6.2.L’analyse des cinquante huit premiers dossiers.

6.2.1. La question centrale.

L’ensemble du questionnaire recueillant cent quatre vingt dix huit réponses, nous avons pris le parti de réaliser l’analyse statistique à partir d’un certain nombre d’items et non en utilisant l’ensemble des réponses. Pour faire une sélection qui soit logique par rapport à notre sujet d’étude, nous avons été amené à déterminer un facteur central par rapport au thème de notre recherche. Nous avons donc choisi une question parmi toutes celles composant notre base de données initiale.

Le facteur central que nous avons retenu est celui de la question du changement dans la construction du monde.

En référence aux travaux du constructivisme et plus particulièrement à ceux de H. Von Foerster (1981) 90 – qui a démontré le postulat selon lequel : « L’environnement, tel que nous le percevons, est notre invention » – nous appelons construction du monde le processus par lequel un sujet intègre les objets qui l’entourent et les événements qu’il vit pour en faire ce qu’il appelle la réalité. Nous sommes d’accord avec cet auteur pour dire que la réalité est quelque chose qui n’existe pas en soi mais qu’elle est la résultante d’un processus de construction. Toutefois, nous pensons que ce processus s’inscrit généralement pour ne pas dire nécessairement dans un phénomène de co-construction. En effet, il est peu de décisions qui engagent seulement un sujet. Nous préférerons donc le terme de co-construction puisqu’il nous semble que c’est au sein d’un processus interactionnel mettant en jeu au moins deux personnes que se construit la réalité pour chacun des deux. La réalité alors construite peut, bien sûr, être totalement différente pour chacun des sujets. Cette situation est typiquement celle dans laquelle se trouvent être les aidants de personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer. Ceux-ci nourrissent évidemment une interaction avec le malade mais ils sont aussi en liens avec d’autres membres de la famille ou de l’entourage et c’est au sein de ces différents échanges que la maladie devient réalité pour l’ensemble des interlocuteurs. Ce processus de co-construction est d’autant plus prégnant que le fait d’intégrer tout nouvel élément dans la réalité est alors étroitement lié au changement qu’il génère, ou peut potentiellement générer, pour l’aidant dans son rapport aux autres et donc à lui-même. Le fait de devenir, d’être, ou ne plus être un aidant, a aussi nécessairement un impact sur la fonction de la personne au sein de la constellation familiale.

Mais, même si l’aidant nourrit différents liens avec l’ensemble de son entourage, nous pensons que c’est plus particulièrement au sein de sa relation avec l’Alzheimérien que la maladie devient réalité. En se référant aux travaux de P. Watzlawick (1978) 91 sur la désinformation, nous pensons, en prenant l’exemple du « dilemme des prisonniers » * , que dans la situation de l’aidant, les décisions qu’il prend sont nécessairement liées à ce qu’il pense que l’autre pense. La décision se fonde donc sur ce qu’il pense être la meilleure prévision possible de ce que le malade aurait pensé ou considérera être (selon ses capacités intellectuelles) la meilleure solution possible, dans l’ici et maintenant.

Dans notre étude, la question intitulée : « changement dans la construction du monde » interroge la prise en considération d’un nouvel élément pour l’aidant au moment de chacune de ses décisions. Ce nouvel élément est la prise en compte ou non par l’aidant, avant toute initiative ou tout choix, de l’avis de la personne âgée ou des répercussions que cela pourra avoir pour elle. À partir du jour où un membre de la famille ne peut plus rien envisager dans le présent et a fortiori dans le futur sans se soucier de savoir si cela est compatible avec la disponibilité dont il doit faire preuve auprès de la personne âgée, ses réactions et ses choix sont forcément différents de ceux réalisés jusqu’alors.

Un tel changement a des répercussions sur l’ensemble des interrelations familiales puisqu’en se voulant et se rendant plus disponible à la personne âgée l’aidant l’est moins facilement aux autres, par définition.

Il nous semble important de préciser avant d’aller plus loin que nous distinguons nettement la notion de construction du monde de celle de parentification, d’ailleurs celle-ci fera l’objet d’un chapitre dans ce travail (7.3.). Tenir compte d’un parent au point de ne rien faire sans avoir supputé les conséquences de son acte dans sa relation à lui, quand on est « adulte », n’est pas synonyme de se vivre comme étant le parent de son aîné, même si on se sent bien évidement responsable de lui. Ainsi, l’avis d’un parent, ou des deux, peut être pris en compte par certains enfants tout au long de leur existence. Une fois l’avis obtenu, de nombreux autres facteurs être pris en compte par l’enfant au moment de sa décision. Nous ne sommes pas sans savoir l’existence de relations où toutes les décisions des enfants sont inféodées à l’avis parental mais nous ne développerons pas ce sujet.

En revanche, notre expérience clinique nous a appris qu’à partir d’un moment donné, l’enfant ou le conjoint de l’Alzheimérien intègre ce nouvel élément, qu’est la maladie de son parent, et celui-ci obère alors toutes les décisions que prendra l’aidant.

La prise en compte de ce nouvel élément par l’aidant se perçoit aisément quand nous interrogeons son souci à l’endroit de la personne âgée lors de chacune de ses décisions. Alors que certains aidants continuent de vaquer à leurs occupations sans se soucier de leur parent, bien que le sachant malade, d’autres ne peuvent envisager une quelconque initiative ou décision sans avoir tenté de mesurer son impact éventuel pour la personne âgée.

Même si nous savons, comme nous venons de le dire, qu’il est des sujets qui ne peuvent, tout au long de leur existence, prendre la moindre décision sans avoir reçu l’aval de leur parent, ce n’est pas pour autant que pour ceux-ci le changement de leur construction du monde ne soit pas opérant, au contraire. Si le souci de l’avis de leur aîné n’est pas un changement pour eux, le fait de ne plus pouvoir se référer à l’avis parental est un événement qui va bouleverser leur façon habituelle de construire le monde.

Notes
90.

Von Foerster, H., « La construction d’une réalité », 1981.

91.

Watzlawick, P., « La réalité de la réalité », 1978.

*.

« Dilemme des prisonniers » : Un magistrat tient deux hommes pour suspects d’un vol à main armée. Les preuves manquent pour porter l’affaire devant les tribunaux ; il fait donc convoquer les deux hommes. Il leur dit avoir besoin d’aveux pour les faire inculper ; sans quoi, il peut seulement les poursuivre pour détention illégale d’armes à feu, délit leur faisant encourir une peine de six mois de prison. S’ils avouent tous les deux, il leur promet la sentence minimale pour vol à main armée, soit deux ans. Mais, si un seul avoue, il sera considéré comme témoin officiel et relaxé, tandis que l’autre prendra vingt ans, le maximum. Puis, sans leur donner l’occasion d’élaborer une décision commune, il les fait enfermer dans des cellules séparées, d’où ils ne peuvent communiquer.