Image : Pygmalion de Galatée © Boris Vallejo http://grenier2clio.free.fr/grec/pygmalion.htm
L'Idéal
(…)Je ne puis aimer les femmes réelles :
L'idéal entre nous ouvre ses profondeurs.
L'abîme infini me sépare d'elles,
Et j'adore des Dieux qui ne sont pas les leurs.
Il faudrait avoir sa vierge sculptée
Comme Pygmalion, et retrouver le feu
Qu'au char du soleil ravit Prométhée :
Pour incarner son rêve, il faudrait être un Dieu.(…)
L. MENARD
La danse est au corps ce que chaque art est à la matière qu’il travaille.
S. SIBONY
*
Au cours de notre travail clinique, nous avons pu observer que pour obtenir des corps performants et obéissants, le milieu de la danse soumet les corps d’enfants à différentes formes d’entraînement physique très rude, pratiques violentes considérées comme « normales » et faisant partie de la formation en danse classique professionnelle.
H. BELLMER, artiste surréaliste : dessinateur, constructeur, peintre et écrivain allemand (1902-1975), raconte « qu’après avoir assisté à une représentation d’un conte d’HOFFMANN présentant la poupée Coppélia, il crée une poupée dont les jointures en boules lui permettent d’adopter les positions les plus outrées » 1 .
Ne pourrions-nous pas alors considérer le corps de la danseuse, comme celui d’une poupée, comme celle deH. BELLMER, malléable et modulable selon les désirs de son propriétaire, corps avec lequel il joue et dont il se joue ?Dans cette expression du désir d’expérimenter d’autres possibles du corps.
Cédric, professeur de danse classique, avec la pâte à modeler : Il commence à faire les jambes et dit : « Un peu longues quand même, elles sont épaisses en centimètres, il faut que j’en retire, oui, épaisses, mais, bon en voilà de retirée ».
S. FREUD nous explique, à partir du cas de de Vinci 1 , que pour créer une œuvre d’art, deux solutions s’offrent à l’artiste : soit comme le sculpteur face à sa masse de pierre, il enlève des morceaux pour faire apparaître la statue contenue dans le bloc ; soit comme le peintre, il ajoute de la matière pour constituer l’objet ; mais cette création du beau obéit toujours à une esthétique préexistante.
L’oeuvre d’art, écrit P.L. ASSOUN, « nous oblige à questionner le lien entre sublimation et perversion, parce que le savoir de l’inconscient se situe dans le registre de la castration -et la jouissance- de la beauté » 2 .
Ainsi Cédric, nous déclare-t-il : « L’ego est le même, hein, je veux dire, c’est, être prof, c’est travailler pour les autres, mais le narcissisme il est le même hein, mais il investit différemment, c'est-à-dire que le prof qui s’oublie, pour moi le prof qui s’oublie en disant je ne suis que générosité, je n’y crois pas une seconde, c’est pas vrai, vous avez un sentiment de fierté, quand un élève a réussi à faire quelque chose, je suis persuadé que c’est une synergie, c’est un travail d’équipe, voilà en fait c’est ça, l’ego, il est le même mais il y a un travail d’équipe, alors que le danseur, il y a un travail d’équipe aussi […] mais c’est plus flagrant dans le professorat et ça, ça m’a reposé un petit peu d’arrêter de me sculpter moi et de sculpter un peu plus les autres et en tant que prof vous sculptez quand même aussi parce que ….dans votre enseignement…. ».
Cédric parle bien de « sculpter les élèves», comme il s’est « sculpté lui-même » quand il était danseur, parce que ce sentiment de fierté, de travailler l’autre serait comme la création d’une œuvre d’art, (histoire des traces d’une vie) qui sera admirée et qui, de plus, sera capable de faire des performances peut-être meilleures que celles du professeur, comme le désir de la mère de réussir à travers son enfant, réussir par l’autre.
Ce qui pose la question de savoir qui serait le créateur, l’artiste : du danseur ou de la danseuse, du professeur ou de l’élève ? Car dans la relation enseignant - enseigné il y a deux personnes avec chacune sa propre subjectivité, ses propres perspectives, etc.
Ecoutons Cédric continuer : « Ah... il faut donner une forme, une identité à votre enseignement, c’est que la plupart des profs classiques reproduisent beaucoup de choses, hein, le problème c’est qu’est-ce que vous allez choisir, qu’est-ce que vous allez … enseigner c’est choisir aussi, pour moi il faut transmettre la tradition à travers un filtre qui est vous, c’est ça qui est intéressant ».
Il nous semble que cette façon du professeur de modeler, de créer dans l’autre comme s’il s’agissait d’un objet, correspond aussi à une manière de prolonger sa vie, de laisser des traces dans l’autre, parce que son identité, se voit menacée quand il ne peut plus danser.
