4.1.- Sociologie de la souffrance

« Nous sommes les plus grands adversaires de nous-mêmes »
Anonyme.

Tout au long de l’histoire, les différentes disciplines se mêlent pour arriver à théoriser le comportement humain, de manière pluridimensionnelle ; c’est pour cela que maintenant il nous semble important de voir comment nous pouvons saisir les échos de la souffrance, en premier lieu, du point de vue de la sociologie.

« La sociologie atomistique a mis en évidence l’image d’un individu calculateur, rationnel. Elle a dans une certaine mesure « oublié » que l’individu est aussi un être de passions, d’émotions et de sentiments. L’individu n’est pas seulement acteur, il est aussi animé ou détruit par les passions. Si la liberté s’exerce dans les actions et les décisions, on n’a pas la liberté de ses sentiments » 1 .

Comme nous le remarquons, le concept de souffrance est plus compliqué que ce que nous pouvons penser, parce qu’il y a différents facteurs qui interviennent.

Commençons par J. FOUCART qui nous dit : « En première approximation, nous définirons la souffrance à partir d’une rupture entre une virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet et un événement qui, de par ce fait, est intolérable » 2 .

« La souffrance sera également associée aux notions de violence et de traumatisme. Au terme de cette première approche, l’angoisse ou la perte de confiance en soi, dans les autres et dans le monde apparaîtra comme une propriété décisive de la souffrance ». 3 La souffrance est excès. Souffrir, c’est toujours souffrir trop.

Appelons violence toute contrainte de nature physique ou psychologique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé.

L’idée première est nettement celle de l’infraction du corps tantôt conçu comme un territoire clos, tantôt du territoire physique ou moral conçu comme un corps déplaçable.

Le trauma pourrait être apparenté avec une « blessure » et dans le cas d’un danseur la blessure sera psychique et aussi physique.

« La souffrance referme l’homme sur lui-même. Elle peut certes s’exprimer, mais non se figurer ni se communiquer. Elle s’oppose à la communication. La grimace brutalement figée, le corps qui se cabre, le cri : ces gestes ne figurent pas la souffrance, ils sont la souffrance elle-même. Le cri ne dit rien, il n’est pas éloquent. Dans le cri, la voix jaillit du corps, la tête est rejetée en arrière pour que la voix puisse sans détour venir de l’intérieur. Mais cette posture n’est ni geste ni signe, elle fait partie du corps souffrant. Contrairement à d’autres états intérieurs, la souffrance est dépourvue d’intentionnalité. Elle est pure sensation. Elle n’est dirigée sur rien, une perception est toujours perception de quelque chose, la faim a un objet, la crainte est la crainte de quelque chose, mais la souffrance n’a pas d’objet. Elle n’est qu’elle-même. En cela elle ressemble à la panique, à l’effroi au terme final de la peur » 1 .

Maintenant nous allons nous intéresser à la question de la douleur. Quel est le rapport entre la douleur physique et la souffrance psychique ? Quels sont les effets de la matérialité (la douleur strictement physique) sur la dynamique psychique ? Voilà quelques questions qui se posent.

La souffrance ne peut pas être partagée, parce qu’elle est rupture de l’intersubjectivité. Le souffrant n’appartient plus au « monde commun ». Et quand il y a un groupe de souffrants, danseurs ? Peut-être forment-ils un groupe hors « du commun », leur propre monde (prison dorée) pourrait-on dire pour autant qu’ils la partagent ?

En tout cas quand nous demandons à Margarita comment a été sa vie depuis qu’elle est entrée à l’école de danse, elle nous répond : « totalement différente à celle d'une fille normale, de neuf ou dix ans, parce que tu t'éloignes de toutes les activités, que tu pourrais partager avec ta famille, etc… ».

Et plus loin, elle continue : « la carrière est très individualiste (…) tu luttes pour toi-même, pas pour les autres (…) pour obtenir des rôles, pour obtenir ce que toi tu veux réellement ».

