Comme nous venons de le dire, les membres de ce groupe de systèmes familiaux vivent une période de souffrance en partie liée aux nouvelles règles qu’ils connaissent. Or, l’essentiel des réponses qui leur sont proposées se soldent par des tentatives de retour à l’état antérieur comme si cela était possible. La mise en place d’auxiliaires de vie à domicile, par exemple, ne fait bien souvent qu’entretenir les règles qui se sont installées avec la première crise et qui « organisent » la souffrance familiale. La présence de tiers non souhaitée à domicile ne fait qu’augmenter la souffrance de l’aidant qui ne se sent plus maître chez lui et de l’Alzheimérien qui ne comprend pas ce que font tous ces étrangers à son domicile. Ceci est pire encore quand empreints de bienveillance ces aidants donnent des ordres…
Si nous ne pouvons que souscrire aux différentes aides qui permettent le maintien à domicile des personnes âgées, nous sommes plus critique quand celles-ci sont teintées d’une certaine hypocrisie qui consiste ici à laisser entendre qu’avec elles les aidants ne pourront qu’y arriver. Grâce à l’étude PAQUID, J-F, Dartigues (2002) * a démontré la corrélation qui existe entre niveau de performance cognitive et maintien à domicile des personnes âgées.
Le graphique montre bien que le stade modérément sévère de la maladie correspond à celui où l’entrée en institution se fait dans la majorité des cas.
Or, c’est précisément à ce stade de la maladie que se trouvent être les malades de ce groupe de familles (les scores obtenus au MMSE vont de 11 à 20 avec une moyenne à 15.20).
Ainsi donc, les aides apportées ne permettent que de repousser une décision redoutée mais qui se profile un peu plus à chaque complément d’aide. Celle-ci fera d’ailleurs souvent l’objet de la seconde crise dont nous parlerons un peu plus loin. Même quand elles sont présentées comme suffisantes, l’aspect provisoire des aides apportées à cette période de la maladie ne leurre aucun aidant et nous pensons même qu’il concourt à leur souffrance. La présentation de l’aide comme suffisante, faite par certains professionnels alors qu’ils savent qu’elle sera certainement insuffisante à terme n’est effectivement pas une attitude dénuée d’hypocrisie. Mais, comment pouvoir mener sereinement une entreprise quand on la sait perdue ?
De nombreux aidants nous ont confié qu’ils auraient préféré que l’Alzheimérien meure plutôt que de vivre ce qu’ils ont eu à traverser ensemble…
Outre cet aspect temporaire des aides, nous pensons aussi que le fait qu’elles s’inscrivent uniquement dans du faire n’est pas sans lien avec la souffrance que vivent les aidants. Faire appel à un professionnel pour réaliser ce que l’on ne peut pas ou plus faire en tant qu’aidant n’est pas chose facile à vivre. Et, quand, à ce moment-là, les professionnels bienveillants vous expliquent qu’eux n’ont pas de problème pour réaliser cette tâche, comment ne pas se sentir dévalorisé ?
Nous n’ouvrirons pas ici le débat sur l’aide aux aidants mais nous savons le penchant naturel des travailleurs médico-psycho-sociaux à la bienveillance. L’aide professionnelle bienveillante se solde toujours par l’organisation d’une maltraitance que nul ne peut dénoncer. En déguisant l’hétéronomie en autonomie, elle érige les principes selon lesquels la personne âgée doit maintenant vivre pour bien vivre. Et, même quand ceux-ci sont contraires à ce que le bénéficiaire de l’aide a toujours voulu. L’aidant familial étant à l’origine de la demande auprès des professionnels ne peut que s’incliner ou alimenter un conflit ce qui n’améliore en rien la situation (Darnaud, T., et Hardy, G., 2006) 98 .
L’aide des professionnels (aide ménagère, auxiliaire de vie, aide soignante, infirmière, kinésithérapeute, orthophoniste, pour ne citer que les principales) se décline à un niveau pratique mais elle est souvent présentée comme réponse à la problématique existentielle des aidants. Ainsi, il existe une confusion certaine entre problème pragmatique, problème existentiel et problème psychologique.
Or, la souffrance des membres des systèmes familiaux nous semble être plus en lien avec les nouvelles identités que la maladie d'Alzheimer les oblige à endosser qu’avec la réalisation effective des tâches « ménagères ».
Cette période de souffrance qui dure environ deux ans, selon les résultats statistiques de notre enquête mais dont la variabilité est importante puisque cela peut aller de quelques semaines à de longues années, marque un moment clé, un tournant dans la trajectoire des membres du sous-système familial qui assument l’accompagnement de l’Alzheimérien.
Rapport d’Expert, Dartigues, J-F., Annexe au dossier technique Ebixa®, Commission de la Transparence, 2002
Darnaud, T., et Hardy, G., « Petit manuel pour l’usage du travailleur social », 2006.