C’est très douloureux de repousser sans cesse ses
limites. Je déteste cela, pourtant, la peur de ne
pas en être capable m’ébranle totalement ;
je suis prise de panique, angoissée
Mais je le fais.
Je dois le faire. L’entraînement, me
fatigue énormément, physiquement,
psychologiquement. Aller à la barre
tous les jours, refaire les mêmes
exercices tous les jours… Horrible.
Je me pose des questions,
Je doute… Et puis vient le passage à l’acte, ce moment extraordinaire.
Je me sens soudain apaisée, enrichie,
épanouie. Je me suis torturée, mais
une partie de moi-même a encore réussi.
S. GUILLEM
*
.
Comment parler sur le vécu de la torture ? Aborder dans un texte la réalité de la terreur, peut induire à croire qu’on la domestique et domine avec les mots. Parler de la torture et de ses conséquences, trouver un sens à l’horreur produite par l’intentionnalité humaine, nous amène à dégager les limites de ce qui est impensable.
Tout au long de l’histoire de l’humanité, la torture apparaît dans des discours très divers : politiques, idéologiques, religieux. Mais faire de la torture un objet d’étude, isolé du contexte politique, économique et social dans lequel cette dernière est exercée, est une erreur. Sa manière et sa signification actuelles, sont directement attachées aux formes contemporaines du pouvoir qui l'utilise.
La torture a joué au long de l'histoire, et joue actuellement, le rôle de pièce maîtresse dans les systèmes de gouvernement, comme un moyen privilégié pour s’approprier du pouvoir. Quand on parle de torture, nous savons d'entrée que le mot résume l'extrémité la plus perverse d’une certaine logique de pouvoir. Mais il n'en est pas ainsi pour rien. La torture, comme l’indique M. de CERTEAU : « est une pratique administrative de routine qui augmente avec la centralisation technocratique, loin d'être extérieure à la civilisation contemporaine, est un symptôme et un effet inhérent au pouvoir» 1 .
La torture moderne est programmée « intelligemment » pour détruire, en dépouillant la personne de la constellation qui constitue son noyau identitaire. Par conséquent, il y a une rupture de l'identité, en partie définitive. Ses effets ne sont pas limités à l'individu concerné, mais débordent sur le groupe familial et sa descendance, et sur sa culture, son peuple * .
Considérer les effets de la torture comme une souffrance habituelle renforce l'intention de ségrégation et d’exclusion de l'autre, accusé de mettre en danger l'ordre social, considéré comme instigateur du chaos, contre lui seront utilisés tous les moyens répressifs.
La torture, dit M. de CERTEAU « se situe du côté d’un processus idéologique qui remplace la polyphonie sociale vivace, par une dichotomie totalitaire dans « le propre » (éthique, politique ou social) et le caractère d'exclusion « du sale» qui marque la différence (...) » 2 .
Une dénomination organise l’agir : musulman, juif, homosexuel, subversif ou n'importe quoi d’autre sont suffisants pour désigner quelqu'un au supplice.
La rupture des codes, des pratiques démocratiques et l'exercice du pouvoir par la violence, entraînent des effets de longue durée. Ainsi en est-il de l'expérience de l'Inquisition, de l’Holocauste, de la Seconde Guerre Mondiale et des génocides qui traversent l'histoire de la planète * , mais aussi des formes plus subtiles ? comme dans la formation de danse classique professionnelle, qui sans prendre en compte les moyens très violents utilisés, cherche la performance sans pour autant ne vouloir pas voir tout ce qui se passe derrière le rideau avec les danseurs, avant d’arriver sur scène pour donner leur spectacle.
Par exemple, dans les cours de danse classique : 2ème et 3ème année et invitées, au C.N.S.M. D., nous avons pu observer, quand les élèves font des exercices à la barre et que le professeur dit : « Tirez, tirez vraiment dans les orteils », avec une telle phrase les élèves ont à choisir jusqu’où ils se forcent, mais que se passe-t-il quand il n’y a pas une personne extérieure qui observe le déroulement du cours ?
Vanesa nous montre, gestes à l’appui : «Oui, oui, la professeure te prend la jambe et te la soulève jusqu’ici (en même temps elle approche son bras de l’oreille et elle te dit : « tu dois l’avoir jusqu’à ici» (…) ».
Une ancienne élève, Daniela, nous disait : « La professeure nous griffait avec ses ongles ; elle tirait le cou d’une de mes copines pour qu’elle se grandisse et, à moi, elle voulait que j’ai plus d’en dehors, et elle me tirait très fort les jambes et un jour, elle a dû me laisser immobile parce que la tête du fémur avait craqué ».
