CHAPITRE 2 : « NORMALITE » ET PATHOLOGIE.

« Aucun humain ne serait pas humain s’il n’avait pas la potentialité de la folie»
J. LACAN

C’est normal de souffrir, quand on s’entraîne tous les jours
avant que le corps d’adulte retrouve ses marques…
Le propre du danseur :
fatigué, ras le bol, j’ai faim, j’arrête cette vie de…
K. CREMONA * *.

H. S. BECKER, nous dit que le caractère dévié d'un acte est situé dans la manière dont il est défini par la mentalité publique.

Avant de juger toute action, tout sujet ou comportement comme déviés, il est nécessaire de mentionner ce qui les catalogue comme tels.

« Tous les groupes sociaux créent des règles et, à certains moments et dans certaines circonstances, essayent de les imposer. Les règles sociales définissent certaines situations et les types de comportement appropriés pour ces dernières, en prescrivant quelques actions comme correctes et en interdisant d'autres comme incorrectes » 1 .

« En connaissant les règles imposées, nous pouvons savoir si un certain sujet ne les a pas suivies ou s’il les a violées, en l'indiquant ainsi comme « différent ». Toutefois, ce sujet considéré comme marginal peut même ne pas accepter la règle selon laquelle on le juge, en arrivant à éliminer ses juges, pour considérer qu'ils ne sont pas compétents pour une telle tâche. Par un tel motif, le déviant non seulement est marqué comme différent, mais également comme transgresseur » 2 .

La société est celle qui enseigne et manifeste ce qui est fonctionnel et ce qui est dysfonctionnel dans les groupes sociaux. Mais quels critères doivent être pris en comme patron pour mesurer et juger la conduite déviante?

La déviance a été conceptualisée de diverses manières : du point de vue statistique, c'est ce qui s'éloigne de la moyenne, d'un autre point de vue elle est considérée comme quelque chose de pathologique, ce pourquoi un type de conduite considérée comme oblique, ne serait pas égal à la conduite d'un sujet sain.

« Toutefois, une société est composée de divers groupes sociaux, chacun avec ses règles, et un sujet peut appartenir à plusieurs groupes à la fois. Il peut casser les règles de l’un et observer les règles d'un autre. Nous nous demandons alors quelle est la règle qui définit l'acte comme déviant ? » 1

Nous pourrions dire que la société bien qu’elle crée ses règles, crée aussi la déviance comme stigmate, cette marque étant la punition ou l'infraction par la transgression.

Il est nécessaire que la faute soit identifiée et mise en évidence pour exécuter une action à ce sujet, c'est-à-dire, une règle. « Quelqu'un doit attirer l'attention du public vers ces affaires, fournir l'élan nécessaire pour que les choses soient faites, et diriger ces énergies au fur et à mesure qu'elles apparaissent, dans la direction adéquate pour qu'on crée une règle ». 2

« Ceux qui sont inconformes, sont découverts, stigmatisés, capturés et condamnés, dans le processus d'interaction entre des personnes qui, par leurs intérêts propres, croient et imposent des règles qui affectent d'autres, qui suite à leurs intérêts propres mènent à bien une conduite qualifiée comme déviante » 3

« La logique inexorable de l’enfermement » voudrait que, plus longtemps l’individu reste enfermé, plus il intègre ce processus d’enfermement c’est-à-dire qu’il atteigne un degré d’adaptation plus ou moins important pour se conformer aux coutumes, au langage, à la culture, au mode de vie de ce milieu.

La duré de la formation est différente dans les deux institutions où nous avons travaillé : au C. N. S. M. D., la formation dure quatre ans et à l’E. N. D. C. C. huit ans.

