J. C. REILL, à la fin du XIXème siècle, a créé le concept de « cénesthésie »grec coïné : commun, et áistesis : sensation) pour désigner la confusion des sensations chaotiques qui se transmettent continuellement de tous les points du corps au sensorium, c’est-à-dire au centre nerveux des afférences sensorielles.
Ce terme a été ultérieurement reconnu par les auteurs de la psychologie scientifique, tels W. WUNDT, qui en accentue l’affectivité, ou P. JANET qui a fait ressortir la suggestion.
En posant l’identité de principe d’individuation avec la conscience que l’on a de son corps, le concept de cénesthésie est pour T. RIBOT une manière de développer l’expérience corporelle à travers la cénesthésie qui reviendrait à expliquer la conscience du corps par la propre conscience, sans être en contact avec la « réalité ».
Le concept de cénesthésie se situe dans la continuité de la pensée de M.F.P. MAINE DE BIRAN, qui instaure la prise de conscience comme instrument philosophique, en posant les « donnés du sens intime », le « je veux », comme principe d’individualité du Moi, et, le « sentiment d’effort » comme « fait primitif » de la subjectivité. G. BROYER nous explique : le fait primitif, c’est l’effort musculaire dans lequel le Moi se connaît immédiatement comme force hyperorganique, produisant le mouvement du muscle. Cet effort est très présent chez les sportifs et les danseurs / danseuses.
Par exemple, Josefina, élève en dernière année, nous explique comment elle continue à travailler après le cours : « je suis d’avis que l’on doit penser aux corrections qu’ils nous ont faites, que le bras c’est comme ça, que la jambe va par là, que tu dois marcher plus loin (…). Moi par exemple, quand je suis dans le bus je suis toujours en train de penser, ils m’ont dit que je dois corriger l’empeigne, alors j’arrive le lendemain pour la répétition et je ne répète plus mes erreurs, c’est ça on doit penser à ce qu’on est en train de faire ».
Avec Josefina, nous nous rendons compte que l’effort se prolonge même en dehors des cours, pendant les trajets, par exemple. L’effort dans l’action, inséparable de l’effet qu’il produit, permet au Moi d’avoir l’intuition de lui-même et de la conscience.
« Si nous schématisons le concept de cénesthésie par des cercles concentriques pour signifier l’appartenance, on voit comment, partant de l’organisme, on passe par le corps, le Moi et enfin le sujet spirituel (qui n’est plus appelé âme ! Mais notons déjà que la problématique du sujet sera toujours très présente dans la psychanalyse!) » 1 .
T. JOUFFROY affirme que nous ne connaissons notre propre corps uniquement de manière objective « comme une masse étendue et solide, semblable à tous les autres corps de l’univers, placée hors du moi, et étrangère au sujet percevant, au même titre que sa table ou sa cheminée » 2 . Nous soutiendrons le concept de T. RIBOT selon lequel la connaissance de notre corps est avant tout subjective du fait que, « bien que nous ayons un corps, nous ne pouvons pas oublier que nous sommes un corps » 3 .
La cénesthésie est alors identifiée à un principe vital, à un sentiment du corps, sur lequel s’élaborent le psychisme et plus particulièrement la personnalité. « T. RIBOT va ainsi nommer le sens du Moi et de son unité par l’intermédiaire de la conscience et plus précisément de la conscience immédiate de son corps, conscience qui institue à son tour le sentiment de l’identité » 4 .
La cénesthésie va garder ses supporters, en particulier ceux qui s’intéressent au problème du corps vécu comme les symptômes des hystériques. Mais les démarches conceptuelles de la « cénesthésie » servent surtout à comprendre la médiation corporelle et l’articulation du monde extérieur, du corps et du psychisme individuel.
«Vers la fin du XIXème siècle, la connaissance de l’homme est enfermée soit dans un physicalisme biologique, soit dans un physicalisme social : la sociologie » 5 , Cependant, les scientifiques de l’époque ont été confrontés à un problème car ils ne prenaient en compte qu’un seul point de vue. Au contraire, l’introduction de la dimension psychologique va différencier trois ordres d’événements extérieurs : que nous pouvons articuler de la manière suivante :
Mais le problème se complique entre la dissociation du corps en une entité biologique d’une part et un corps vécu d’autre part. Comme le dira G. BROYER : « Le corps devient « corps propre », plus identifié comme relevant du psychisme, circonscrit au MOI et à la personnalité, d’où la nécessité d’articuler deux séries parallèles. » 1
(Ici les flèches schématisent les liaisons retenues dans le concept de « cénesthésie »).
Tout cela nous amène à cette question : Qu’est le « réel » du corps ? Car il y a plusieurs liaisons qui peuvent être faites entre ces deux séries et nous sommes nous-mêmes un sujet qui à la fois a un corps et est un corps. Nous essayerons de répondre au long de ce chapitre, en poursuivant d’abord avec le schématisme.
BROYER, G. « Le corps, le moi, le sujet » inBROYER, G. et DUMET, N. Cliniques du corps. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2002. p. 68.
RIBOT, T. Les Maladies de la personnalité. Ed.. Alcan, 14ème éd.Paris, France, 1908. p. 22.
Nous vous renvoyons ici à l’ouvrage de DUMET, N. et BROYER, G. Avoir ou Être un Corps. Ed. L’interdisciplinaire. Lyon, France, 2002. p.66.
BROYER, G. « Le corps, le moi, le sujet » inBROYER, G. et DUMET, N. Cliniques du corps. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2002. p. 70.
Op. Cit. COMTE, A. « Cours de philosophie positive », Cf. E. BREHIER, « L'histoire de la philosophie ». Ed. PUF, 5ème éd. Paris, 1968. p. 751-778. in BROYER, G. et DUMET, N. Cliniques du corps. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2002. L’homme et son corps. p. 63.
BROYER, G. « Le corps, le moi, le sujet » inBROYER, G. et DUMET, N. Cliniques du corps. Ed. Presses Universitaires de Lyon. Lyon, France, 2002. p. 64.
Ibidem.