« Dans la technocratie contemporaine, la torture est à la charnière de ce qu’il est nécessaire d'éliminer pour que règne un ordre. Exclure ce qui est sale pour que le propre puisse continuer à fonctionner » 1 .
La torture cherche à s'approprier ce qui est privé, ce qui est secret, le coin le plus sacré de l'esprit. Cela montre que la torture, en frappant et blessant, en cherchant à annihiler ce qui constitue le Moi, implique, dans l'agression d’un seul individu, une menace contre la civilisation.
Il est possible de comprendre, pour cela même, comment la souffrance de certains provoque la panique et la paralysie dans le groupe humain concerné : fait crucial qui n'a jamais été réfuté.
« Il y a des limites à supporter », disait Daniela en se rappelant quand elle était dans le groupe de 8ème année, en danse classique, elle continue « Nous avons porté plainte parce que la professeure nous a agressées, il y a eu un moment où l’on avait toutes mal quelque part et un jour quand elle a crié après nous, parce qu’elle pensait que nous nous étions trompées dans un exercice, mais c’était elle, alors en colère, elle nous a demandé une par une « quelle danse tu préfères le classique ou le contemporain ? » et, à ce moment-là, nous lui avons avoué notre désir : que nous voulions nous dédier à la danse contemporaine, (…) c’est la pire offense que nous avons pu lui faire…».
La torture, blessure individuelle dans l'histoire et dans la mémoire collective, détruit l'individu, les groupes, les peuples, détruit ou désarticule un lien et une propriété. Les dommages corporels et émotionnels cherchent à détruire, ils rendent inexistants et hors du monde tous ceux qui ont commis un acte délictueux, ainsi que ceux qui ont une pensée et une croyance différentes.
Dans l’exemple précédant le groupe a été séparé, mais il nous semble, que les élèves « torturés » sont devenues elles-mêmes « tortionnaires » de leur professeure parce qu’elles avaient une certaine idée quant à « la pire offense » qui pourrait être dirigée contre elle, elles ont trouvé son point faible, son « talon d'Achille».
L'articulation de ce qui est individuel et de ce qui est collectif ne peut pas être inconnue quand il s'agira de parler de la torture, dichotomie d'autant plus difficile à éviter que le sujet des effets de la torture nous renvoie sans cesse à la problématique, difficile mais privilégiée, de la relation du sujet en communauté avec la culture et l'histoire. Dans le cas de ce groupe, elles se sont unies, pour parler de cette torture appliquée par leur professeure, le corps de ballet n’est pas resté immobile, il a réagi, les danseuses se sont débrouillées pour que le corps institutionnel sache ce qui se passe quand la porte du cours se ferme.
Le torturé apparaît comme le témoin incarné d'une blessure qui concerne toute l'humanité. Son corps blessé est offert comme symbole, drapeau où s'inscrit le coup porté au sentiment de propriété.
M. de CERTEAU écrit : « La torture est dans la relation triangulaire entre le corps individuel, le corps social et le moi, qui établit un contrat entre les deux. Le geste du bourreau grave dans la chair du torturé, l'ordre qui s’incarne afin d’obtenir le consentement par soumission. Par la peur et la délation, le pouvoir cherche à obtenir une confession primordiale : créditer que lui, le pouvoir agissant, est normatif et légitime » 1 .
La même ancienne élève ajoute : «La professeure en question ne voulait plus nous donner de cours et le problème est parvenu aux autorités supérieures, jusqu’à la Commission Nationale des droits de l’Homme (…) ça n’a pas été facile, mais à la fin nous avons réussi à avoir des cours, même si nous avons dû aller prendre les cours de danse classique dans une autre école et aux mêmes horaires qu’on avait les cours académiques ».
S. FREUD, dans « Psychologie des masses et l'analyse du Moi », présente une autre logique qui paraît adéquate à notre réflexion. L'imposture de la loi totalitaire pervertit, à travers la violence et la soumission, les racines mêmes du lien social, base de la civilisation. Les dommages au lien social secouent la matrice de la constellation identificatoire, simultanée mais pas subordonnée à l'identification parentale, aussi archaïque et originaire comme elle.
Dans le combat du torturé avec son bourreau, ce qui est en jeu ce n'est pas seulement l'intimité, mais à partir de là, de se plier ou pas à la volonté du tortionnaire et subir en souffrant l’indignité de la dépersonnalisation. L'intimité est fondement de l'identité. Dans ce monde de la soif, de la faim, de l'épuisement et de la privation sensorielle, celle-ci constitue la bataille par la possession ou la perte de l’être.