L’identification projective du professeur est très violente parfois. Le danseur est mis à la disposition de l’Autre, comme une pierre qui sera utilisée : pour fabriquer autre chose, qui pourra avoir une belle forme destinée à être exhibée. Le véritable artiste est-il celui qui fait du danseur une œuvre d’art ou bien l’élève qui deviendra danseur, lui-même artiste par et de son corps ?
Pour essayer de comprendre cette relation enseignant – enseigné rappelons-nous le mythe du roi de Chypre, Pygmalion, qui nous en fournit à merveille l’illustration : « Il rêvaitd'une femme parfaiteà l'image d'Aphrodite et grâce à une habileté merveilleuse, il réussit à sculpter dans l'ivoire blanc comme la neige, un corps de femme d'une telle beauté que la nature n'en peut créer de semblable et il devint amoureux de son œuvre, qui avait toutes les apparences de la réalité, qu’on la croirait vivante, et il donna à la statue le nom de Galatée * ». La légende de Pygmalion, racontée par Ovide dans les Métamorphoses, a par la suite inspiré de nombreux artistes. Nous pouvons notamment citer : Pygmalion (1748), acte de ballet de Jean-Philippe Rameau * *.
Peut-on prendre aussi le modèle de la poupée de Bellmer, qui n’est que belle, mais dont le corps fut remanié -déconstruit et reconstruit- réinventant ainsi une autre réalité corporelle « bricolée» par le professeur à l’instar du chorégraphe.
Les poupées brutalisées répondent à la douleur des voix féminines. Le tout forme, un chœur, qui bat au rythme forcené des accents imprévisibles.
A. DELAHAYE écrit : « Preljocaj violente ses danseurs, étire leurs corps, explore les limites, les élans primitifs, les chocs. Et pour désarticuler plus encore il se sert de poupées de chiffons qu’hommes et femmes envoient en l’air, manipulent en un rituel barbare et sensé comme la vie » 1 .
Prenons maintenant l’exemple de Vanesa, élève en 6ème année de danse classique, lorsque nous lui avons posé la question : pensez-vous que le professeur sculpte le corps des élèves ? Elle a répondu : « Oui, parce que il y a des professeurs qui font beaucoup attention aux bras, alors ils oublient un peu si on est assis, ou si on est en train de faire mal les choses, alors, si tu fais les choses comme ça tordues, donc le corps a tendance à prendre cette forme, comme quand on s’assoit, si tu t’assois relaxée tu auras des bourrelets et si tu t’assois droite, tu n’en auras pas ». Elle n’explique pas directement comment le professeur peut sculpter un corps, mais elle a remarqué que le modelage peut passer par un regard qui surveille, regard d’un Autre, celui du professeur, qui saura fabriquer, produire par la suite du beau.
Elle-même au moment de réaliser sa figurine dit: « elle va a avoir les pattes comme moi comme, tordues, elle en a une plus grande que l’autre ».
Peut-être est-ce la pulsion qui s’impose sur la scène esthétique et permet ainsi l’advenue de l’œuvre sur la scène scopique, moment de jouissance extrême. Le désir du sujet sous-tend l’œuvre qui se tisse au fil d’une certaine économie libidinale où la poupée est une concrétion figurale du refoulé qui pourra fonctionner comme un fétiche.
Josefina une élève de dernière année de la formation, nous dit : « Non, ce que font les professeurs c’est te dire comment te travailler pour allonger tes muscles ou la taille, ce que tu veux ; ils te disent comment travailler, mais c’est à toi, de le faire ou pas, parce que même s’ils te disent « mets la jambe au lieu de la laisser derrière, monte-la ne fais pas l’hyper-extension derrière, monte-la ; comme ça, tu ne vas pas faire de grosses cuisses, mais après c’est à toi de le conscientiser, et de te dire « bon je fais pour modeler mon corps et qu’il soit beau, après c’est à toi ». Qu’ils te disent , je ne sais pas , des choses sur la technique, par exemple « tu dois mettre le talon devant et pour la pirouette tu dois faire plus de plié », c’est à toi de le faire ou pas. Si c’est le professeur qui te forme, eh bien, il te dit comment, et après c’est à toi de le faire ou pas ».
Josefina, nous rappelle que la danseuse se sculpte elle-même (qu’elle n’est pas une pierre) comme le disait précédemment le professeur, Cédric. Mais jusqu’à quel point est-ce une aliénation vis-à-vis de l’Autre ? Et à quel moment sa subjectivité entre-t-elle en jeu ? Qui décide de quelle façon ce sera plus beau ? Nous pouvons penser que la technique aide à la performance, pourtant on verra que l’artiste (danseur/danseuse) se soumet à un grand effort physique et psychique qui loin de l’amener à faire plus de performances est la cause de nombreuses lésions et troubles psychosomatiques que nous étudierons ci après.