D. SIBONY pose la question : « Y a-t-il une folie spécifique de la danse ? Sans doute, quand elle se réduit à elle-même, comme on se noie dans un miroir. Autrement, il y a projet de mise en contact avec l’être et l’origine - en tant qu’on ne peut pas y être ; contact avec l’inconscient - en tant qu’on ne peut pas le dire ; mais qu’on peut faire mouvement à partir d’eux » 4

J. BERGERET étudie en profondeur les notions de Normalité et de Pathologie et commence par nous prévenir de la dangerosité de l’utilisation de ces notions selon ceux qui les manipulent. Nous nous tournerons vers des propositions déjà faites afin de mieux comprendre :

En 1955, H. EY envisage la « variation mentale pathologique » selon quatre modèles théoriques : « comme aliénation radicale, comme produit des centres cérébraux, comme variation de l’adaptation au milieu, ou encore comme effet d’un processus régressif dans l’organisation psychique » 1

Divers auteurs font des classifications organiques et l’Association médico-psychologique royale de Grande-Bretagne conclut que : « Il y aurait liaison obligatoire entre le trouble psychique et une lésion supposée organique » 2 En 1927 P. JANET suit le même chemin avec son point de vu organo-dynamiste.

« Le point de vue freudien s’intéresse à avoir quelques repères fondamentaux permettant de différencier ou de rapprocher les structures, tels que le sens latent du symptôme (symbole et compromis à l’intérieur du conflit psychique), le degré atteint par le développement libidinal, le degré aussi de développement du Moi et du Surmoi, enfin la nature, la diversité la souplesse et l’efficacité des mécanismes de défense » 3 .

La « Normalité » nous dit J. BERGERET « est le plus souvent envisagée par rapport aux autres, à l’Idéal ou à la règle. Pour chercher à demeurer ou à devenir « normal » l’enfant s’identifie aux « grands » et l’anxieux les imite. Dans les deux cas la question manifeste posée s’énonce : « Comment font les autres ? », et sous-entendu : « Comment font les grands ? » 4 .

Il faudra donc souligner l’importance de la subjectivité qui nous donne un aspect éminemment nuancé et variable en fonction des réalités profondes de chacun.

« La notion de « Normalité » est tout aussi liée à la vie que la naissance ou que la mort, utilisant le potentiel de la première en cherchant à retarder les restrictions de la seconde, dans la mesure où toute normalité ne peut que coordonner les besoins pulsionnels avec les défenses et les adaptations, les données internes héréditaires et acquises avec les réalités externes, les possibilités caractérielles et structurelles avec les besoins relationnels » 5 .

E. MINKOWSKI fait remarquer la subjectivité de la notion de « norme » et met l’accent sur la relation aux autres bien que le principal caractère de son étude demeure sur une optique plus phénoménologique. E. GOLDSTEIN se réfère aux notions « d’ordre » et de « désordre » dans une succession de jugements.

Ainsi, plusieurs auteurs développent ces travaux : par exemple, G. CANGUILHEM définit la maladie comme la réduction de la marge de tolérance par rapport aux infidélités du milieu. La « Normalité » serait aussi synonyme « d’adaptation » ce qui lui permettra de considérer comme demeurant dans les limites du « normal » certains états qui, à un autre moment, seraient considérés comme « pathologiques », dans la mesure où ces états peuvent exprimer un rapport à la « normativité » à la vie particulière du sujet.

R. DIATKINE, a proposé un repère d’anormalité dans le fait, pour le patient, de « ne se sentir pas bien » ou de « n’être pas heureux », alors il explique que « chez l’adulte on ne rencontre pas de structure dite « normale ». Toute situation nouvelle pour un individu remet en cause son équilibre psychique et l’auteur étudie tour à tour les difficultés qui peuvent exprimer cette souffrance chez l’enfant selon les âges et les stades de maturation » 1 .

La « normalité » implique nous dit J. BERGERET un examen de la façon dont le sujet s’arrange avec sa propre structure psychique, qu’elle soit névrotique ou psychotique, alors que la pathologie correspondrait à une rupture d’équilibre au sein d’une même ligne structurelle.

