2.3.- Le symptôme

« Pour soigner le corps humain il est nécessaire d’avoir une connaissance de la totalité ».
Hippocrate.

La position de S. FREUD est la suivante : ce qui se révèle dans le symptôme somatique, est le moment physique du processus inconscient. Le moment du symptôme est celui où quelque chose tourne mal dans le corps, rendant patent un certain raté symbolique.

Dans les manifestations somatiques du symptôme (quand cela va mal) il y a une incidence physique de l’inconscient. Le symptôme touche le corps, il est donc présence physique du conflit, une certaine absence se creusant dans le tissu corporel même.

« Il n’y a pas de catégorie homogène de corps chez Freud, il faut savoir entendre et faire parler les remarques fulgurantes de vérité » 1 .

« La métapsychologie donne à penser le corps, en faisant surgir le réel du symptôme.

« Le « corporel » est approvisionné par la triple ressource des mots grecs qui l’alimentent : phusis (nature), soma (corps), organikos (organe/instrument).

« Un effet de la médicalisation et de la biologisation des pratiques et des discours du corps : tenir l’organicité du corps comme constitutive de la corporéité. (…). Le sujet ne croit à son propre organisme que sur le fondement de la créance médicale (…). Il arrive pourtant que, de dessous ce « vrai corps », émerge quelque chose – un reste, une douleur intempestive, sans cause apparente, une jouissance intraitable – qui laisse soupçonner que ce corps du sujet vit aussi d’une vie qui semble défier quelque peut la « vie organique » - ou lui donner sa vraie signification. Ce « reste », le médecin en fera spontnément un facteur…psychologique» 1 .

P.-L. ASSOUN nous propose, donc trois couples d’opposés : Somatique/psychique, physique/moral, organique/fonctionnel.

La psychosomatique est née de l’inquiétude de l’oubli du corps, de l’impact physique du réel inconscient. C’est pour cela que le « ça groddeckien », est un principe recteur « psyché/soma ».

« Le symptôme dit « somatique » oblige à repenser un autre « format inconscient » majeur - le fantasme - en repensant son rapport à l’acte et au réel » 2 .

S. FREUD le dit à G. GRODDECK, que l’inconscient est une puissance éminemment influente des processus somatiques, non à la façon d’un principe « mystique », mais au titre d’une prérogative.

« Cela pose la question du sexuel : car l’expérience analytique revient à saisir, au-delà de la fonction biologique, cette espèce d’action interne du sexuel dans toute manifestation corporelle ce que les bords pulsionnels et l’investissement narcissique viennent traduire c’est par le sexuel que se disjoignent les deux destins du somatique : organique et physique » 3 .

En conclusion, le symptôme somatique, est ce qui se met en jeu de la pulsion, du narcissisme, du Moi corporel et de la jouissance mortifère.

L'enfant n'est pas vécu comme une unité, mais comme une pluralité, de sa petite enfance manifestée dans la symbiose avec le corps maternel. Néanmoins, cette dissociation est de courte durée grâce à la maturité biologique ainsi qu'à la reconnaissance de son image du corps face au miroir.

C'est pour cela que J. LACAN affirmait que : « le nouveau-né vit « un corps fragmenté» ou éclatant en morceaux, il est la proie de phénomènes « de fragmentation, mutilation, démembrement, déboîtement, dévoration, éclatement du corps» 4 . Il fait cette affirmation en se référant non à la réalité biologique ou organique mais à des désirs du monde imaginaire, dans le contexte fantasmatique que révèlent les rêves, le langage et les jeux de l'enfant en analyse.

H. WALLON nie la réalité de l'inconscient, en prenant en compte uniquement les réalités biologiques et psychologiques, il ne peut pas concevoir l'imaginaire. Néanmoins, M. KLEIN qui se fonde sur ses observations et sur ses hypothèses des instincts sexuels de vie et de mort chez les enfants, arrive à fournir une base pour que J. LACAN puisse plus tard entrevoir l'image spéculaire.

