4.7.- La Jouissance : paradoxe constant

Associée à l’effort au dépassement,
la douleur peut devenir une sensation
agréable en ce qu’elle nous procure
la certitude d’avoir été au bout de ce
qu’on peut donner.
S. LAFORTUNE * .

Il existe plusieurs significations au mot jouissance, mais, en ce qui nous concerne ici, nous retiendrons uniquement la définition psychanalytique qui nous confronte à l’excès intolérable du plaisir, à une manifestation du corps plus proche de la tension extrême, à la douleur et à la souffrance.

La clinique psychanalytique a sa conception de la jouissance, ses « fixations » ses « régressions », ses transformations en symptômes, ses formations imaginaires qui remplacent l’action vis-à-vis de l’extérieur, cette jouissance qui s’exprime par des répressions hystériques, en formations réactionnelles obsessives, etc.

Nous pouvons rappeler deux exemples de S. FREUD :

La voluptueuse expression qu’il trouve dans l’homme aux rats dans le récit de la torture, quand le patient éprouve un intense plaisir à l’instant même du moment évoqué.

La jouissance, voluptueuse, infinie, qu’exprime le président Schreber, en face du miroir, quand il constate la transformation progressive de son corps en un corps féminin.

S. FREUD, avec le complexe d’Oedipe et le complexe de castration, points importants dans sa pensée, déloge la jouissance de la peau, l’interdit. Le sujet doit renoncer à cette jouissance, en échange de la promesse d’une autre jouissance, propre aux sujets de la Loi. Le sujet se voit amené à localiser la jouissance dans un lieu de son corps et en plus à la prohibition de l’accès s’il ne passe pas d’abord par l’Autre sexe dans l’amour.

Margarita, nous dit: «Etre sur scène c’est jouir de tout ce que tu fais, même si tu as une lésion ». Ou Paola qui nous explique : « Quand on a une lésion, il faut danser, pas parce qu’ils t’obligent, (…) mais, parfois autant à cause de ta propre exigence et, que toi-même tu te dis : « je ne veux pas me reposer, parce que j’ai besoin de danser, parce que c’est ça que tu aimes, parce que c’est ça que tu veux (…) ».

Nous pouvons donc constater qu’il y a une érotisation de la partie blessée du corps, survenant après coup pour rendre tolérable la douleur, la souffrance physique et pour tenter d’inverser le déplaisir en plaisir, ou peut-être, au-delà, en arriver à la jouissance.

La jouissance se présente à J. LACAN par le chemin inattendu du droit. Il se nourrit de la philosophie du droit de G.-W.-F. HEGEL, parce que c’est lui qui introduit la notion de jouissance à partir de « la dialectique du maître et de l’esclave » là où la jouissance est subjective. Juridiquement, nous pouvons jouir de ce que nous avons ; dans l’interdit, pour posséder pleinement, il est nécessaire que l’autre renonce à ses prétentions sur cet objet. Nous constatons donc la confluence de la théorie du droit et de la psychanalyse ; dans un premier temps se pose la question fondamentale de la première propriété de chaque sujet, du corps et des relations de ce corps avec le corps de l’autre à partir d’un certain discours, ou en lien social.

Il nous semble important de rapporter ici, un extrait de l’entretien avec Josefina : « Il y a peu de temps, je me suis fait une entorse , cinq jours avant des présentations, j’ai cru en mourir (…), c’était dans une classe d’entraînement physique, il nous a fait courir, il y avait une pierre dans le chemin (elle rit), je marche sur la pierre, ma cheville se tord et moi, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, j’essaye de me tranquilliser, j’ai mis un glaçon, (…) mon esprit aussi tu n’as rien, parce que tu vas danser, tu peux rien avoir, moi toute seule je me suis faite l’idée que je n’avais rien, parce que c’est vrai je mourais d’envie de danser ça, (…) de mettre le costume, de voilà, de tout ça, et bon j’ai vu le médecin, ma cheville était enflée et il m’a dit: c’est une entorse de deuxième degré, je pense que vous n’allez pas danser, je lui dit : « Non», moi je vais danser, j’étais sûre que j’allais danser, (…) parce que vraiment c’est ça que je voulais. Donc il me dit : « il va falloir suivre tout ce que je dis », je réponds : « oui », il me dit : « Allez faire des radios, faites ça et achetez ça » et à la dernière répétition je pouvais pas me lever sur les pointes, c’était horrible, je t’assure ça tenait du miracle mais aussi de l’envie que j’avais de danser. Donc le jour du spectacle j’ai mis un bandage spécial qui adhère à la peau, c’est une espèce de plâtre alors ça m’a soutenu le pied et j’ai pu danser sans problèmes, j’avais mal, mais quand je dansais, et quand on danse, on oublie tout, c’est vrai (…) »

