4.6.- Plaisir/Déplaisir et Au delà

« Le jouet levait également la tête
Vers la Mort ».
Mishima * .

La pensée psychanalytique a proposé une première définition « quantitative » du plaisir et du principe du plaisir. Le plaisir, résulte de l'abaissement de la tension, de la décharge des quantités.

Mais, quelle est la nature de cette perte, quel est cet au-delà que tous les corps paraissent regretter ? Les philosophes et essayistes associent habituellement la danse à la recherche d’un « autre monde » : la danse a souvent été décrite comme le lieu d’une sublimation suprême, celle où le corps se dépasse, va au-delà de ses besoins et au bout de ses capacités pour donner à voir une sorte d’âme.

Paul VALERY dans « L’Ame de la danse », définit le danseur comme une totalité spirituelle qui révélerait l’entité indivisible que forment l’âme et le corps. Il suggère que la danse c’est de l’énergie en trop qui cherche à se consumer ; dans cette flamme qu’est le corps danseur. Et Nietzsche dans « La naissance et la tragédie » opposait l’art apollinien, porté vers le haut, la maîtrise et le sens de l’équilibre, à une autre danse, tellurique, qui atteignait la transe dionysiaque par le rapport au sol, à la répétition, à la terre, la fécondité. Deux moyens différents ou complémentaires permettent d’atteindre des sphères supérieures, par l’élévation ou la transe.

N’oublions pas que, lorsque S. FREUD évoque l’au-delà du principe du plaisir, il remet en question certaines de ses conceptions, il met en évidence la compulsion de répétition, qui se place au-dessus du principe de plaisir. Il Introduit la dynamique des pulsions de vie (Eros) et de mort (Thanatos) et, plus précisément, les rapports entre pulsion de mort, haine et pulsion de destruction autorisant la réévaluation de ces dernières, et du sadomasochisme.

Mais pour en arriver là, il aura fallu à S. FREUD un long temps de travail assidu. Il termine même son article de « Au-delà du principe de plaisir » avec une phrase du poète RUCKERT, que voici: « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant ».

Nous, nous arriverons plus vite, justement à l’analyse du pourquoi les danseurs vivent dans le « boitant » et pourtant continuent. D.SIBONY nous dit : « Pour « danser », il faut de l’énergie en plus -ou en trop -mais déjà impliquée, déjà appelée par le mouvement du corps qui demande à être investi » 1 .

Prenons l’exemple d’une observation du tout début d’un cours de danse classique 1ère et 2ème année (garçons et filles) :

Depuis la porte ouverte j’aperçois les élèves qui sont au sol, j’entre et j’entends : « … est malade ». Puis quelqu’un d’autre dit : « ha ! J’ai mal au ventre ». Une autre fille dit : « Oh là là ! Tout le monde est malade ! ».

En effet, ce jour là, lamajorité des élèves étaient souffrants, néanmoins ils commenceront leurs cours, dans lors but déjà investi ou surinvesti.

Les philosophes ont opposé plaisir et douleur, ou lié le plaisir à l’absence de douleur, mais le premier à évoquer le plaisir et le déplaisir est G. Th. FECHNER. C’est au cours de l’élaboration théorique des premières cures analytiques relatées dans les « Etudes sur l’hystérie », que S. FREUD et BREUER découvrent dans un premier temps le rôle du plaisir et du déplaisir, en tant que qualités psychiques déterminant le refoulement.

Ce qui tourne autour de la séduction (fantasme, scène primitive, violence, pulsion, compulsion) est actif dans la danse. Il s’agit de plaire à l’autre en vue de se plaire à soi-même.

D. SIBONY se référant à la danse écrit: « La séduction est un principe de plaisir à deux. Or la danse se veut au-delà du seul plaisir ». 2

Dans « l’Interprétation des rêves » S. FREUD dit que les seuls éléments permettant une transformation de l’énergie à l’intérieur de l’appareil psychique sont ceux de plaisir et de déplaisir, qui règlent automatiquement la marche du processus d’investissement.

Le désir bouge donc entre l’un et l’autre, comme le danseur d’ailleurs, soit il vole, soit il boite, mettant l’appareil psychique en mouvement entre plaisir et déplaisir.

Au cours de danse contemporaine, dans la classe de 2ème année de classique, nous avons entendu la professeure Maguy, disant aux élèves : « La technique doit être un support puisque vous venez du classique. Surtout ne pas s’accrocher aux choses qui ont un effet négatif ». Elle continue : « Amusez-vous dedans, amusez-vous avec votre corps ». « Allez, mangez l’espace ! Ne vous avachissez pas! »

Mais ensuite, la professeure dit : « Tu as mal ? » Une élève répond : « Oui ».

La professeure : « Tu pourras te mettre un pansement. On se demande ce que tu as fait à tes pauvres pieds ».

Ils dansaient. A notre avis, ils étaient dans le plaisir/déplaisir, et peut-être, au-delà. Dans « Trois Essais sur la théorie sexuelle » S. FREUD affirme que la tension sexuelle ne saurait être rangée parmi les sentiments de déplaisir et des années plus tard, le principe de réalité impose un détour au principe de plaisir, mais il explique que c’est une question de survie, car la soumission totale au principe de plaisir n’aurait guère de chance de permettre la vie.