Si nous nous référons au dictionnaire, la première acception du verbe faire est celle-ci : « réaliser un être », puis, « réaliser hors soi », et encore « construire, fabriquer, créer, engendrer ».
Dans le sens du modelage de formes : « faire - corps, c’est-à-dire construire des objets en utilisant des matériaux divers, donnera vie à la poupée comme le dit C. MASSON » 1 , mais faire – œuvre – du – corps de l’autre, serait un passage à l’acte, où l’autre (élève) serait chosifié. Encore faudra-t-il que l’élève s’identifie au maître !
La poupée est un objet hybride entre l’animé et l’inanimé, qui donne l’impression de la vie, entre le vrai et le factice, le sacré et le profane. On trouve dans le grand dictionnaire universel du XIXème siècle de P. LAROUSSE, ces définitions : « Petite figure humaine destinée à servir de jouet », « La poupée est une petite figure, de carton, de porcelaine ou de cire, travaillée avec plus ou moins de goût et d’art ». Elle peut signifier petite fille, mais aussi machine. Donc, les professeurs, dans leur recherche d’un corps esthétique et virtuose, courent le risque d’oublier la personne et ses affects et de former ou de transformer l’élève en poupée.
Pour aller plus loin, nous nous intéresserons particulièrement à la clinique de Jacqueline, professeure de danse classique, où nous analyserons une partie de son discours et de son agir avec l’outil de la pâte à modeler. Elle nous explique à ce propos qu’il n’y a pas seulement une façon de modeler le corps pour la danse classique en général, mais, pour chaque danse selon le répertoire :
Jacqueline : « je pense qu’un corps, il a une couleur et il va faire une danse qui correspond à son corps, mais il y a aussi des techniques qui façonnent le corps et qui font des instruments et l’instrument pour moi c’est pas péjoratif, qui font un instrument formé d’âme pour une danse très virtuose ou un instrument très malléable ; en anglais on dit « versatil » pluridisciplinaire qui peut faire plusieurs danses et puis il y en a d’autres au contraire, des chorégraphes ou des formes de danses qui vont être intéressés à des corps tous très différents avec des énergies différentes parce qu’ils recherchent d’autres qualités sur ce qu’ils vont dire avec leur corps ». Plus loin « c’est dangereux la danse classique si on force des corps qui ne sont pas faits pour… ».
La professeure nous décrit une esthétique qui existe et qu’elle suit en conséquence : « je pense qu’il y a une relation avec ça aussi, avec l’esthétique et la possibilité de fermer les cinquièmes, mais si on a des cuisses c’est vachement difficile et pour faire les entrechats-quatre aussi. Si on est plus mince ça c’est facile, si on est trop maigre, c’est pas beau, c’est pas beau et les gens se fatiguent très vite, quoi, c’est toujours une question d’équilibre à garder quoi, entre être mince, être élancée, avoir des beaux muscles bien formés, je dis beau dans cette esthétique là… »
Nous pouvons dire que pour commencer la formation en danse classique, les professeurs cherchent d’abord les corps qui seront plus faciles à modeler, et après ils travaillent chaque jour dans ce but, mais s’ils oublient qu’ils ont devant eux une personne, ils peuvent provoquer de gros problèmes psychosomatiques. Cette façon de travailler ne s’arrête pas là, elle continue avec les chorégraphes dans la vie professionnelle « C’est peut-être pas … c’est terrible hein, peut-être c’est pas humain, mais c’est la loi, c’est la loi du marché, c’est la loi de (pause). C’est pour ça que c’est dur quand on est professeur et qu’on voit des gosses qui ont des potentiels, qui ont des qualités mais qui n’ont pas le physique allongé on les pousse pour qu’en effet, enfin on les pousse gentiment, on leur explique, que s’ils veulent être danseurs classiques il faut qu’ils soient tellement incroyables que même ce physique qui n’est pas dans les canons va intéresser quelqu’un ou alors qu’ils soient très ouverts sur d’autres formes de danses où ils pourront s’exprimer et réussir».
Plus tard, la même professeure nous déclare également : « on fabrique les muscles, on fabrique la rapidité, on fabrique la légèreté, on fabrique le saut, le geste, tout, donc on sculpte, on essaye, on aide, on donne des conseils, ça marche pas toujours, ça marche pas parce que (pause) des fois c’est (pause) des corps ; on peut travailler sur le muscle, on peut travailler sur la graisse, mais on peut pas travailler sur l’os, on peut pas toucher à l’os, il y a des profs de gymnastique des fois ils touchent aux os, on casse un peu le dos, la colonne vertébrale pour cambrer, moi ça me crrrrr.. ».