Cette jouissance est la plus évidente et, la plus occulte en même temps, dans la relation qui s’établit entre le savoir, la science et la technique avec cette souffrance incarnée et faite corps, mise à la disposition du médecin. Elle se fait entendre à travers la déchirure de soi-même.

C’est quelque chose que nous avons pu constater aussi dans le cours, après les exercices à la barre, un garçon du classique s’assoit et un autre, peu de temps après, avant les sauts, se met un glaçon et dit : « je ne sais pas qu’est-ce que c’est, mais ça fait plusieurs jours que j’ai mal ».

J. LACAN nous a dit, dans le séminaire intitulé « Formations de l’inconscient » à propos de ce terme de jouissance, « que ce que le corps expérimente, c’est toujours de l’ordre de la tension, du forcement, de la dépense, même de l’exploit ; indissociablement, il y a de la jouissance au niveau où commence à apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’expérimenter toute une dimension de l’organisme qui d’une autre manière resterait voilée » 1 .

Le sujet de l’inconscient fait ses propres expériences de soi-même dans la torture de cette mémoire récurrente qui le met en scène comme objet du désir de l’Autre, alors la séduction apparaît. Le corps de l’enfant existe par et pour l’Autre dès l’instant où lui sont prodigués les premiers soins, la régulation et l’ordonnancement du corps de l’enfant, sont soumis aux exigences et aux désirs inconscients de l’Autre. L’enfant occupe la place d’objet, particulièrement de l’Autre maternant comme sujet. La séduction originaire localise la jouissance dans le corps et la condamne immédiatement, en la rendant, cette jouissance, intolérable, inarticulable, indicible.

Dans un cours, par exemple, la maîtresse de ballet dit : « Il ne faut pas voir la difficulté sur ton visage » ; c’est-à-dire il faut faire semblant, faire comme si, éteindre la souffrance et même, faire paraître qu’il n’y a que du plaisir dans ces « belles » formes, sans effort.

Le sujet, celui qu’introduit J. LACAN dans la psychanalyse, se présente comme fonction d’articulation entre deux Autres, l’Autre correspondant au système signifiant et de la Loi, et l’Autre correspondant au corps jouissant qui apparaîtra entre les lignes.

« Cette prohibition de la jouissance a une marque et un sacrifice qui retombe sur le phallus, à la fois symbole de cette prohibition. La loi fait entrer la Loi du plaisir dans l’ordre symbolique. La Loi du désir » 1 .

Le fantasme de la flagellation est au-delà du principe du plaisir, c’est la jouissance qui procure aussi la sécurité d’être un objet pour le désir de l’Autre. « Parce que je t’aime je te frappe ».

La relation enseignant/enseigné est donc plus compliquée que ce qu’elle apparaît; nous trouvons encore des professeurs qui frappent, qui griffent ou utilisent des manières plus subtiles ; par exemple, actuellement dans certains cours on entend des cris, mais parfois le professeur manipule trop fort. Comme nous avons pu nous en apercevoir il y a une certaine complicité, nous citerons par exemple le début d’un cours de danse classique de deuxième année quand les élèves font des exercices à la barre, le professeur dit à un élève (garçon) : « Pression contre mon doigt, double pression, mon Tom (il rit) ; il faut que tu sois à l’intérieur, pas à l’extérieur ». A ce moment-là, il touche l’élève et fait pression sur son corps ».