Beaucoup de professeurs disent : « Si tu veux tu peux» Cette phrase reviendra donc s’ajouter à toutes les difficultés de la formation du danseur. Alors la question qui se pose est la suivante : Que veulent-ils, en réalité ?

Le désespoir et l’impuissance, la peur et le sentiment d’abandon sont alors inhérents à la souffrance et quand cela se produit dans une institution, cela vaut la peine de se demander : pourquoi ? Nous pouvons nous appuyer sur le concept d’institution totale.

L’institution totale est définie par E. GOFFMAN comme un « lieu de résistance et de travail où un grand nombre d’individus placés dans la même situation, coupés du monde extérieur, pour une période relativement longue, menant ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » 2 .

Dans son analyse de l’institution totale, E. GOFFMAN met en évidence le processus de mortification de la personnalité du reclus, même si ceci n’est pas intentionnel.

Il distingue comme techniques d’enfermement : les cérémonies d’admission, l’atteinte à la vie privée, la dégradation de l’image de soi, la contamination physique, et la contamination morale. Une de ces techniques n’existerait-elle pas dans le milieu de la danse ?

Dans les institutions totalitaires, les domaines intimes sont violés « Il faut distinguer entre la douleur subie et la douleur agie. Qu’elle soit liée à une maladie, un accident, une blessure… Elle se surajoute à une situation pénible. Pourtant elle peut aussi être choisie délibérément comme expérience » 1 .

Dans la pratique des sports de l’extrême ou la danse professionnelle dont la douleur est une des composantes obligées, nous trouvons la mise en danger mais aussi une quête de l’épuisement musculaire.

Patricia à ce propos nous dit : « …l'art on le souffre et on le vit (…) par exemple dans une classe de ballet classique, s'il n'y a pas douleur physique, tu n'as pas travaillé, ou s'il n'y a pas douleur morale (…) dans une classe il y a douleur morale, douleur physique, mais il faut apprendre à vivre avec tout cela … ».

La douleur est en quelque sorte le fil conducteur d’une longue déroute de l’existence. De façon beaucoup plus courante, les douleurs psychosomatiques ont aussi un caractère ambivalent, il y a une complaisance du corps à fabriquer les symptômes pour dire la révolte. La douleur exerce alors une fonction de sauvegarde de l’individu, c’est un moyen d’exprimer quelque chose : les maux remplacent les mots.

D. LE BRETON écrit : « La douleur est sans doute l’expérience humaine la mieux partagée avec celle de la mort » 2 . Le souffrant vit l’incertitude la plus complète en ce qui concerne la reconnaissance de sa douleur.

« Le souffrant est enfermé en lui-même. La souffrance ne se prouve pas, elle s’éprouve. Si l’homme dit l’intensité de sa douleur il sait par avance que nul ne peut la partager » 3 .

En conclusion « La souffrance est par définition non partageable. Elle est une rupture de la réciprocité des perspectives » 4 .

Notes
1.

FOUCART, J. Sociologie de la souffrance. Ed. De Boeck & Larcier. Bruxelles, Belgique, 2003. p. 12.

2.

Ibidem. p. 13.

3.

Ibidem. p. 23.

1.

FOUCART, J Op. Cit. p. 27-28.

2.

GOFFMAN, E. Asile. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Editions de Minuit, coll. Le Sens Commun Parilly, France, 1968. p. 41.

1.

LE BRETON, D. La douleur n’est pas du cœur mais du sujet. Interview journal Les Echos, 30 octobre 2001.

2.

LE BRETON, D. Anthropologie de la douleur.Ed. Métailié. Paris, France, 2006.

3.

FOUCART, J. « La Douleur », in Sociologie de la souffrance. Editions De Boeck & Larcier. Bruxelles, Belgique, 2003. p. 111.

4.

Ibidem. p. 145.