C. DAVID, en 1972, se concentre sur la tendance à somatiser, sur les éléments caractériels, sur la survalorisation de l’action, sur l’aspect pathologique inapparent du narcissisme, sur le besoin d’hyperadaptation à la réalité, le côté artificiel des apparentes sublimations, etc. Pour lui, les deux fondements principaux de ces « pseudo-normaux » sont constitués par la défaillance narcissique et par l’échec de la répartition entre investissements narcissiques et objectaux.

D. ANZIEU nous montre à quel point la situation groupale comporte le risque d’entraîner une menace de perte de l’identité du sujet, dans cette sorte de « sauvetage » collectif.

J. BERGERET nous résume le « pseudo-normal » comme celui qui a « évité des perturbations importantes de l’enfance mais ne peut accéder à un statut d’adulte structurellement assez solide pour le rendre indépendant sur le plan de ses besoins libidinaux et de ses relations objectales ; la conséquence topique de cette carence économique se manifeste dans le surinvestissement d’un Idéal du Moi puéril et la conséquence dynamique dans l’orientation plus ou moins exclusivement narcissique offerte aux investissements pulsionnels (...) encourageant fâcheusement le sujet à ne plus rechercher d’authentiques objets libidinaux à l’extérieur du cercle trop restreint du groupe » 2 .

Et il termine en disant que, sa position étant un paradoxe, demeure donc l’acceptation d’une possibilité de « normalité » tout autant chez les structures névrotiques non décompensées que chez les structures psychotiques non décompensées, en admettant les fragiles organisations intermédiaires dans le même cadre des « normaux » possibles dont elles se contentent d’imiter la stabilité par toute sorte de moyens psychopathiques variés, sans cesse renouvelés et profondément coûteux et aliénants.

Jacqueline nous a expliqué pourquoi elle avait choisi la danse classique : « Je voulais apprendre les choses, je voulais la rigueur, je voulais, un peu que ça soit difficile, pour tourner, pour tirer les pieds, ça m’intéressait vraiment mais euh (pause), je trouvais vraiment du plaisir dans ça, dans la difficulté, dans apprendre quelque chose vraiment ». Depuis son enfance elle cherchait peut-être une stabilité sur les pointes sans tenir compte du prix à payer pour cela.

Maintenant, nous allons continuer à distinguer dans ce chapitre, les nuances qui peuvent toucher les limites du corps, (comme nous dirait Jacqueline : « à se surpasser si on le fait dans un but professionnel ») dans lesquelles se trouvent les danseurs/danseuses. Nous commençons donc par aborder le modelage du corps qui contribue à la création des lésions et des symptômes récurrents.

Notes
.

LACAN, J. « Conférence et débat du Collège de Médecine à la Salpêtrière » Cahiers du Collège de Médecine, Paris, France, 1966. p. 761-774.

*.

* Texte écrit sur le tableau, lors d’un cours de danse contemporaine.

1.

BECKER, H. Los extraños. Sociología de la desviación. Ed. Tiempo contemporáneo, Buenos Aires, Argentina, 1971, p.13. Traduction de l’auteur.

2.

DAVILA RAMIREZ, T. V., CARDENAS ZAVALA, R. A. et autres Tratamiento en externación y preliberación como reforzador del control social. Mémoire de Maîtrise en Psychologie Sociale. Sous la direction de GOMEZ PLATA, M. et SOTO MARTINEZ, M. A. México, D.F., 2001. p. 22. Traduction de l’auteur.

1.

DAVILA RAMIREZ, T. V. Op. Cit. p. 23. Traduction de l’auteur

2.

BECKER, H. Op. Cit. p. 151. Traduction de l’auteur.

3.

DAVILA RAMIREZ, T. V. Op. Cit. p. 24. Traduction de l’auteur.

4.

SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 273.

1.

BERGERET, J. La personnalité Normale et Pathologique. Ed. DUNOD. 3ème éd. Paris, France, 1996. p. 5.

2.

Ibidem. p. 6.

3.

BERGERET, J. Op. Cit. p. 6.

4.

Ibidem. p. 9.

5.

. Ibidem. p. 11.

1.

BERGERET, J. Op. Cit. p. 17.

2.

BERGERET, J. Op. Cit. p. 32.