En guise de conclusion, reprenons ici, la session du Photolangage avec le groupe de quatre élèves de première année de danse classique au C. N. S. M. D., parce qu’il nous a semblé que les thèmes traités illustrent bien celui que nous avons développés au cours de ce chapitre : L’indifférenciation des sexes.
Deux d’entre elles ont choisi la même photographie : Carine et Caroline : S10 ; Juliette : C 7 ; Elisabeth : C5 et nous-même : C9 * .
Carine : « Pour moi, cette photographie, représente une danseuse, malgré qu’elle est en train de faire un mouvement simple, elle exprime beaucoup avec l’expression de la figure ».
E : « Pour moi, c’est plutôt, c’est une femme qui a mal au ventre ».
Caroline : (Elle choisit la même), oui, moi je choisis la même, pour l’expression, parce que je pense qu’il ne suffit pas de bien faire les mouvements sinon exprimer quelque chose, transmettre un sentiment… mais c’est vrai qu’elle pourrait être aussi enceinte, et son mari l’a abandonnée ».
Juliette : « Je pense plutôt qu’elle est une femme normale qui a mal au ventre, pas une danseuse ».
Elisabeth : « Oui je suis d’accord avec toi, c’est quelqu’un qui se sent mal, mais pas quelqu’un qui danse ».
Nous remarquons immédiatement l’identification groupale, d’où la fonction du corps dansant : rappeler aux corps sociaux qu’ils sont habités de désir. Elles se posent des questions sur les gestes et les mouvements dans la vie quotidienne ou dans la danse, mais derrière ce questionnement, il y a celui de leur genre : la femme-mère-danseuse, la compatibilité de cette triade et sa sexualité.
Juliette : « J’ai choisi cette photo parce que c’est une danseuse qui reflète le pouvoir, la joie, dans ce saut qui est bien fait elle montre au public tout l’effort comme dans le sport ».
Carine : Pour moi ça, c’est pas un danseur, c’est seulement quelqu’un qui veut se montrer, mais comme on devait choisir une danseuse c’est pour cela que j’ai choisi quelqu’un qui exprime quelque chose ».
E : « Pour moi c’est un danseur qui montre sa performance et sa technique, mais on ne peut pas savoir si il exprime quelque chose au public.
Caroline : C’est pour cela que je pense qu’il est pas un danseur parce que pour moi l’important ne serait pas de faire les mouvements, sinon les sentir et exprimer quelque chose au public ».
Elisabeth : Alors précisément, il pourrait être quelqu’un de professionnel qui a monté un solo et donc, il veut montrer au public tout ce qu’il est capable de faire.
Dans la performance il y a un corps, qui en « dansant est une onde d’être : ça rayonne de gestes, ça évolue, jusqu’à marquer ces gestes dans le regard de l’Autre ou des autres ; et c’est cela qui fait acte » 1
Caroline : Oui, mais pour moi, c’est pas un saut de joie, parce que dans son visage il exprime pas ça ».
E : Je choisis cette photo parce que, c’est une danseuse de danse contemporaine et bien que l’on ne peut pas voir son expression du visage, pour la forme de ses bras et le dos de l’autre danseur, ça peut nous exprimer quelque chose de sa relation à danser en couple, au rythme que l’autre joue ».
Caroline : « Moi, je pense que comme on ne peut pas voir beaucoup son expression, c’est plutôt une photo de couple ou de jalousie ».
Carine : « Oui, je crois qu’on ne peut pas voir beaucoup son expression ».
E : « Quelqu’un d’autre ?
Elisabeth : « Je suis d’accord avec elle, mais aussi je crois, qu’il y a le plaisir de danser avec quelqu’un et le rythme de la musique ».
Juliette : « Oui, mais, il y a comme un mur ».
Au moment, je visualise des murs carres et je demande : « Un mur ? ». ( je pense au mur souffrant).
Juliette : Oui, entre ce qui se joue et eux.
E : « Et toi ? ».
Elisabeth : « Je choisis cette photo parce que c’est un danseur et on voit aussi qu’il y a de la scénographie et qu’il est sur une scène ».
