2.1.- La Renaissance 

LETTRES DU POETE QUI DORT SUR UNE CHAISE
VI
Maladie
Décrépitude
et Décès
dansent comme pucelles innocentes
autour du lac des cygnes
demi nues
ivres
avec leurs lascives lèvres de corail.
N. PARRA * .

Le mot ballet vient de l’italien balleto, diminutif de ballo « ball ». Entre amateurs et professionnels, entre l’art et le pouvoir, entre le corps festif ou le corps sacré et le corps « savant » et « dansant », des distensions symboliques traversent l’histoire de l’art chorégraphique occidental.

Il y a distanciation entre, d’une part, les danses communautaires qui ont des fonctions de type festif, religieux, symbolique, éducatif, etc. et, d’autre part, les danses représentatives qui reposent sur le principe de « l’art pour l’art ».

Depuis le XIVème siècle au cours duquel est apparue la notation de la danse, émergent également les pratiques de principes esthétiques et de la rationalisation, modifiant le rapport aux choses, au corps et au monde. Cette forme d’institutionnalisation se manifeste à la fin du Moyen Âge, avec le ballet de cour et la danse « savante ».

« L’art de la danse est particulièrement attaché à la culture humaniste qui, à la Renaissance de la danse, reste toutefois subordonné à une vision métaphysique du monde, selon laquelle le corps ordonné et mesuré reproduit, sur terre, l’harmonie céleste. Le corps dansant se formalise en se sacralisant » 1 .

Au XVIIème siècle, l’art de la danse se convertira en « Ballet », il sera moral, non plus sacré, et au service du pouvoir de la monarchie et de la cour, où l’objectif était bien d’accorder les pas des danseurs aux rythmes de la musique et des vers mesurés. Les manuscrits italiens de la Renaissance sont des traités qui parlent d’une « science de la danse ».

Pour l’Eglise, si la danse peut se rapprocher d’une gesticulation sainte, elle a également le pouvoir de participer à la possession démoniaque dans des manifestations collectives, par exemple : les danses païennes pratiquées hors des églises.

« La danse de quadrille se transforme en mouvements lents et solennels à la suite de son appropriation aristocratique » 1 , enfin les ballets de cour transforment les données motrices et kinesthésiques ; ils se modèlent appliquant les préceptes de la courtoisie et de la bonne tenue en société à l’égard de la posture.

Cette idée du XVIIème siècle, est toujours bien vivante de nos jours puisque, Diego professeur de danse, du C.N.S.M.D. nous déclare au cours de l’entretien : « …le caractère, la posture, la position, mais aussi le ballet contribuent à ce que la fille acquiert des manières fines, souligne sa féminité dans (…) ». Dans un premier temps, si nous lisons entre les lignes, nous en déduisons que, peut-être, les filles commencent à faire de la danse classique avec, en arrière- pensée, l’idée de pouvoir réussir dans la société, d’avoir une place en tant que femme.

Figure 7 : Tutus utilisés au C.N.S.M.D.
Figure 7 : Tutus utilisés au C.N.S.M.D.

Mais si on analyse plus loin, il n’y a pas que la femme, il y a aussi l’homme qui intervient dans cette tenue en société, et parfois ce n’est pas aussi simple * .

« La conception du corps dans la danse, à la Renaissance, participe d’un nouvel ordre symbolique et social se traduisant par la transformation du corps quotidien en corps dansant (donc extra quotidien) » 2 .

La danse, à l’écart de la pensée humaniste (mouvements rationalisés) dit que c’est une manière d’exprimer l’âme, une démarche analytique ou intermédiaire entre le ciel et les hommes, c’est-à-dire, une action qui manifeste le mouvement spirituel, avec une harmonie parfaite.

« Accordée à la musique, la danse aurait des pouvoirs d’imitation de l’harmonie céleste, qui seraient d’autant plus forts que chaque partie du corps est reliée à une planète : en dansant, il deviendrait possible d’attirer les influences planétaires sur l’âme humaine » 1 .

« La culture comique populaire de cette époque, nous parle d’un corps qui forme un tout vivant et indivisible entre le monde cosmique et social. Ce corps est nommé par M. BAKHTIME comme « réalisme grotesque », donc« extra-quotidien », parce qu’il exagère l’image de sa matérialité jusqu'à l’absurde,car ce n’est pas le corps qui s’élèveet se met au service de l’âme, il dit : « Ce corps n’a pas de place dans l’ « esthétisme du beau » forgé à l’époque moderne » 2 .

