L’analyse statistique des données que nous venons de voir au chapitre précédent nous a permis de distinguer trois groupes de famille.
La répartition des familles dans ces trois groupes se fait principalement en fonction du degré de gravité de la maladie d'Alzheimer mais elle est aussi induite par d’autres facteurs. S’il y a une corrélation certaine entre durée d’évolution de la maladie, score au MMSE et classement des familles dans l’un des trois groupes, ces deux facteurs ne sont toutefois pas suffisants pour pouvoir distribuer les familles dans les trois groupes. Le modèle statistique a aussi classé quelques familles dans un autre groupe que celui auquel elles auraient appartenu si nous nous étions contenté de nous fier aux deux critères que nous venons de citer.
Comme nous l’avons évoqué lors du chapitre précédent, le niveau de dépendance assumé par l’une ou l’autre famille est d’une grande variabilité. Ainsi, il nous semble illusoire, et peut-être inutile d’ailleurs, de tenter de déterminer des gradients qui permettraient de mesurer la résistance des familles aux changements induits par la maladie d'Alzheimer de son aîné. Pour ce faire, il faudrait définir la variation progressivement décroissante de la résistance des systèmes familiaux et des seuils où les changements s’opéreraient, à partir d’un point initial qui serait celui de l’équilibre homéostatique desdits systèmes. Une telle entreprise est illusoire au moins pour trois raisons.
Premièrement, les systèmes familiaux fonctionnent à partir de niveaux d’équilibres très disparates et tenter de définir ce que serait la norme est, par définition, un non sens.
Deuxièmement, tous les systèmes familiaux ont des ressources et des prédispositions à la résilience très différentes face à la démence (Delage, M., 2004) 94 , ainsi, la capacité à maintenir son homéostasie varie énormément d’un système à un autre.
Troisièmement, certains systèmes familiaux vont vivre, avec la première crise, un conflit d’une telle intensité que cela se soldera par une implosion de la famille. À l’issue de la crise nous aurons un agrégat d’individus qui cohabiteront encore peut-être mais que nous aurons généralement beaucoup de difficultés à penser comme étant un système familial d’une personne âgée.
L’intérêt du modèle que nous avons dégagé est donc de ne pas se calquer simplement sur l’évolution diachronique de la maladie d'Alzheimer. La répartition des familles dans les groupes se fait à partir de la prise en compte de plusieurs facteurs. Mais, le premier intérêt de ce modèle ne réside pas dans le « classement » des familles qu’il permet d’obtenir, même si celui-ci à un intérêt certain pour le clinicien. Le premier intérêt de ce modèle nous semble être le fait qu’il révèle un processus commun chez l’ensemble des familles que nous avons rencontrées.
Comme nous l’avons aussi déjà évoqué, nous entendons poursuivre notre travail de recherche afin d’optimiser notre questionnaire dans le but de finaliser, à terme, un test permettant de mesurer le niveau de ressenti des aidants. Mais, avant cette étape, il nous semble important de mieux cerner et de tenter de définir quel est ce processus à l’œuvre au sein de tous les systèmes familiaux confrontés à la maladie d'Alzheimer.
Nous sommes enclin à penser que ce processus n’est pas le fait de la maladie d'Alzheimer et qu’il se retrouve sûrement dans tous les systèmes familiaux dont un membre souffre d’une maladie chronique et dégénérative. L’âge du patient désigné et la maladie d'Alzheimer ne nous semblent pas être des critères suffisants pour créer des systèmes familiaux spécifiques et monolithiques. D’un point de vue théorique, si nous nous référons à l’épistémologie systémique et plus particulièrement à la théorie du chaos quantique, nous pouvons dire que ces deux critères sont deux éléments, parmi de nombreux autres au sein d’un système. Un élément n’a pas de prédisposition spécifique et n’a pas plus d’influence qu’un autre par essence. C’est l’enchaînement singulier des éléments qui va permettre un processus d’amplification à partir d’un élément aléatoire déjà présent mais latent jusqu’alors. Le battement d’aile du papillon à New York qui aboutit à un ouragan au Japon est une vulgarisation connue de cette théorie. La propension d’un élément à être celui qui va permettre un phénomène d’amplification, lequel débouchera sur une mutation du système, ne provient pas de sa nature mais de la façon dont il se concatène avec les autres éléments en présence dans un système donné et ce en fonction du contexte particulier où se joue l’interaction entre les éléments dudit système.
Ainsi, la maladie d'Alzheimer n’ayant que la spécificité qui est la sienne au sein des systèmes où elle est identifiée, le développement de nos travaux en direction des familles qui ont affaire avec une pathologie chronique dégénérative nous semble être un axe de recherche intéressant. Si, comme nous sommes tenté de le penser, le modèle que nous proposons à partir de ce travail se confirmait, nous serions alors heureux du fait que la gérontologie apporte une contribution importante à la compréhension des phénomènes psychopathologiques à l’œuvre au sein des familles. Cet enjeu confirme, s’il le fallait, l’intérêt de la psycho-gérontologie, d’une part, et que les personnes âgées ont de nombreuses choses à nous apprendre sur le fonctionnement des systèmes familiaux et humains, d’autre part.
À défaut donc de pouvoir déterminer précisément un niveau de charge et des niveaux seuils, ce qui correspondrait à une analyse référée à la logique causale linéaire dont nous pensons qu’elle n’est pas de celles qui président aux systèmes humains, nous avons néanmoins fait le constat selon lequel les trois groupes de famille se répartissent nettement autour de deux épisodes de crise facilement repérables.
Ces deux crises sont deux moments forts qui entraînent des modifications dans l’organisation singulière de l’aide au sein de chaque système familial. Ces deux crises sont deux moments charnières au cours desquels l’impact de la maladie d'Alzheimer modifie profondément les règles qui régissent les interactions entre les membres de la famille. Elles modifient structurellement l’organisation de l’aide sans que cela se solde forcément par un réaménagement concret de cette dernière ou un changement d’aidant au sein des systèmes familiaux.
L’impact familial de la maladie d'Alzheimer s’inscrirait donc selon le schéma suivant :
Les travaux de Qualls, H, S. (1999 et 2003) 95 , et de Bedford, V., (2005) 96 de l’Université de Colorado à Collorado Springs (USA), qui sont les seuls travaux proches, à notre connaissance de notre démarche, soulignent le fait qu’un seul aidant n’est pas la vraie réponse familiale et que les autres membres de la famille doivent compenser la perte de capacité de la personne âgée fragilisée. Mais, si ces chercheurs soulignent l’importance de crises permettant la réorganisation des patterns relationnels, comme nous l’avons fait, ils n’ont pas pu déterminer de groupes familiaux repérables. En ce sens, notre modèle est novateur.
Dans un souci de clarté de notre exposé, nous allons d’abord nous intéresser aux trois groupes de familles puis nous analyserons les deux crises.
Delage, M., « Vie familiale et processus démentiel. Quelques éléments de réflexion pour une résilience. », 2004.
Qualls, S. Honn , « Realizing power in intergenerational family hierarchies: Family reorganization when older adults decline. », 1999.
Qualls, S., H., « Aging and cognitive impairment », 2003.
Bedford, V., « Theorizing about sibling relationships when parents become frail », 2005.