Dans cette lutte acharnée pour le secret d'un mot, d'une pensée ou d'un corps, les sentiments d'humiliation, de honte et de haine sont inéluctables. L'élucidation de ces sentiments, leur symbolisation, seront différentes, si elles sont vues, jugées et sanctionnées par l'individu, le groupe ; cette sanction s'inscrit dans l'histoire, la religion et la culture.
Il y a des cris qui se taisent. Un « Cri murmuré, obtenu par supplice qui doit faire peur sans faire scandale, légitimer le système sans l’ébranler » 1 . La rumeur ajoute un effet expansif, et toute la communauté se trouve alors submergée dans l'usure de la pensée du Moi torturé, comme dans le cas de ce groupe de 8ème année en danse classique, qui a eu une certaine résonance dans toute l’école, même si les personnes de la direction, comme dit l’ancienne élève : « Nous stigmatisaient comme rebelles, parce qu’on ne s’est pas laissé faire».
Il convient d'insister sur le fait que la torture n'est pas réductible au répertoire des violences et agressions physiques et psychologiques. En continuant avec ce groupe l’ancienne élève nous avoue :
« Nous avons vécu beaucoup de lésions. On pourrait dire que c’était de la torture, parce qu’elle nous a agressées physiquement et psychologiquement et en plus nous devions vénérer cette professeure, parce qu’elle était russe, alors du jour au lendemain nous devions le faire, mais nous n’avons pas eu cette éducation auparavant chez nous, et nous n’avons pas été habituées à cette attitude dans l’école même. (…) Malheureusement la professeure a continué à donner des cours en torturant d’autres élèves dans cette école et ailleurs ».
C’est un aveu « désavoué ». La voix ne peut être que l’autre, l’ennemi. Elle doit être à la fois entendue et refoulée, pour que les autres groupes puissent supporter les mêmes violences sans en parler.
La torture est seulement un moyen, un instrument à travers lequel le Système cherche à légitimer sa loi, en fabriquant un sujet dépossédé de sa relation avec lui-même, dépouillé de sa mémoire et de ses idéaux, preuve en somme, qu’histoire collective et destin personnel sont unis. L'expérience de la torture cherche à faire d'un homme l'ombre d'un homme.
Néanmoins, la tragédie ne finit pas toujours seulement du côté des torturés ; tôt ou tard, le bourreau reçoit aussi sa part. Par exemple, en ce qui concerne la suite du cas mentionné précédemment, Daniela nous dit : « Des années plus tard, nous avons appris que cette professeure a été renvoyée dans son pays, parce que d’autres mères ont porté plainte contre elle, après qu’elles ont constaté que leurs filles sortaient des cours en pleurant et avec des griffures. La plainte est arrivée aussi à la Commission Nationale des Droits de l’Homme et là, ils avaient déjà reçu d’autres témoignages de sévices. A l’heure actuelle cette professeure ne peut plus donner de cours et elle est partie en Espagne pour chercher une compagnie à intégrer ».
Nous avons parlé jusqu’ici, de la souffrance qui existe en danse classique, le harcèlement perpétuel du corps, pour aboutir à la perfection, considéré comme une souffrance habituelle, où seront utilisés tous les moyens répressifs, que nous pouvons assimiler, toutes proportions gardées, à de la torture, et au masochisme comme nous allons le voir tout de suite.
ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps . Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 40.
De CERTEAU, M. Corps tortures, paroles captures. Ed. du Centre Georges Pompidou, Paris, France,1987. p. 40.
Nous dénonçons des violations aux droits humains : agressions, coups, tortures, abus sexuels, vexations dans ses corps ainsi qu'une violence psychologique constante, dont ont fait l'objet toutes les femmes emprisonnées et non emprisonnées, dans la commune de Texcoco et San Salvador Atenco (Mexique) les 3 et 4 Mai 2006.
De CERTEAU, M. Op. Cit. p. 90.
Telles sont les pratiques de torture reconnues dans des régimes autoritaires comme celui de Pinochet au Chili, Videla en Argentine et celui des Etats-Unis dans les prisons d'Abu Graihb en Iraq et dans beaucoup d’autres différents points de la planète.
De CERTEAU, M. Ibidem. p. 92.
De CERTEAU, M. Op. Cit. p. 92.
De CERTEAU, M. Histoire et psychanalyse entre science et fiction. Nouvelle édition revue et augmentée, précédée d’« Un chemin non tracé » par L. Giard. Ed. Gallimard. Paris, France, 2002. p. 228.