Carine : « Je pense que là tu parles de tous les arts ».
Caroline : « Oui, tu parles plutôt de l’art, pas de la danse »
Juliette : « Mais selon la signification du dictionnaire, la danse c’est un art, et faire un mouvement c’est danser ».
Carine et Caroline : « Non! ».
Caroline : « Parce que, si tu marches dans la rue c’est pas de la danse ».
Juliette : « C’est ça que dit le dictionnaire ».
E : « Bon on est en train de parler des photos ».
Elisabeth : « Bon, et ici il est sur la scène et il danse, il est pas une personne normale.
E : « Alors, un danseur, il est pas une personne normale ? »
Elles éludent la question, mais quand je leur dit : « Maintenant on va parler de comment vous vous êtes senties dans cet exercice, au moment de choisir la photo et parler d’elle ? » (Elisabethva aux toilettes). D’abord elles disent leur intérêt de voir comment, bien que ce soit un thème qui les a réunies, la danse, (être danseuse de danse classique professionnelle) elles ont des choses en commun comme groupe, mais que chacune a différents points de vue ; au même moment, elles reprennent les photos et commencent de nouveau à en parler (Elisabeth revient des toilettes). Elles parlent au sujet du sport qui n’a rien a voir avec la danse, bien que plus tard elles rectifient que le sport et la danse se ressemblent par rapport à l’effort ; seulement elles doivent faire comme si rien ne se passait, parce que c’est culturel peut-être quelque chose qu’elles apprenaient depuis toutes petites, parce qu’il leur a toujours été dit qu’elles ne devaient pas répondre ni faire des gestes mais continuer à travailler, comme ça au moment de danser les choses difficiles paraîtrons faciles. Aussi elles ont dit que dans les chorégraphies plus modernes, il y avait plus de liberté pour interpréter selon soi-même, parce qu’en répertoire, il faut plutôt interpréter d’autres rôles.
Nous remarquons que ces élèves ont déjà une connaissance des styles dans la danse et même si elles étudient la danse classique, elles ont envie de le faire autrement, mais toujours à la recherche des limites. Les exploits sportifs : on y cherche l’état limite ou extrême de l’Autre : une nature déchaînée, des contraintes féroces appelées compétition.
Carine se lève après m’avoir demandé : « Je peux montrer la photo que j’avais déjà choisie avant ? Elle apporte la C2 et dit : « J’avais pensé cette photo avant, parce que c’est réellement une danseuse dans une compagnie en danse classique et un répertoire ».
E : « Il y a une autre chose que vous voulez ajouter ? »
Carine : « Oui, je crois que ce n’est pas juste parce les footballeurs sont payés beaucoup plus et la danse n’est pas reconnue comme le football ».
Caroline : « Oui mais c’est toi qui a choisi de faire de la danse classique et ça on le sait d’avance que, ce n’est pas bien payé ».
Carine : « Oui je crois, que ce n’est pas juste, parce que aussi par exemple quand tu vas voir un spectacle de danse il se remplit pas et en plus il y a pas beaucoup de publicité, mais, tout le monde regarde le football ».
Carine se plaint parce que son effort n’est pas reconnu, néanmoins il en est de même dans le sport (une pratique du masculin). En cela la danse sublime le sacrifice des corps, ce qui est déjà visible, dans le sport : par la voie du jeu réglé, de la performance bien définie, épreuve du sacrifice des corps, pendant ou après l’exploit.
Ces deux activités du corporel, provoquent un retardement de l’adolescence et un prolongement de l’identification narcissique au groupe. Cette identification est d’autant plus importante que les autres pourront même dire qu’elles sont comme des sœurs, et cette identification sera bénéfique pour le « corps du ballet » (corps sans sexe) vis-à-vis du spectacle.
Ces quatre élèves nous invitent à nous interroger sur le « normal » et le pathologique, nous leur dédierons par conséquent le chapitre suivant.
. Nous rappelons que nous nous désignons par la lettre E. Cf. photos choisies. p. 148.
SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 53.