Avec ses jeux, l'enfant traduit symboliquement ses fantasmes, désirs et expériences vécues, de la même façon que l'adulte fait remarquer ses intentions agressives par rapport à son propre corps.

Il semblerait donc qu'il existe une agressivité originelle, de nature fantasmatique qui touche notre expérience corporelle et sa relation avec les autres corps ; l'art étant le reflet de ce fantasme originel.

2.3.1.- Les symptômes corporels récurrents des danseuses

Il importe de rappeler que c’est l’association de plusieurs facteurs de risque cumulatifs et interactifs entre eux, qui généralement favorise le développement d’un trouble.

« Parmi les facteurs de risque fixes des troubles alimentaires, on trouve avec la prédominance féminine, l’appartenance à une culture occidentale, (la période de la puberté) et l’adolescence » 1 .

« C’est justement à la puberté et durant l’adolescence que la fille va lutter pour séparer son corps de celui de sa mère d’une façon spécifique, les désordres alimentaires étant l’une des expressions majeures de cette lutte ». 2 Parce que c’est un corps qui lui est étranger (particulièrement à l’adolescence) elle cherche à s’éloigner de la façon persécutrice, du corps de la mère.

« Dans les pays occidentaux la pression sociale, véhiculée par les médias, qui s’exerce sur les femmes autour de l’image du corps (mince) et du poids concourrait au développement de pratiques alimentaires et corporelles abusives (régimes restrictifs draconiens, activité physique intense), qui favoriseraient, chez certaines femmes vulnérables, le début de conduites alimentaires pathologiques, l’augmentation de fréquence des TCA parallèle à celle des addictions en général apparaît ainsi congruente avec un mode de société libérale prônant le culte de la performance qui fragilise les structures narcissiques. Surtout, il est une autre dimension évolutive plus profonde mais plus difficilement évaluable, et cependant fondamentale : la modification de la nature du maternage (investissement libidinal) avec l’occidentalisation du mode de vie. Le rôle de tels facteurs est difficile à mettre en évidence, néanmoins plusieurs études ont montré que les pathologies alimentaires étaient plus fréquentes dans certains milieux où le corps est au centre de l’activité professionnelle (danseurs, mannequins, sportifs de haut niveau…) » 1 .

Il y a une prédominance féminine aux troubles de comportement alimentaire, mais existe aussi « un nombre croissant de garçons atteints, du fait peut-être en partie du modèle androgyne social, et qui sont soulignés, chez les garçons affectés par une plus grande féminité, un investissement plus important de l’apparence corporelle, un choix d’orientation professionnelle singulier (danseur, mannequin) et une plus grande incidence de l’homosexualité avérée à l’âge adulte » 2 .

Par exemple Vanesa, élève, nous raconte son expérience vécue entre un lycée « normal » et à l’école de danse, elle dit : « ici c’est très facile la connivence avec les gays (…) c’est normal, plus relaxé, plus délicat ». Nous constatons que, dans le milieu de la danse existe cette prédominance d’homosexualité et des troubles alimentaires.

M. CORCOS écrit : « On sait en effet que ceux qui ont des troubles alimentaires se retrouvent plus fréquemment dans des milieux où les pairs, les camarades sont eux-mêmes très préoccupés par les questions de poids et d’image de soi. De même, on sait qu’il y a des groupes à risque comme les sportifs de haut niveau ou les danseurs sans que l’on sache la part qui revient au fait que ce sont des personnalités à risque qui sont attirées par ces métiers ou à ce qui dans la pratique du métier renforce cette vulnérabilité, en fait, probablement les deux » 3 .