Jouissance est un mot français, intraduisible en anglais et en allemand ; dans son acception lacanienne, qui a beaucoup évoluée, il s’écarte considérablement de sa signification commune. Sans doute J. LACAN parle-t-il de la jouissance comme du plaisir que l’on tire de l’objet sexuel ; mais, sous l’impulsion, d’une part, de la lecture de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, et d’autre part, d’une remise en chantier du principe de plaisir, où il en infléchit profondément la notion.

Le principe de plaisir est un principe de limitation du plaisir, puisqu’il impose de jouir le moins possible ; mais, en même temps qu’il cherche son plaisir en le limitant, le sujet tend, néanmoins constamment, à dépasser les limites du principe de plaisir. Il n’en résulte pas pour autant le « plus de plaisir » attendu, car il est un degré de plaisir que le sujet ne peut plus supporter, un plaisir pénible que J. LACAN appelle la jouissance. « La jouissance n’est pas le plaisir ; elle peut même être de la souffrance » 2 .

Ainsi comprend-on que, de son symptôme, qui est une souffrance, le sujet puisse tirer une jouissance paradoxale, parce que le masochisme est le majeur de la jouissance que donne le Réel. Cette notion de jouissance, ainsi conçue, donne une impulsion à trois types de considérations :

« La première tient dans la pulsion de mort qui est le nom donné par J. LACAN, dans leSéminaire livre VII, au désir constant de dépasser les limites fixées par le principe de plaisir afin de rejoindre « La Chose » et gagner, par là, un surplus de jouissance. La jouissance est alors le « chemin vers la mort » [SXVII, 17-18].

La seconde tient dans le rapport que la jouissance entretient avec la structure symbolique. Sans doute ce rapprochement semble-t-il étrange, surtout si l’on persiste, fautivement aux yeux de J. LACAN, à comprendre la pulsion comme un instinct ou comme une force naturelle plutôt que comme un savoir. Or « ce sentier-là, ce chemin-là, on le connaît, c’est le savoir ancestral. Et ce savoir, quel est-il ? Si nous n’oublions pas que S. FREUD introduit ce qu’il appelle l’au-delà du principe de plaisir, lequel n’en est pas pour autant renversé. Le savoir, c’est ce qui fait que la vie s’arrête à une certaine limite vers la jouissance. (…) Il y a un rapport primitif du savoir à la jouissance, et c’est là que vient s’insérer ce qui surgit au moment où apparaît l’appareil de ce qu’il est du signifiant.

La troisième considération est extrêmement importante pour parachever le discours sur la différence entre les sexes. Cette différence est fondamentalement d’identification. Homme et femme sont des rôles auxquels il s’agit, pour le sujet, de s’identifier ; mais le concept de jouissance permet d’aller plus loin que ce qui pourrait passer pour un assez banal nominalisme. Sans doute, dans le sillage de S. FREUD, J. LACAN pose-t-il que la jouissance est essentiellement phallique [SXX, 14] ; toutefois, Lacan reconnaît, chez la femme, une jouissance supplémentaire, qui se tient par-delà la jouissance phallique, une ineffable jouissance de l’Autre [SXX, 71] » 1 .

Un des meilleurs exemples du corps qui jouit serait le corps exposé à l’épreuve maximale d’une douleur intense. Entendons-nous : la jouissance n’est pas le plaisir, mais l’état au-delà du plaisir ; ou, pour reprendre les termes de S. FREUD, elle est une tension, une tension excessive, un maximum de tension, alors qu’à l’opposé, le plaisir est un abaissement des tensions. Si le plaisir consiste plutôt à ne pas perdre, ne rien perdre et dépenser le moins possible, la jouissance, elle, au contraire, se range du côté de la perte et de la dépense, de l’épuisement du corps porté au paroxysme de son effort. C’est là que le corps apparaît comme substrat de la jouissance. C’est précisément dans cet état d’un corps qui se dépense, que la théorie analytique conçoit le jouir du corps.

