comprendre donc d’accepter… Dans ces cas-là, une nouvelle situation critique ne pourra qu’éclater et sera alors un événement qui créera un contexte où il ne sera pas possible, pour les personnes qui le vivent, de ne pas choisir.

Si toutes les crises sont des temps qui ouvrent au changement, celle originelle de l’Alzheimérien, c’est-à-dire celle qui fait d’une personne âgée un Alzheimérien, se solde généralement par un non-choix et un non changement. En ce sens nous pouvons donc dire que l’annonce du diagnostic est une non crise. Mais, à la différence de cette information, qui peut être étouffée par une pseudo-réponse dont tous les membres de la famille se sont satisfaits, il sera rapidement impossible, pour les membres de la famille de ne pas répondre aux problèmes posés par les troubles du comportement de la personne âgée. Or, la non-réponse à la première manifestation, puisque la solution apportée n’a généralement permis que l’illusion d’un choix, obère les possibilités de réponse à ce moment-là.

Nous verrons dans la dernière partie de ce travail que la maladie d'Alzheimer entraîne plusieurs périodes de situation critique pour l’aidant et l’Alzheimérien et qu’elles débouchent souvent à la fin sur des issues dont la plus grande partie sont de bonnes mauvaises solutions.

Notes
81.

Darnaud, T., « L’aide aux aidants : une intervention forcément éthique », 2004.