Que dire ensuite de ces corps qui font de la danse classique, où il faut conserver plus encore une esthétique bien spécifique ? Jacqueline, professeure, nous dit : « c’est toujours une question d’équilibre à garder quoi, entre être mince, être élancée, avoir des beaux muscles bien formés (…) Des jambes longues, (…) une taille marquée, pas des hanches trop larges, des bras longs et déliés, plutôt du cou, pas les épaules dans les oreilles, (…) le pied un petit peu en cou-de-pied et des formes, des formes, mais légères, un peu de poitrine, pas trop plate, des fesses musclées et rebondies (…)». Il y a donc, un modèle à suivre, un corps à avoir pour pouvoir être un corps danseur, malgré les troubles psychosomatiques, ce qui peut entraîner cette mutation et elle dit encore : « il y a un corps pour une danseuse classique qui veut danser « Paquita » et un corps pour une danseuse « béjartienne ».

Les troubles du comportement alimentaire, comme l’anorexie mentale et la boulimie, ont fait couler beaucoup d’encre ; les nombreux travaux entrepris pour la compréhension théorico-clinique de ces affections ont mis l’accent sur une approche plurifactorielle et multidimensionnelle. Maintenant, nous allons voir l’impact de celles-ci dans la pratique de la danse classique : Jacqueline nous dit : « Il y a cette mauvaise réputation en danse classique, que les enfants soient anorexiques, enfin que les jeunes danseuses soient anorexiques. Maintenant, il y en a moins chez les danseurs contemporains parce qu’en effet il y a une image du corps qui n’est pas du tout la même et puisque le challenge il est moins forcé quand même. Moi, j’ai eu cette grande chance, jamais il y a eu d’anorexiques dans cette école, parce qu’on n’est pas obsédé avec la ligne par contre on a des enfants un petit peu…, des jeunes filles qui sont un peu trop rondes, il faut qu’elles maigrissent, par rapport à cette esthétique de la danse classique ». Au débutelle nie, puis hésite, mais, à la fin, accepte le fait que l’anorexie existe dans son milieu.

Cédric un autre professeur nous dit : « Ce qui était difficile, c’était l’anxiété, ça c’est vrai que c’est difficile à partir du moment où on rentre dans un cycle compétitif, forcément il y a de l’anxiété ». Il nous parle peut-être d’un facteur qui entraîne vers les troubles psychosomatiques, parce que la pression est forte.

Paola, nous explique : « La danse classique a beaucoup d’exigences entre autres d’avoir un corps spécifique, avec une physionomie très stricte, ce n’est pas seulement être mince, sinon d’avoir des bonnes jambes, bon pied, force, élasticité ». Elle continue : « d’anorexie et boulimie je suis sûre qu’il y en a beaucoup, à cause de la physionomie spécifique d’être mince presque en os, ça fait rien il faut conserver la figure ».

Les théories organicistes, de E. et J. KESTEMBERG et S. DECOBERT, signalent que dans les périodes de restriction alimentaire, la tension de la faim est, elle-même, source de plaisir par une sorte d’érotisation de l’attente qui peut culminer dans un auto-érotisme régressif, c’est-à-dire, « nous ne sommes pas loin de la pensée nouvelle dans le champ psychanalytique, où la faim de l’anorexique ne se réduit plus à une explication biologique mais tend à être étudiée dans un rapport endogène du sujet à ses propres investissements internes » 1 .

Patricia : « L’anorexie et la boulimie se voient dans les compagnies et ici dans l’école ça ne se voit pas, mais je ne doute pas qu’ici existent des jeunes anorexiques et boulimiques ». Et Margarita affirme : Quand j’étais petite j’ai vu des problèmes d’anorexie et boulimie dans les groupes, je pense que à cause de tout le processus d’être mince bien esthétiquement, les professeurs commencent à te dire tu es grosse ils provoquent des traumatismes à tel point de dire : d’arrêter de manger ou manger et vomir ou prendre des amphétamines ou autres, enfin des traitements pour éliminer la graisse, etc. Et Diego professeur, nous déclare : «Quand j’ai dansé, j’étais naïf, et je ne voyais pas, l’anorexie et la boulimie, c’est en tant que professeur où je me suis plus rendu compte de l’existence de ces troubles (…) ».