La conception du corps humain, en tant que reflet du corps céleste s’accompagne, alors, d’intentions religieuses, politiques et éthiques concernant les usages du corps, définissant un art humaniste qui fait du corps, un moyen d’expression en lien avec les préceptes théoriques de l’Antiquité. Les mouvements corporels composent donc une action muette par laquelle ils ont la capacité d’exprimer ce que les mots taisent, selon Plutarque, la danse est une « poésie muette ».

Le ballet, en tant que nouvelle forme de représentation, est inventé entre 1570 et 1580. Selon M. Mc. GOWAN, le ballet était surtout la représentation de la vie et des choses, la réalisation dramatique d’une harmonie, (responsabilité de l’Etat absolutiste) c’est-à-dire que le ballet de cour affirme le pouvoir du monarque, en le mettant en scène de manière allégorique : le film « Le Roi Danse » 3 en apporte un excellent exemple. En dansant dans les bals et dans les ballets, le roi rappelle par ailleurs sa puissance personnelle de contrôle et de domination de la scène sociale et politique « la participation du public était un élément essentiel de la réussite du ballet » 4 , comportant aussi des intentions philosophiques : il s’agissait de montrer le triomphe de la raison d’Etat et de célébrer la puissance du roi. D’une manière générale, le ballet de cour avait une fonction d’expression de valeurs morales et d’affirmation de la légitimité de la souveraineté, et favorisait la participation éthico-pratique.

Le ballet de cour à la fin du XVIème siècle et au début du XVIIème siècle, intégrera fréquemment une dimension burlesque et des allégories essentiellement politiques qui devaient être comprises du public, des courtisans et du roi. Progressivement, le public et les lieux de représentation se sont diversifiés : à l’Arsenal, dans des hôtels, aux environs de Paris, à l’Hôtel de Ville ou dans des théâtres, où Louis XIV participe à plusieurs pièces du théâtre de MOLIERE qui crée la Comédie-ballet.

Plus tard, J.-B. LULLY mettra en place la tragédie-ballet qui privilégie l’expression et la narration, conduisant à un perfectionnement technique et à une amélioration des costumes de danse et aussi à la danse burlesque avec des postures ridicules et des sauts périlleux exécutés par des baladins professionnels 1 , tandis que les danses plus simples étaient interprétées par les courtisans.

« La création, à cette époque, de l’Académie royale de musique et de danse conduira à une séparation tranchée entre amateurs et professionnels dans l’art du ballet occidental » 2 . « En se professionnalisant, le ballet de cour a engendré une démarcation entre scène et spectateurs, ainsi qu’une séparation entre l’objet esthétique et sa valeur éthique ou sa fonction moralisatrice et politique » 3 .

Danse et civilité

« Il nous suffira de dire que le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux » 4 .

Entre le XVème et le XVIIème siècle, les maîtres à danser sont proches des aristocrates et des hommes de cour, avec lesquels ils consignent les principes esthétiques et constituent un vocabulaire de la danse. L’art chorégraphique est en lien avec les préceptes courtisans, et la danse se convertit petit à petit en apprentissage de savoir-faire auquel on s’exerce pour acquérir des « bonnes manières », c’est un excellent entraînement et un moyen d’éduquer le corps au service de la beauté, pour transformer des comportements, au cours des processus de civilisation, qui règlent les attitudes corporelles, les gestes, les manières de se vêtir, etc. Elle devient une discipline pédagogique dans les collèges de jésuites, pour apprendre à contenir son corps, ses agitations et ses passions.

Une nouvelle forme d’interrelations, engage les individus à une observation mutuelle et continue. La danse, les contraint à contrôler leurs actes par rapport à ceux d’autrui, ainsi qu’au refoulement de leurs pulsions et de leurs émotions. Les traités de civilité édictant les codes du devoir être et de devoir faire, où les corps se règlent les uns par rapport aux autres, et les règles de civilité, contrôlent les corps qui doivent garder une certaine distance. Les hommes et les femmes ne pouvaient s’approcher que pour danser « le menuet ».

