…le miroir, élément essentiel
comme la barre et le plancher,
est un traître. Il ne dit jamais
la vérité, et ne montre que ce que
l’on a envie de voir de soi
M. BEJART
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Il sera certainement difficile de savoir quand a été introduit le premier miroir dans la salle d’un cours de danse classique, mais cet outil matériel, nous a fait beaucoup réfléchir sur l’image du corps des danseurs/danseuses et comment elle joue constamment avec chaque relation : le professeur, le chorégraphe, le collègue, le/la partenaire de pas de deux, le public, la famille et particulièrement la relation avec la mère.
C’est l’observation de H. WALLON dans le cadre de son étude du développement chez l’enfant de la notion de « corps propre » qui a inspiré le concept du « stade de miroir », développé par J. LACAN.
J. LACAN, en 1936, présente la conception du stade du miroir au Congrès international de psychanalyse, où il explique que c’est au travers du miroir que l’enfant pourra percevoir son corps comme une unité et non plus morcelé, c’est-à-dire que se construira une unité corporelle, fascinée par l’image de l’autre (identification).
« La notion de « stade » indique qu’il s’agit d’un moment important du développement psychique, entre six et dix huit mois. (…) » Mais il dira (1954) que le miroir « a aussi une fonction exemplaire, parce qu’il révèle certaines des relations du sujet à son image en tant qu’Urbild du Moi » : ainsi s’indique l’aliénation nécessaire à la constitution du Moi de tout sujet » 1 .
Le corps n’est pas seulement un fruit symbolique, c’est aussi le fruit de l’image. Alors qu’est-ce qui est mis en jeu face au miroir ?
Dans le processus de la genèse de la conscience de son propre corps, l'enfant reconnaît le corps comme le sien, différent et à la fois semblable à celui des autres, c'est-à-dire qu'il est immergé dans ce phénomène de miroir.
Lorsque l'enfant peut identifier son corps visuel avec son corps kinesthésique, son espace environnant avec son espace postural, celui-ci commence à manifester un intérêt pour son image spéculaire. Néanmoins, pour que l'enfant ait la représentation de son propre corps, celui-ci doit pouvoir l'extérioriser et le miroir contribue à cela.
« Pour que l'enfant puisse unifier son moi dans l'espace, il doit reconnaître d'une part que son image spéculaire a uniquement l'apparence de la réalité perçue en son propre corps et d'autre part, que cette apparence a une réalité qu'il ne peut pas percevoir avec ses propres sens» 2 .
L'enfant doit acquérir la fonction symbolique. Celle-ci a lieu lorsque l'espace corporel et l'espace de l'image s'intègrent dans la représentation d'un espace abstrait, fait de relations non sensorielles et selon H. WALLON la notion du « corps propre » ne se constitue pas comme un compartiment étanche.
De sorte que l'image du corps chez l'enfant est créée par les conditions de vie et par la pensée et le milieu où il se trouve immergé : croyances, connaissances, époque, culture, rêves et, évidemment, langage.
Alors, demandons-nous : qu’est ce qui se met en jeu dans le principe d’identité. Je suis moi, ou je suis autre ? Mon corps est-il à moi ? Je suis mon corps, mais existe-t-il la « passion d'être un autre » ? C’est l’expression que nous donne P. LEGENDRE et de plus ils nous incite à aller jusqu’au bout de l’énigme : miroir de l’autre en lui et de ce monde qui n’est pas lui.
Quand nous parlons de notre corps, de quoi parlons–nous ? À cela J. LACAN répond à partir de la phase du miroir où l’enfant se découvre lui-même, où doit se produire le virage du moi, du (je) spéculaire au (je) social. Mais le miroir reflète-t-il la réalité, ou nous donne-t-il uniquement une seule image de nous-même entre toutes celles possibles ?
Après l’image que le miroir nous renvoie, naît ainsi le désir de l’autre ou peut-être le désir d’être un autre et dans ce sens nous nous imaginons être autre, autant que le miroir est les autres. Il nous renvoie notre image invertie et ainsi de chaque sujet, nous devenons un miroir pour les autres. Mais, attention, si le miroir nous montre l’image invertie, alors nous penserons que le miroir nous rend compte de ce que nous ne sommes pas.
Si nous cherchons l’étymologie du mot miroir en latin, nous trouvons que mirus signifie : étrange, merveilleux.
L’image renvoyée par le miroir nous montre que le je est un autre, c’est-à-dire en même temps je suis et je ne suis pas moi dans mon image, parce que je ne suis pas seulement image (visuelle) et de plus nous devons apprendre à voir dans le miroir que nous ne sommes pas l’Autre.
Entre 1936 et 1962, ce concept connaît chez J. LACAN un changement d’axe important surtout avec l’introduction du concept du grand Autre, le miroir en vient à représenter le rôle du regard fondateur de l’Autre dans la constitution de l’appareil psychique du sujet.
