4.2.- Douleur et Souffrance

… Le danseur entretient un rapport singulier avec la souffrance.
Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’éprouver une douleur
telle que je pouvais à peine marcher dans les coulisses.
Je songeais même à annuler la représentation.
Stimulée par l’attente du public et la volonté
de ne pas décevoir, je rentrais néanmoins sur scène
où la danse me happait ; je trouvais comme un deuxième souffle.
La souffrance, bien qu’encore présente, s’effaçait progressivement,
et les limites que je croyais connaître volaient en éclats.
Bien sûr, le retour dans la loge, l’enchantement de la scène
s’évanouissait, me laissant avec
la douleur.
M. C. PIETRAGALLA * .

Au moment de travailler avec l’outil projectif pour danseurs/danseuses Cédric, professeur de danse classique, avant d’écouter la consigne, dit : « Je choisirai ça » il regarde la photo S2 * * il rit et s’exclame : « ha ! Ils sont déjà en souffrance ».

S. FREUD nous dit que l’objet d’étude de la psychanalyse est l’inconscient, c’est-à-dire les symptômes, les rêves, ou les actes manqués, mais quand nous croyons l’avoir démasqué, nous nous trouvons devant un paradoxe qui contribue à ce qu’en 1991 A. AMYOT propose que l’objet d’étude de la psychanalyse soit le sujet souffrant de la psyché.

La pulsion de mort ne demande qu’à s’en repaître, mais la souffrance sollicite tout autant les pulsions de vie. Ceci nous parait encore plus évident lorsque la mise à mal du corps (maladie, processus de lente autodestruction, formes diverses de masochisme…) survient.

C’est une élaboration parfois très compliquée d’une souffrance physique et psychique constituant alors pour le sujet un des liens les plus solides qui le rattache à la vie.

En premier lieu, la souffrance et la douleur ne relèvent pas exactement du même registre. La douleur implique nécessairement le corporel, son dysfonctionnement pénible est en réalité généralement éprouvé indépendamment de la volonté du sujet. La souffrance en revanche renvoie plus aisément au psychique et au moral, son indice de réalité tangible n’est ni objectivable ni désirable et le désir du sujet peut toujours trouver place.

Il faut signaler que la souffrance névrotique et la souffrance psychotique n’ont pas de commune mesure et, de plus, dans une même structure il y a des variations cliniques du corps en souffrance. M. ENRIQUEZ, nous propose deux registres :

  • « soit le corps de besoin du sujet n’a jamais été entendu au moment voulu et le plaisir coextensif à sa satisfaction n’a jamais eu de sens pour celui qui a pris en charge les besoins de l’enfant. Le corps est désaffecté et réduit à un corps fonctionnel (…). (souffrance psychotique).
  • soit le corps du sujet a été objet de besoin pour un autre, source de satisfactions narcissiques et érotiques placées sous le signe de la violence et de l’excès. Le corps est un corps non identifié, sinon comme objet nécessaire à l’autre, et possédant pour ce dernier une fonction identifiant primordiale. (souffrance névrotique).

De toute façon que ce soit l’une ou l’autre perspective le sujet a bien peu de choix (…), car son corps en perdition d’affection ou d’identité n’est pas soumis aux lois du désir et du plaisir, (…) mais aux lois du vouloir et du pouvoir. Ainsi, non seulement Schreber tenta-t-il de guérir par le délire, mais aussi dit M. ENRIQUEZ, « en transformant un corps en souffrance en corps de souffrance » 1 .

Toutes ces remarques ne sont pas sans poser de sérieuses questions théoriques qui conduiraient à répondre au problème du masochisme tel que S. FREUD l’a abordé, et à affiner le concept de souffrance psychique qui est loin d’être clair tant sans doute le corporel dans l’immense variété des moyens d’expression qu’il possède, y est impliqué.

Il n’est, en effet, pas facile au regard, notamment de la douleur physique, de cerner, dans la richesse subjective de ses expressions, la souffrance psychique, où s’exprime aussi une dimension du sacrifice, peut-être pour arriver au sacré. La religion chrétienne en particulier a bien mis en avant cet aspect, notamment en ce qui concerne la rédemption et les martyr(e)s.

La psychanalyse va proposer la notion de masochisme, en donnant à la souffrance une place essentielle au fonctionnement psychique. L’angoisse, détresse va être l’expression de la souffrance la plus courante, c’est une séparation déchirante primordiale, qui fonderait le psychisme lui-même, avec la reconnaissance de l’altérité.

Mais alors, demandons-nous : Qu’est-ce que la souffrance et comment pouvons-nous la définir à partir du corps de la danseuse ?

