L’image poétique perce le code trop fermé du ballet et produit de beaux éclairs
sur l’enjeu narcissique de la danseuse
décrite comme « fontaine intarissable d’elle-même ».
D. SIBONY
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Selon la mythologie grecque et pour montrer jusqu’à quel point le miroir et les identifications sont importantes, pour la construction d’un corps danseur, voici l’histoire de Narcisse :
« Le devin Tirésias, ayant déclaré que Narcisse vivrait tant qu’il ne verrait pas sa propre image, Némésis, au cours d’une chasse, poussa le jeune homme à se désaltérer dans une fontaine. Epris d’amour pour ce visage que lui renvoyaient les ondes, et qu’il ne pouvait atteindre, incapable de se détacher de sa vue, Narcisse en oublia de boire et de manger et, prenant racine au bord de la fontaine, il se transforma peu à peu en la fleur qui porte son nom et qui, depuis, se reflète dans l’eau… » 1
Cédric nous dit que (en tant qu’élève) : « j’ai beaucoup aimé la notion de travail sur soi, c’est quelque chose que j’ai compris assez vite, comme la plupart des gamins qui entraient à l’école de danse (…) », (en tant que professeur) : « être prof, c’est travailler pour les autres, mais le narcissisme il est le même hein, mais il investit différemment, c'est-à-dire que le prof qui s’oublie, pour moi le prof qui s’oublie en disant je ne suis que générosité, je n’y crois pas une seconde, c’est pas vrai, vous avez un sentiment de fierté, quand un élève a réussi à faire quelque chose, je suis persuadé que c’est une synergie, c’est un travail d’équipe, voilà en fait c’est ça, l’ego ».
Le terme de narcissisme provient de la description clinique, et a été choisi en 1989 par P. NACKE pour désigner le comportement par lequel l’individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel.
En 1911, étudiant le cas du « président Schreber », S. FREUD décrit l’évolution de la libido, et de l’auto-érotisme à l’amour objectal, situant au milieu le stade narcissique de l’enfant où il « prend son propre corps pour objet d’amour » 2 , trois ans plus tard, dans l’article « pour introduire le narcissisme », il définit le narcissisme comme une étape incontournable du développement qui laisserait des traces tout au long de la vie.
« L’observation psychanalytique s’est ensuite aperçue que des traits particuliers du comportement narcissique se retrouvent chez de nombreuses personnes qui souffrent d’autres troubles, par exemple, d’après I. SADGER, chez les homosexuels. » 1
Le narcissisme fut, d’une certaine manière, une parenthèse dans la pensée de S. FREUD qui pensait y avoir trouvé la cause de l’inaccessibilité de certains patients à la psychanalyse. Il distingue deux narcissismes : primaire et secondaire. « Une nouvelle action psychique, doit donc venir s’ajouter à l’auto–érotisme pour donner forme au narcissisme » 2 . Et il précise avec cette formule « Nous disons que l’être humain a deux objets sexuels originaires : lui-même et la femme qui lui donne ses soins ; en cela nous présupposons le narcissisme primaire (…) » 3 .
Comme nous explique J. LACAN, le narcissisme primaire est en relation à l’image corporelle et le secondaire « est l’identification à l’autre qui, dans le cas normal, permet à l’être humain de situer avec précision sa relation imaginaire et libidinale avec le monde en général (…). Le sujet voit son être dans une réflexion en relation à l’autre, c’est-à-dire en relation au Ich-Ideal » 4 .
Plus tard, S. FREUD proposa la dernière théorie des pulsions opposant les pulsions de vie et les pulsions de mort. Il y a donc une articulation nécessaire à trouver entre le narcissisme et la pulsion de mort, dirait A. GREEN et il propose de l’appeler le « narcissisme négatif ».
