Chez celui qui danse, le travail est
double : accepter son corps et avoir
la volonté permanente d’améliorer
ses capacités naturelles
M. C. PIETRAGALLA
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Les coutumes de la société, comme l’a montré le phénomène des hippies, par exemple, sont en train de changer. Le XXème siècle a redécouvert l’innocence corporelle ; il existe un effort de réhabilitation des valeurs corporelles en tant que moyen de subversion envers l’ordre institutionnel et le pouvoir. Mais la société libérale capitaliste a vite changé de direction en affirmant davantage son pouvoir par la répression sur un corps objet réduit à une simple valeur marchande ou à une valeur de production.
S. FREUD et la psychanalyse ont fait ressortir le potentiel et l’intensité de l’énergie libidinale du corps en reconnaissant une dualité de pulsions opposées : la pulsion de vie et la pulsion mort. De nos jours, dans tout notre monde occidental, a lieu une grande transformation de notre attitude quotidienne, face au corps.
Le corps se trouve ainsi privé d’érotisme, aliéné, puis mis au service des intérêts de la société capitaliste. Il permet une décharge sexuelle, toutefois sous un contrôle occulte, favorisant la consommation grâce à l’érotisme publicitaire. Bien que ceci paraisse paradoxal, cette mécanisation répressive du corps a lieu non seulement dans le monde du travail mais également dans le milieu sportif de haut niveau, voire dans l’art. « Les laboratoires, qui sélectionnent les champions, les écoles de danse professionnelle où les élèves doivent passer différentes épreuves, sont la preuve même de cette mécanisation. On retrouve, la recherche, parmi ces épreuves, de l’aptitude psychomotrice en vue de futurs exploits et d’une plus grande efficacité » 1 .
« Le processus de production capitaliste apparaît clairement avec les exigences de la division du travail : rendement, mesure, record, etc. Tout ceci dans le but d’uniformiser le milieu et de mécaniser les propres gestes » 2 .
Le corps est ainsi transformé en un objet que l’on peut manipuler et exploiter, que ce soit par le biais de la consommation, ou des loisirs, de l’oisiveté, du spectacle, de la publicité, etc. Ceci, jusqu’à ce que le renoncement au corps soit devenu une culture érotique ou une civilisation du corps.
« Le corps qui semblait incapable de constituer une valeur culturelle, est devenu une valeur fétiche qui pénètre toutes les sphères de la culture : le corps est devenu le grand médiateur de la culture contemporaine dans un régime capitaliste (...) » 3
C’est pour cela que le corps se transforme continuellement ; il est même atteint de graves perturbations qui peuvent affecter la personnalité. Comme le déclare G. BROYER :
« Rappeler que la psychanalyse est née de la tentative de S. FREUD de comprendre le symptôme hystérique relève désormais de la banalité. Mais, hors l’hystérie, les exemples abondent où l’être somatique se laisse traverser par des codes » 4 .
Différents auteurs se sont attachés à l’étude de cet « être somatique » et ont inventé de nombreux concepts, comme la cénesthésie, le schéma postural du corps, le schéma corporel, la théorie du self, l’image du corps et l’image inconsciente du corps.
Nous allons poursuivre l’approche historique de ces concepts épistémologiques traditionnels sur le corps, à la lumière des propos de G. BROYER dans son article « Le corps, le moi, le sujet », ce qui nous conduira à une réflexion épistémologique pour comprendre les ressemblances ou les différences entre le schéma corporel et l’image du corps. Nous pourrons voir alors où commence « mon corps » et où finit celui de l’Autre, dans la relation enseignant-enseigné, si fondamentale pour la danse.
R. DESCARTES (1596-1650), mathématicien, philosophe et physicien français, offre la première explication de l’interactivité psyché/soma. Dans sa première oeuvre «De homine», il décrit le mécanisme de la réaction automatique en réponse aux stimuli externes. Selon lui, les mouvements extérieurs touchent les terminaux périphériques des nerfs qui, à leur tour, font déplacer les terminaisons centrales.
Il conclut que l’esprit peut également toucher le corps, en l’expliquant différemment. Il existe, selon lui, deux substances créées de manière différente : le corps et l’esprit (qu’il nomme aussi « mental»). L’essence du corps est la substance étendue, tandis que celle de l’esprit ou mental est la pensée. Le corps a de l’espace, l’esprit n’a pas d’extension. Le corps est un mécanisme qui peut exécuter beaucoup d’actions sur lui-même sans que l’esprit n’intervienne. L’esprit est une substance qui pense et qui peut réguler le corps, mais ce n’est pas toujours possible.
Au XVIIème siècle, l’histoire de la réflexion philosophique sur la relation entre le corps et l’esprit à partir de R. DESCARTES, nous amène aux premiers essais de ce genre, comme ceux de N. MALEBRANCHE, B. SPINOZA, G.W. LEIBNIZ et des matérialistes français de LA METTRIE et CABANIS, qui ont été formulés dans le contexte métaphysique en réponse directe au dualisme cartésien.
R. DESCARTES écrit dans la « Méditation sixième » « la nature m’enseigne aussi par ses sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau (…). Tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps » 1 . Sentiments qui seront bien présents dans le vécu du danseur.
Passons donc au concept de cénesthésie qui a eu tant de succès à la fin du siècle dernier, mais qui depuis, semble confus et est jugé si sévèrement.
ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps. Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 39.
DAVILA RAMIREZ T. V. L’AUTRE DANSEUR La construction sociale du corps vécu dans la danse. Mémoire du D.E.A Université Lumière Lyon 2. 2002. p. 7.
Cf. BROHM, J.M. « Sport, Culture et Répression » in Revue Partisans. Juillet-Septembre 1968, n° 43, p. 32 et suivantes.
Ibidem. p. 49.
BROYER, G. « Le corps, le moi, le sujet » inBROYER, G. et DUMET, N. Cliniques du corps. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2002. p. 59.
DESCARTES, R. « Méditation sixième » in Oeuvres complètes, La pléiade Ed. Gallimard, Paris, France, 1953. p. 321.