Josefina : « Il y a eu un moment où toutes les filles prenaient tous les types de laxatifs, elles vomissaient et il y en avait beaucoup (…), qui ne mangeaient pas, je pense que toutes les femmes dans cette carrière pensent, au moins une fois, à faire ça, femmes et hommes, parce que il y a eu ici un garçon qui était malade de boulimie, bon ils l’ont exclu. Mais plus entre les femmes, je pense que toutes, même moi on a pensé être boulimiques ou anorexiques et tout ça, parce que simplement si tu n’as pas la silhouette, tu ne danses pas (…), toutes les danseuses de cette école (elle rit) et par tout le monde, je pense. Il y a presque trois ans (…) une de mes copines a dû aller à l’hôpital pour un lavage d’estomac, à cause de plusieurs laxatifs qu’elle avait pris, oui (silence) c’est difficile ».

En effet, nous avons constaté dans nos entretiens, que la boulimie et l’anorexie sont les symptômes les plus récurrents dans le milieu de la danse, surtout à l’époque de la puberté et de l’adolescence, mais nous trouvons aussi très souvent des danseuses souffrant d’aménorrhée(absence de menstrues chez une femme en âge d'être réglée).

« L’aménorrhée semble ainsi signifier à la fois « une grossesse morale perpétuelle » et une façon de souhaiter tout le temps un non-advenu. Elle stigmatise le désir de rester dans ces fantasmes infantiles en évitant l’accès à la génitalité » 2 . Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent il y a sûrement un lien à ce corps asexué, qui sera ainsi plus performant.

L’hyperactivité et la restriction alimentaire peuvent devenir un comportement addictif en soi, permettant une satisfaction autoérotique diffuse du corps (érotisme musculaire) évoquant celle du nourrisson, et l’expression de l’agressivité dans un retournement contre soi, surtout pour ne pas penser, « c’est-à-dire de ne se laisser envahir par la réactivation fantasmatique érotique adolescente qui prend chez ces patientes une dimension crue, non secondarisée à caractère incestueux, et de faire taire ainsi la pulsionnalité ». 1

Notes
1.

ASSOUN, P.-L. Leçons psychanalytiques sur corps et symptôme tome 1, clinique du corps. Ed. Antropos. Paris, France, 1997. p. 8.

2.

ASSOUN, P.-L. Op. Cit. p. 9-10.

1.

Ibidem. p. 11.

2.

Ibidem. p. 16.

3.

Ibidem. p. 17.

4.

LACAN, J. Ecrits. Seuil, Paris, France, 1999. p. 104.

1.

CORCOS, M. Le corps insoumis. Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires. Ed. DUNOD. Collection Psychismes. Paris, France 2005. p. 82. Parenthèses ajoutées par l’auteur. Killen, 1992 ; Koff, Rierdan, 1993 concluaient à la pertinence de cette période comme facteur de risque.

2.

CHASSEGUET-SMIRGEL, J. Le corps comme miroir du monde. Ed. PUF le fil rouge. Paris, France, 2003. p. 118.

1.

CORCOS, M. Op. Cit. p. 83. Les premières parenthèses ont été ajoutées par l’auteur.

2.

CORCOS, M. Le corps insoumis. Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires. Ed. DUNOD. Collection Psychismes. Paris, France, 2005. p. 85.

3.

CORCOS, M. Op. Cit. p. 87.

1.

JOUBERT, K. La figure sororale et ses enjeux psychologiques dans l’anorexie. Mémoire de D.E.A. Université Lumière Lyon 2. Lyon, France, 2002. p. 4.

2.

CORCOS, M. Le corps insoumis. Psychopathologie des troubles des conduites alimentaires. Ed. DUNOD. Collection Psychismes. Paris, France, 2005. p. 120.

1.

CORCOS, M. Op. Cit. p. 123.