Je suis installé(e) dans le corps de l'Autre, de la même façon que l'Autre est installé dans le mien en vertu des sens, de la motricité et de l’expression même. En conclusion, il n'y a pas ici de corporéité simple, mais une « intercorporéité» 1 .
Cette forme du corps dans le miroir symbolise la permanence mentale du moi et elle préfigure en même temps son destin aliénant, car les images projetées et introjectées définissent la notion narcissique et pour autant le mode de comportement avec ses semblables.
L'enfant qui était jusqu'à maintenant un moi corporel, devient un sujet de désir qui ne se confond pas avec le père, mais qui est reconnu par celui-ci. J. LACAN affirme : «il identifie sa personne avec l'image de la loi»
Par conséquent, le fantasme, loin d'être réduit à la sphère de l'imagination, doit être défini «comme une image mise en fonction dans la structure signifiante du langage» 2 .
A ce sujet, S. FREUD nous dit que les emplois du corps et les significations des comportements de l'enfant ne peuvent être compris que par rapport à la constitution du langage 3 .
Alors, le corps est un texte, une organisation systématique de lettres qui devront être déchiffrées dans leur logique et leur singularité, ce que S. LECLAIRE résume avec l'expression suivante : « Prendre le corps à la lettre» 4 . Notre corps écrit sa lettre pour que l’autre qui regarde puisse la lire et se lire comme miroir.
Prendre le corps à la lettre voudrait dire, situer la réalité dans la lettre qui fixe les objets du désir, c'est-à-dire dans le langage du récit de nos rêves. Une autre signification serait de s'en tenir à la lettre de son propre corps et non aux significations idéales, abstraites ou encensées. Nous devons considérer le corps dans la vie concrète et dramatique de son désir, épeler sa recherche de plaisir ou même de douleur, pour voir comment les lettres du langage qui lui donnent un sens s'inscrivent dans les zones érogènes du corps.
J. LACAN nous montre que le stade du miroir présuppose désormais une opération symbolique et dans cette chaîne signifiante composée par les zones érogènes, le phallus est prédominant et le thème immédiat de la différence. Le phallus est «la lettre de la lettre».
Ce qui est important ici, c'est de faire ressortir que le corps en tant qu'organe de plaisir est une inscription de notre langage et que notre langage signifie l'expérience érogène du corps. C'est pour cela qu'il faut lire, déchiffrer ou plutôt translittérer le corps. S. LECLAIRE l'a bien dit : il y a « une lettre du corps » et «un corps de la lettre».
D'une autre façon, mais en gardant la même idée, D. ANZIEU, en s’appuyant sur les contes de J.-L. BORGES nous montre que l'exploration symbolique du corps de la mère est le code linguistique principal et le modèle de tous les codes.
En chaque perception de notre corps, nous retrouvons la présence singulière de notre mère, d'où le comportement que chacun de nous possède avec son propre corps. J.-C. LAVIE, affirme que la psychanalyse nous révèle, non seulement la réalité fantasmatique de notre corps, mais également sa structure linguistique et son indissoluble relation libidinale avec le corps maternel. Le psychanalyste devra laisser parler le poème du corps, car notre corps est un appel constant et une référence au corps de l'autre, car le regard de cet autre nous valorisera et nous jugera.
« Le corps peut miroiter dans son Autre, qui devient son corps secret. (…) La charge narcissique se déplace, se redéploie en différents niveaux de miroirs, et de regards (…). Car le miroir n’est pas qu’une machine à regard ; il symbolise tout moyen de se reconnaître, de s’imaginer sans se réduire à cette image, d’être projeté par cette image vers un regard qui vous reconnaît, mais qu’il vous faut traverser pour être reconnu par vous-même et trouver place dans le trajet identitaire » 1 .
Ce jugement ou plutôt la relation constante, chez les danseurs/danseuses, est le miroir, ou plutôt, sont les miroirs : du public, de la famille, de leur professeur, etc. qui se dévoilent aux différents moments de leur formation ou sa profession, lesquels finalement nous renvoient au regard de la mère.
ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps. Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 41.
LAZNIK, M.-C. « Stade du miroir » in De MIJOLLA, A. direction. Dictionnaire International de la Psychanalyse. Ed. Calmann-Lévy. Paris, France, 2002. p. 1628.
LACAN, J. Ecrits. Ed. Seuil. Paris, France, 1999. p. 57.
MERLEAU-PONTY, M. Le visible et l’invisible. Ed. Gallimard. Paris, France, 1964, p. 172-204.
Op. Cit. p. 637 in BERNARD, M. El cuerpo : un fenómeno ambivalente.Ed. Paidós, Barcelona España, 1994. p. 132.
FREUD, S. « Le moi et le ça » in Essais de Psychanalyse, chapitre 2. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 1963, p. 278.
LECLAIRE, S. Psychanalyser. Essai sur l’ordre de l’inconscient et la pratique de la lettre. Ed. Seuil. Paris, France, 1968. p. 55.
SIBONY, D. Le corps et sa danse Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 202.