Finalement, retournant à « Au-delà du principe de plaisir » nous pouvons nous rendre compte que S. FREUD retravaille plusieurs points théoriques, nous retiendrons davantage le passage dans lequel il nous fait part de ses réflexions sur l’artistique :

« Chez l’adulte le jeu et l’imitation artistique qui visent, à la différence de ce qui se passe chez l’enfant, la personne du spectateur, n’épargnent pas à celui-ci, par exemple dans la tragédie, les impressions les plus douloureuses et pourtant peuvent le mener à un haut degré de jouissance (…) il existe plus d’une voie et d’un moyen pour que ce qui est en soi déplaisant devienne l’objet du souvenir et de l’élaboration psychique» 1 . Nous pouvons ici, nous rappeler du « miroir-public » chez les danseurs/danseuses, thème que nous avons commencé à travailler en relation à la catharsis, nous référant davantage au spectateur.

Mais plus tard, S. FREUD traite les excitations internes par leur intensité et par d’autres caractères qualitatifs plus adéquats au mode de travail du système que ce qui afflue du monde extérieur : « les deux conséquences décisives (…) sont premièrement, la prévalence sur toutes les excitations externes des sensations de plaisir-déplaisir qui servent d’index aux processus intérieurs à l’appareil ; deuxièmement, un comportement dirigé contre les excitations internes susceptibles de produire une trop grande augmentation de déplaisir » 2 .

Nous remarquerons que dans le monde de la danse classique professionnelle ces excitations ne s’arrêtent jamais.

Mais, revenons à la douleur « Il est vraisemblable que le déplaisir spécifique de la douleur physique résulte d’une effraction du pare-excitations sur une étendue limitée (…)» 1 et il termine : « nous tirons du comportement face à la douleur physique cette conclusion : un système, s’il est lui-même fortement investi, est capable d’admettre un afflux supplémentaire d’énergie, de la transformer en investissement quiescent, de la « lier » psychiquement » 2 .

Alors, comment le corps va-t-il Au-delà en dansant ? Comment ce moment magique peut-il remplacer autant de souffrances ?

« Ainsi donc, la violence mécanique du traumatisme libérerait le quantum d’excitation sexuelle qui a un effet traumatique en raison du manque de préparation par l’angoisse ; mais s’il survient en même temps une lésion physique, celle-ci, en exigeant un surinvestissement narcissique de l’organe atteint, lierait l’excitation en excès » 3 . Nous avons ici, une possible réponse à notre questionnement, mais il faudra encore l’approfondir.

S. FREUD, écrit : « Les sources les plus abondantes d’une telle excitation interne sont ce qu’on appelle les pulsions de l’organisme, les représentantes de toutes les forces agissantes qui proviennent de l’intérieur du corps et sont transférées à l’appareil psychique » 4 .

Selon la théorie de E. HERING, citée par S. FREUD « deux sortes de processus se déroulent continuellement dans la substance vivante ; leurs directions sont opposées : l’un construit, assimile, l’autre démolit désassimile » 5 . Nous noterons qu’ils ne se dirigent pas apparemment dans la même direction, mais les deux font partie des processus vitaux.

Dans cette analyse sur les deux pulsions : de vie et de mort, il cite, aussi A. SCHOPENHAUER : « La mort est bien « le propre résultat de la vie et, dans cette mesure, son but », puis, il continue en déduisant que la pulsion sexuelle est l’incarnation de la volonté de vivre.

Nous arrivons donc, à un paradoxe dans lequel le danseur/ la danseuse est impliqué(e) profondément et sans lequel peut-être il/elle ne pourrait pas nouer ces trois registres : imaginaire, symbolique et réel.

Il nous semble pertinent de parler à nouveau du masochisme. « La pulsion qui se tourne contre le moi propre, serait donc en réalité un retour à une phase antérieure de cette pulsion, une régression (…) il pourrait être aussi un masochisme primaire ». Dans une note de bas de page, S. FREUD explique que c’est S. SPIELREIN qui a anticipé et caractérisé la composante sadique de la pulsion sexuelle comme « destructrice » 1 .

Une expression de B. LOW, reprise par S. FREUD et qui va dans le même sens, est le « Principe de Nirvana », qui peut nous aider à exemplifier le principe de plaisir et ne pas seulement croire en l’existence de plusions de mort ; sinon à leur donner de l’importance, nous pouvons donc, arriver à une première conclusion qui n’est pas si simple.

« (…) les pulsions de vie ont d’autant plus affaire à notre perception interne qu’elles se présentent comme des perturbateurs et apportent sans discontinuer des tensions dont la liquidation est ressentie comme plaisir ; les pulsions de mort en revanche paraissent accomplir leur travail (…). Le principe de plaisir semble être en fait au service des pulsions de mort » 2 . Comment, ces pulsions de mort agissent-elles ?

S. FREUD conclut là son développement, mais nous incite vivement, et les chercheurs en particulier, à quitter sa voie ou au moins à la prolonger. C’est ce que nous allons donc faire en nous intéressant au terme de « Jouissance », lequel est à peine mentionné dans « Au-delà du principe de plaisir » et quelques temps après, dans « Malaise dans la civilisation » dans les termes suivants :

« Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense » 3 .

Notes
*.

CHASSEGUET-SMIRGEL, J. Le corps comme miroir du monde.Ed. PUF le fil rouge. Paris, France, 2003. p. 25.

1.

SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 165.

2.

. Ibidem. p. 217.

1.

FREUD, S. « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 62.

2.

. FREUD, S. Op. Cit. p. 77-78.

1.

FREUD, S. « Pulsions et destins des pulsions »in« Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 78.

2.

FREUD, S. « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 79.

3.

FREUD, S. « Pour introduire le narcissisme » in « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 83.

4.

FREUD, S. « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 85.

5.

Ibidem. p. 107.

1.

Ibidem. p. 114-115.

2.

. Ibidem. p. 127.

3.

FREUD, S. Malaise dans la civilisation. PUF, 1ère éd. Paris, France, 1971. p. 20.