Jacqueline, professeure de danse classique, nous présente une définition intéressante, elle déclare : « C’est de la souffrance quand c’est moral. C’est de la souffrance quand la douleur n’est pas reconnue, mais si t’as mal au pied parce que tu t’es fait une entorse, t’as mal au pied parce que tu t’es fait une entorse ; mais c’est pas de la souffrance. Par contre si tu as mal au pied parce que tu t’es fait une entorse et que ton professeur dit « monte sur pointes, monte sur pointes » là c’est de la souffrance, (…) c’est de la souffrance quand il y a un déni de la douleur du professeur par rapport à l’élève, (… ) mais c’est pas de la souffrance morale puisque je suis avec elle pour lui dire « je sais que tu as mal, mets pas les pointes aujourd’hui ! » Mais si tu n’as pas vraiment mal et que tu me dis « je mets pas les pointes parce que…. » Je dis non, non là c’est….je sais que tu peux mettre les pointes, il faut une complicité aussi, mais la souffrance c’est quand il y a du déni de douleur, je trouve ».

Dans le discours de Jacqueline on peut trouver deux messages différents, bien qu’elle dise être attentive à ce qui arrive aux l’élèves, et ne pas les obliger à travailler quand elles sont blessées ou mal physiquement ; il est clair que la souffrance existe, et quelquefois ces messages vont au-delà puisque, en théorie, les professeurs ne les obligent pas. Mais derrière ce discours, la réalité est autre, parce que tout a des conséquences : si les élèves ne suivent pas le cours, elles ne participeront pas aux présentations, donc tout le travail qu’elles ont fait pendant l’année ou pendant des années ne verra pas ses fruits sur la scène. Comme nous le dit Margarita, étudiante en danse classique : « Si on est dans une présentation, ça dépend de la taille de la lésion, si c’est normal, grave ou moyen, ça dépend de comme tu le vois, parce que, quand tu es déjà en présentations crois-moi, la dernière chose à laquelle tu penses c’est la lésion et la seule chose que tu veux c’est d’être sur scène et danser ».

Comme l’analyse R. PUYUELO, la souffrance psychique se prononce, elle touche au corps et nous parle aussi du narcissisme. « Il existe des douleurs physiques, douleurs psychiques, douleurs morales … autant de souffrances qui se crient, se hurlent, se parlent, se pensent… ; mais aussi douleurs narcissiques muettes, en attente de croissance, de direction, de sens. Comment parler ensemble de ces souffrances qui nous font toucher les limites de l’Humain, mais aussi nous sentir vivants et …exister ? » 1 .

Dans le Dictionnaire International de la Psychanalyse, nous trouvons dans la définition de la souffrance qu’elle « est le résultat d’un sentiment d’aliénation et d’ambivalence insurmontable ; attitude défensive, elle est destinée à réduire l’angoisse. Lorsque S. FREUD écrit que les trois sources de la souffrance humaine sont le corps, le monde extérieur et les rapports à autrui, il souligne assez qu’avec la souffrance humaine, s’ouvre tout le champ de la pathologie » 2 .

Nous pouvons dire que, dans la formation pour devenir danseur/danseuse en danse classique, il y a une aliénation souffrante qui touche les limites entre la normalité et la pathologie ; en tout cas, les élèves immergés dans l’institution la vivent comme partie « normale » dans la quotidienneté. Jacqueline déclare : «Je les oblige à arrêter pour se soigner, parce que je sais qu’elles vont avoir ce problème toute leur vie de danseuse et après la danse, alors moi, je suis attentive aux problèmes, aux douleurs, aux pathologies etc. ». Si nous réfléchissons sur son discours, nous nous rendons compte qu’elle se trouve dans un cercle vicieux parce qu’elle a peut-être vécu cette situation quelques années auparavant en tant qu’élève. Il y a donc, un savoir, faire souffrir, qui se transmet de génération à génération.

Pour ce qui est des danseurs/danseuses, nous parlons de souffrance, d’une souffrance qui va plus loin que le visible, il y a la psyché qui intervient ; nous pouvons alors, rapprocher la clinique de la cure et nous demander : Cette souffrance psychique était-elle déjà présente avant d’entreprendre la formation pour devenir danseur ou danseuse professionnel(le) ? Ou bien : la souffrance est-elle la conséquence du corps vécu dans ce milieu ? Il est difficile de répondre pour le moment, peut-être est-ce l’un ou l’autre, ou les deux à la fois, en tout cas nous y réfléchirons ensemble.

Notes
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ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps . Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 50.

*.

* Cf. Photographie dans la TROISIEME PARTIE : THEORICO-CLINIQUE Chapitre 2 : Normalité et pathologie, La prévention p.168.

1.

MICHELINE,E. « Du corps en souffrance au corps de souffrance » in la revue TOPIQUE.

Epi, N° 26. Paris, France, 1980. Parenthèses ajoutées par l’auteur.

1.

PUYUELO, R. « Souffrances… et polyphonie »in Souffrances quel sens aujourd’hui ? Sous la direction de AÏN, J. Ed. ERES, Toulouse, France, 1992, p. 11.

2.

CANDILIS-HUISMAN, D. « Souffrance » in Dictionnaire International de la Psychanalyse. Sous la direction de De MIJOLLA, A. Ed. Calmann-Lévy 2002. p. 1614-1615.