Entre le XVIème et le XVIIème siècle, la danse fait partie de l’éducation des courtisans chez lesquels nous pouvons observer la monopolisation de la contrainte physique et de la force militaire imposées par l’état absolutiste qui a conduit à construire un fort contrôle de soi.

La danse, pour les jeunes nobles et les enfants royaux ne s’apprend plus seulement auprès d’un maître particulier, ils sont pris en charge par des précepteurs et des gouvernantes et font leur apprentissage du monde dans les Académies. « Les maîtres à danser étaient présents à la cour, dans les Académies militaires et au domicile des bourgeois qui désiraient acquérir les bonnes manières […] La danse était surtout considérée comme un exercice utile pour l’éducation des écoliers, et participait à la formation de l’orateur » 1 .

En conclusion, la danse servait à acquérir les dispositions nécessaires aux rôles sociaux : se montrer aux yeux de tous, prouver son statut de courtisan et ainsi d’appartenance à la cour, apprendre les règles convenables comme : bien marcher, saluer, faire les révérences, etc. Le père MENESTRIER souligne que : « la danse sert à modérer la crainte, la mélancolie, la colère et la joie » 2 .

A la fin du XVIIIème siècle, l’élève doit recevoir le maître avec deux révérences et lui présenter un fauteuil ou une chaise après l’avoir fait entrer et quand la leçon est finie, l’élève devra reconduire le maître jusqu’à la porte de l’appartement, et lui faire ensuite deux révérences.

Nous avons eu la surprise de retrouver cette pratique au Mexique, dans un cours de danse classique du XXIème siècle, comme nous l’a raconté Daniela, professeure de classique et traditionnelle, au cours de l’entretien : « la professeure a enseigné aux élèves à faire des révérences au début et à la fin de chaque cours », comme c’était la coutume trois siècles auparavant * .

Nous pouvons observer comment au cours du temps, la danse perd cette partie instinctive pour devenir une pratique institutionnelle, et devient de plus en plus un spectacle élitiste réservé à une minorité de personnes, mettant le peuple à l’écart. Aujourd’hui tous les pays du monde ont au moins une école pour former des danseurs et des danseuses professionnellement.

Notes
*.

PARRA, N. Obra Gruesa. Ed. ANDRES BELLO. Santiago, Chile. 1983. p. 166. Traduction de l’auteur.

1.

FAURE, S. Corps, savoir et pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique, Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2001. p. 26.

1.

M, L. Danses populaires et ballets d’Opéra. éd. du Centre national de la recherche scientifique, Paris, France, 1963. p. 31.

*.

Nous développerons ce thème plus loin dans la TROISIEME PARTIE : Chapitre 1 : l’Indifférenciation des Sexes. P.133.

2.

GAMERO, S. « Les premiers traités de danse »in FAURE, S. Corps, savoir et pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique, Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France. p. 29.

1.

GAMERO, S. Op. Cit.p. 30.

2.

BAKHTIME, M. L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance. Ed. Gallimard. Paris, France, 1970. p. 28.

3.

CORBIAU, G. Réalisateur du Film. Acteurs : Rôles: B. MAGIMEL : Louis XIV ; B. TERRAL : Lully, etc. France, 2000.

4.

Mc GOWAN, M. L’Art du ballet de cour. Ed. CNRS. Paris, France, 1963. p. 22.

1.

FOURETIERE, A. indique dans son dictionnaire que les baladins sont « Danseur de profession sur les théâtres publics ».

2.

FAURE, S. Corps, savoir et pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2001, p. 36.

3.

SHUSTERMAN, R. L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétisme populaire. éditions de Minuit. Paris, France, 1991, p. 204. in Op. Cit. p. 37.

4.

FREUD. S. Malaise dans la civilisation. Ed. PUF, 10ème éd. Paris, France, 1986. p. 37.

1.

FAURE, S.Op. Cit. p. 39-40.

2.

MENESTRIER, C. F. Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre. Ed. Minkoff-Reprint, 1972, p. 311.

*.

Nous développerons davantage ce thème au cours de la TROISIEME PARTIE : THEORICO-CLINIQUE, Chapitre 4 : La Souffrance et la Jouissance : Réflexions sur la torture. p. 228