Il est des personnes âgées qui vivent seules et autonomes à leur domicile. Leurs enfants établis plus ou moins loin ne passent qu’occasionnellement même si généralement des contacts téléphoniques réguliers ont lieu. Dans ces situations, les erreurs de la personne âgée sont ignorées de ceux-ci et elles ne seront prises en compte qu’à partir du moment où leur importance est telle qu’elles rendent le maintien à domicile très difficile voire impossible. La crise mutation s’ouvre alors brutalement et débouche invariablement sur le constat de l’impossibilité du maintien à domicile de la personne âgée. La désignation d’un aidant s’impose alors comme une nécessité absolue et, que celle-ci permette ou non un retour à domicile, elle s’accompagne d’un sentiment d’urgence qui pourtant n’existe pas puisqu’il y a des semaines voire des mois que les troubles existent. Nous rencontrons d’ailleurs des situations où cette première crise se solde directement par un placement en maison de retraite de la personne âgée et ces familles passent du groupe 1 au Groupe 3 directement.
À la différence des personnes âgées qui vivent très entourées, dans ces situations, la désignation de l’aidant naturel se fait forcément dans l’urgence et nécessite qu’un membre de la famille ou de l’entourage de la personne âgée se charge de cette mission. Ce mode de désignation permet généralement à l’aidant naturel de pouvoir s’en défaire aussi spontanément qu’il en a était chargé. Si cette possibilité est certaine, elle n’en demeure pas moins éphémère et s’en décharger au bout de quelques mois est généralement impossible. Ainsi, sentant bien la lourdeur de la tâche qui se profile, il n’est pas rare de voir l’aidant naturel entamer, dès sa désignation, les démarches nécessaires à un placement en maison de retraite. En confiant son aîné à des professionnels, il accomplit sa tâche et croit se prémunir du poids des responsabilités qui lui ont été conférées. Son attitude sera malheureusement souvent jugée comme un abandon par son entourage et même par les professionnels de l’institution à laquelle il a confié son parent. Son impossibilité effective et affective à être l’aidant naturel, se transforme alors en ajout de culpabilité et cela ne peut que lui rendre toute visite à la maison de retraite difficile quand ce n’est pas impossible. Son attitude hésitante et les innombrables questions, qu’il ne pourra que poser, seront très rarement perçues comme des appels à l’aide pour accomplir sa mission familiale.
Assurer son rôle d’aidant naturel en confiant son aîné à une maison de retraite est effectivement une véritable gageure et cela représente peut être le plus important des enjeux pour les professionnels et ce quel que soient le mode et le processus d’admission.
Toutefois, à la différence du premier cas de figure, la notion d’urgence de la désignation de l’aidant naturel renforce le caractère temporaire, pourtant normal, de l’aide matérielle et le leurre de sa prééminence. Si cette dernière est effectivement une nécessité absolue tant la désorientation de la personne âgée est généralement majorée dans ces moments-là, il n’en demeure pas moins que son inscription au premier plan masque parfois des réaménagements familiaux plus profonds qui peuvent, eux aussi, s’opérer dans la précipitation alors qu’ils auraient nécessité un laps de temps certain.
La prise de conscience de la nécessité d’un accompagnement de la personne âgée se solde donc toujours par la désignation d’un aidant naturel et que celle-ci débouche ou non sur un placement en institution, elle entraîne des bouleversements au sein de la dynamique familiale. Ce processus de désignation ne peut se faire que dans un moment de crise puisque l’équilibre familial est « débalancé ».
Il est aussi important de noter que dans ces situations de personne âgée isolée, certains professionnels n’hésitent pas à se mandater eux-mêmes pour intervenir auprès de la personne âgée et de sa famille. Ils deviennent alors mandants et mandataires sans que cela ne pose de question à personne puisque c’est pour le bien de la personne âgée…
En utilisant une métaphore théâtrale, nous dirions qu’en dirigeant l’ensemble des projecteurs sur la personne âgée et sa nécessaire protection, l’aidant professionnel acteur de l’aide permet aux escarmouches entre les membres de la famille quant à la désignation de l’aidant responsable de la personne âgée de se jouer dans l’ombre donc dans le secret. Tous les protagonistes participent alors à un jeu aux enjeux autrement importants que celui de l’aide matérielle mais dont nul ne pourra parler puisqu’il s’agit de ne pas entendre les récriminations de la personne âgée qui ne veut naturellement pas quitter son domicile…
Toujours en filant cette métaphore, nous préciserons que le professionnel qui alors est sous les projecteurs n’est pas exclu du jeu qui se joue dans l’ombre et qu’il se retrouve souvent désigné comme le responsable de ce que vit la famille, et ce, généralement à sa plus grande surprise (Darnaud, T., 1999) 101 .
Darnaud, T., « L’entrée en maison de retraite », 1999.