Dans son discours, nous voyons qu’elle aurait aimé fabriquer ou (re) faire tout le corps de son élève, peut-être aller plus loin et changer les os aussi, d’autant plus que lorsqu’elle avait travaillé avec la pâte à modeler elle disait : « Super j’adore ça » (elle appelle un étudiant) et après avoir demandé si elle pouvait prendre plusieurs couleurs, elle a dit : « Je me concentre, je fais une création », elle a continué puis elle a enlevé des morceaux en disant : «je les mets la (…)sinon après on va avoir des cailloux, il (elle se trompe de personne) est un peu molle parce qu’il fait chaud (elle rit) comme le danseur quand il est fatigué. Tombe pas, tombe pas, elle est trop souple, je la recouche parce qu’elle est trop souple » ; Elle se demande : « Est-ce que c’est un corps qui danse ou pas ? » (elle fait un petit chignon) et l’instant d’après elle demande : « Je peux aller me laver les mains ? » comme si le fait d’avoir travaillé avec la pâte à modeler lui avait rappelé ses jeux d’enfance et elle continue : « J’ai jamais fait une danseuse…peut-être quand j’étais petite » et à la fin, au moment de laisser le jeu, d’une façon très agressive elle pique un peu partout la figurine (verte) avec le capuchon du stylo, mais plus précisément l’oreille, le sein droit et la hanche gauche.
La fabrication du corps des élèves existe, ce n’est pas une forme passive, dans notre étonnement, le jour de « portes ouvertes » (deux ans après) nous avons retrouvé une élève, (redoublante) dont cette professeure corrigeait sans cesse les attitudes et qui, à l’époque, sortait de cours en pleurant. Nous avons regardé son corps et il nous a paru différent, et au moment de revoir cette figurine, nous n’avons pas pu nier la ressemblance de sa forme, forme déjà existante dans le désir de la professeure, et l’élève ce jour-là, montrait sa maîtrise du mouvement.
Cette fabrication peut être très agressive soit par le toucher, soit par des cris, comme nous le décrit Paola, étudiante qui suit des cours pour être professeure de danse et qui nous avoue : « Bon le système est totalement traditionnel c‘est en forme de cris, c’est pas vrai, ils ne crient pas toujours mais il y a beaucoup d’exigence : monte la jambe, pointe le pied, allonge-toi et maintiens là, et fais tel nombre de pirouettes, mais c’est la forme la plus traditionnelle d’enseigner la danse classique… »
Margarita, étudiante : «… le professeur essaye de modeler le corps selon ses nécessités… ». Patricia, une autre étudiante « Oui, mmm, oui, oui, oui, oui, parce qu’il y a une matière qui s’appelle technique de la danse classique (…) ils ne vont pas te blesser, ils te demandent ton meilleur effort, oui ils doivent te modeler le corps, en question de…, de donner ligne, de donner élasticité, force, flexibilité, de donner esthétique, avoir des bonnes pointes dans le pied, dominer les pointes, heu, donner le saut, oui, oui, c’est clair qu’ils modèlent le corps ».
Dans ces trois exemples, les élèves (les poupées) sont aussi le lieu d’expériences sadiques de l’exploration du corps de la part du professeur. Elles voulaient nous expliquer de quelle manière, et elles l’ont fait, mais elles n’osaient pas donner de détails, elles avaient peur, parce que même les murs ont des oreilles.
Image : Pygmalion de Galatée © Boris Vallejo http://grenier2clio.free.fr/grec/pygmalion.htm
L. MENARD. Poème : Recueil : Rêveries d'un païen mystique.
SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 15.
AZIMI, R. « Hans Bellmer, tout, tout pour ma poupée ». Section CULTURE. Rubrique : A L’Affiche in Le Monde. 18-19 Septembre 2005.
FREUD, S. « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » in OEUVRES COMPLETES DE FREUD. Ed Gallimard. Paris, France, 1987.
MASSON, C. LA FABRIQUE DE LA POUPEE CHEZ HANS BELLMER Le « faire-œuvre perversif » une étude clinique de l’objet. Préface « L’œuvre-symptôme » de ASSOUN, P.-L. Ed. Harmattan, Paris, France, 2000.
Cf. image précédente Pygmalion et Galatée p.155.
* Jean-Philippe Rameau est un compositeur et théoricien de la musique né à Dijon le 25 septembre 1683 et mort à Paris le 12 septembre 1764.
DELAHAYE et FRESCHEL, A. « Angelin Preljocaj ». Ed. ACTES SUD. Arles, France, 2003. p. 30.
MASSON, C. LA FABRIQUE DE LA POUPEE CHEZ HANS BELLMER Le « faire-œuvre perversif » une étude clinique de l’objet. Ed. Harmattan, Paris, France, 2000. p. 15.