« En effet, les enseignements de la clinique nous autorisent à penser qu’il y a bien des structures narcissiques et des transferts narcissiques c’est-à-dire où le narcissisme est au cœur du conflit. Mais ni les uns ni les autres ne peuvent se penser et s’interpréter isolément, en négligeant les relations d’objet et la problématique générale des rapports du Moi avec la libido érotique et destructrice ». 5 « Aussi, il est néanmoins impossible de ne pas poser le problème de ses relations avec l’homosexualité (consciente ou inconsciente) et avec la haine (de l’autre ou de soi) ». 6
« En ce qui concerne le narcissisme, l’objet qu’il soit fantasmatique ou réel, entre en rapport conflictuel avec le Moi. La sexualisation du Moi a pour effet de transformer le désir pour l’objet en désir pour le Moi. Ce que j’ai appelé le désir de l’Un avec effacement de la trace du désir de l’Autre. Le désir a donc changé d’objet, puisque c’est le Moi qui est devenu à lui-même son propre objet de désir ; c’est ce mouvement qu’il convient d’éclairer ». 1 Le désir est donc, ce qui induit la conscience de séparation spatiale et celle de la dyschronie temporelle avec l’objet, créées par le délai nécessaire à l’expérience de la satisfaction.
Par conséquent, le narcissisme offre donc l’occasion d’une mimésis du désir, où le Moi a acquis une certaine indépendance en transférant le désir de L’Autre sur le désir de l’Un. Narcisse/Janus est alors mimétique de la vie et mimétique de la mort.
L’Un naît peut-être, dit A. GREEN, de l’Infini et du Zéro, et c’est dans les oscillations de l’Un au Zéro que nous devrons saisir la problématique intrinsèque du narcissisme.
Ce qui nous amène maintenant à parler de l’identification, en tant que processus psychique inconscient par lequel une personne rend une partie plus ou moins importante de sa personnalité conforme à celle d’une autre qui lui sert de modèle.
Cette identification va être intégrée dans l’histoire des liens libidinaux qui se tissent entre le Moi et l’autre, voire à l’intérieur du sujet lui-même.
S. FREUD, dans « Deuil et mélancolie » nous décrit « une identification du Moi avec l’objet abandonné », où elle est totale et s’effectue par retrait de la libido qui, de l’objet perdu, fait retour sur le Moi.
Dans « Psychologie des masses et Analyse du moi » il distingue trois modalités à l’identification :
La constitution de cette notion, continue à être développée. A. de MIJOLLA nous propose de parler de : « « fantasme d’identification », par lequel un sujet substitue à une partie de son Moi ou de son Surmoi un personnage primordial de son histoire familiale, père, mère ou grands-parents surtout, afin de lui faire vivre à sa place un fragment plus ou moins important de sa propre existence » 1 .
A la lecture de cette définition, nous avons immédiatement fait le rapprochement avec ce que les danseurs/danseuses nous disaient de leur famille en relation avec leur choix de pratiquer la danse classique * .
Voici un autre exemple, Isadora, la plus jeune de notre population en parle très franchement dans l’entretien. En réponse à la première question : « Comment avez-vous commencé dans la danse ? » elle a répondu : « Parce que ma maman, depuis toute petite, elle aimait le ballet et quand nous sommes nés, (elle a un jumeau) elle voulait que je sois danseuse, alors j’ai commencé à trois ou quatre ans ».
Discours, qui nous permet très bien de faire le lien pour passer à l’Idéal du Moi : Danseuse-Etoile.
SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 162.
JOEL, S. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Larousse. Paris, France, 1982.
FREUD, S. « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » in Introduction au narcissisme.Ed.Gallimard. Paris, France,1987.
FREUD, S. « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle. Ed. PUF. (13ème éd. 2002), Paris, France, 1969. p. 81.
Ibidem. p.84.
FREUD, S. « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle. Ed. PUF. (13ème éd. 2002), Paris, France, 1969.p. 94.
LACAN, J. El Seminario, Libro 1. Los escritos técnicos de Freud.Ed. Paidós. Barcelona, España, 1981. p. 193. Traduction de l’auteur.
GREEN, A. Narcissisme de vie narcissisme de mort, les éditions de minuit. Paris, France, 1983. p. 4.
Ibidem. p. 15.
Ibidem. p. 20.
DeMIJOLLA, A. direction. « Fantasme d’identification » in Dictionnaire International de la Psychanalyse. Ed. Calmann-Lévy. Paris, France, 2002. Tome 1. p. 776.
Cf. miroir « famille » à la fin de ce même chapitre. p. 213.