4.5.- Souffrance de l’objet perdu

Parler de la souffrance, nous engage dans une traversée
qui n’est pas sans péril : la traversée de nos fantasmes,
la traversée de nos vies (…)
Et évoquer le sillage de nos vies nous ramène immanquablement
aux souvenirs de nos souffrances.
D. VASSE * .

La psychanalyse nous dit que la souffrance, l’objet perdu donne lieu à un manque symbolisable, un vide s’ouvre dont l’existence permet au système de fonctionner. La souffrance est fondamentalement dépressive car c’est essentiellement la souffrance de ne pas pouvoir se développer.

J. BEGOIN approfondit en s’appuyant sur le lien existant entre la souffrance et la croissance psychique. Les douleurs de croissance pourraient en être la métaphore.

Véronique se rappelle que, lorsqu’elle travaillait dans des compagnies composées de peu de monde : « Y avait une pression quand même….y avait une pression….ouais…C'est-à-dire la pression, je me la mettais moi parce que faire un spectacle pour moi c’était primordial, hein, ne pas danser dans un spectacle c’était terrible, donc moi je me mettais la pression moi-même… ». Elle nous dit très bien la souffrance du corps physique, mais pour ce qui concerne la souffrance psychique ? Il est possible que ce soit difficile d’en parler, mais elle l’a manifestée avec ses silences qui venaient comme un vécu souffrant à plusieurs reprises : « Faire un spectacle avec une ampoule comme ça au pied ça fait mal, avoir des séquelles d’entorses ; après avoir eu une entorse essayer de revouloir danser le plus vite possible parce qu’il y a une tournée qui arrive, ben…c’est douloureux on n’est pas libérée et euh… ».

A l’écoute de Véronique, ce qui est partageable, ce n’est pas la douleur, c’est la défense contre celle-ci au service de la maturation psychique. L’intensité de la souffrance du sujet semble d’autant plus insupportable, qu’il est incapable de l’exprimer.

La souffrance du corps est dans la formation, dans la vie professionnelle, mais aussi quand, par exemple, après leur formation les danseurs ou les danseuses ne trouvent pas de travail (ou ils ne veulent pas le trouver) et retournent vers l’école pour se protéger peut-être. Véronique nous dit : « souvent moi j’ai des problèmes à la fin de l’année où ils n’ont pas trouvé de travail, pour certains, du coup, le moral baisse, il faut les aider. J’ai deux filles que vous avez vues au cours l’autre jour qui reviennent en ce moment qui étaient avec moi l’année dernière, […] classiques qui n’ont pas trouvé de travail, enfin qui en ont trouvé un peu puis ça s’est arrêté ; donc, ça, c’est difficile à gérer ».

Se séparer de l’école de danse pour devenir professionnel(le) est difficile, on peut comparer cette séparation avec celle de la mère, nous citons Véronique : « C’est difficile. C’est évident ben oui, mais oui, la vie c’est difficile, quand on quitte ses parents c’est difficile, quand on quitte le ventre de sa mère c’est difficile, ouais, ouais, faut s’armer de courage, d’observations puis y a des moments y a des hauts et des bas, [….] toute une vie, faut accepter, faut pas se déprimer, faut continuer faut pousser à … ».

« Le corps est le lieu où se rappellent les traumas, les chocs qui furent vécus, puis classés invivables ; c’est là que des paroles et des fantasmes se convertissent en termes physiques. Mais c’est plus que cela (…) l’appel à dire autre chose, avec des gestes et des actes mouvementés. (…) chaque corps a ses appels, ses origines, ses sources récurrentes qui ne ressemblent à celles d’aucun autre » 1 .

« Certain(e)s comprennent ces choses lorsqu’un choc, une maladie, les a fait rompre avec la danse, ou interrompre. Alors la danse leur est révélée dans sa perte. Et ils découvrent que l’enjeu était la résonance de cette perte avec un manque originaire. Comme dans l’amour. Une perte à relancer. (…). Le corps dansant, c’est de la présence qui se cherche, juste au –delà du corps, mais grâce au corps » 2 .

« Le corps dansant, semble nous rappeler, nous faire revenir en arrière, nous replacer, au point où nul corps n’assume ce manque, qu’il s’agit donc de déplacer, transmuer, reconvertir. Là est le nerf de l’entre-deux radical amoureux, entre corps et mémoire, entre corps et origine, entre celle-ci et les mouvements de sa mise en acte » 3 .

La danse est l’événement que la danse elle-même va rappeler, apprivoiser, retenir ; et perdre dans chaque corps, un corps qui est toujours entre le plaisir/déplaisir.

Notes
*.

VASSE, D. Le poids du Réel, La Souffrance. Ed. DuSEUIL. Paris, France, 1983.

1.

SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p.69.

2.

Ibidem. p. 137.

3.

SIBONY, D. Op. Cit. p. 142.