« Que le corps « jouisse » équivaut à dire que le corps « perd ». Il perd le regard, la sensibilité, la douleur, la voix, les excréments et plus généralement tous les déchets qu’il élimine chaque fois qu’il s’active. Si nous pensons au voyeur, il est lui-même, au moment de l’humiliation, le déchet de l’opération perverse qu’il a montée. Concernant les bords érogènes des objets détachés, ceux relatifs au regard sont les paupières, et ceux relatifs à la douleur, sont surtout la peau (…)» 1 .

Cet exemple que nous donne J.-D. NASIO illustre la jouissance de l’Autre, jouissance hors mesure et incarnée.

« A ce propos justement, la différence entre le névrosé et le pervers n’est pas seulement que l’un rêve de jouir et que l’autre met en acte la jouissance (plus-de-jouir), mais surtout que celui-là (le névrosé) suppose la jouissance de l’Autre comme une jouissance impossible, tandis que celui-ci (le pervers) la tient pour réalisable » 2 .

Le corps alors, se réduit fondamentalement à des jouissances partielles, polarisées autour de leurs zones érogènes, ainsi qu’il est dit dans l’exemple du regard et de la douleur masochiste : les paupières et les muscles

« C’est bien pour cela que les questions que le psychanalyste se pose, face au corps sont : « Quel est le rapport du corps avec la jouissance ? » ou bien : « Comment le corps jouit-il ? » , ou plus exactement « Quelle partie du corps jouit-elle ? » (…) « Où donc, dans un corps, repérer la jouissance ? »

Comme exemple, nous pouvons rapporter une anecdote de J.-D. NASIO, assistant avec son ami S. LECLAIRE, à un magnifique ballet, « l’Après Midi d’un Faune »: Nous citons :

« Lors d’une séquence d’une intense beauté, (échauffement avant le spectacle) Bortoluzzi se tient à la barre et, dans un lent battement pendulaire, il lève le pied gauche vers l’avant et vers l’arrière en effleurant à peine le sol. Dans la simplicité de ce mouvement, j’ai eu l’impression que le danseur atteignait la plénitude de son art. La jambe semblait tracer avec la pointe du pied une écriture éblouissante de légèreté ». Cette figure, lui est apparue dit-il : « Comme le moment culminant du ballet » 3 , mais J.-D. NASIO pose la question : Où dans ce spectacle le danseur avait-il eu sa jouissance ?

Ils disent s’en douter, que dans le regard des spectateurs * , mais ils continuent son questionnement : Sous quel aspect du corps ? La réponse est venue la nuit. Pour J.-D. NASIO, quand il écrit : « je crois avoir trouvé le lieu de la jouissance dans le ballet : « c’est curieusement le pied de P. Bortoluzzi ». Pourquoi le pied ? Pour deux raisons dit-il :

D’abord parce que lors de la séquence, le pied du danseur concentre toute la tension du corps en équilibre. Et puis parce que Bortoluzzi avait tellement travaillé son corps et s’en était tellement servi, tant de vie était passée sur ce fragment de corps (…) Bortoluzzi avait perdu ce pied, que du point de vue de la jouissance, il s’en séparait sans cesse. Le pied était devenu le lieu du corps qui n’appartenait déjà plus vraiment au danseur » 1 .

Curieusement, nous avons utilisé entre autres, le concept de jouissance pour essayer de comprendre le vécu des danseurs/danseuses, alors que J.-D. NASIO, lui, s’interrogerait sur la localisation de la jouissance dans un spectacle de danse pour comprendre ce que signifie perdre quand on a vécu dans un ordre relatif à la sublimation dans un art, où le corps doit être forcé, afin de saisir le point exact où le pied effleure le sol.

« L’incidence signifiante est représentée ici par la discipline à laquelle doit se soumettre le corps de l’artiste. La répétition signifiante ce sont les heures innombrables, les jours passés, le travail incessant qui ont produit la perte du pied du danseur. (…) Il y a une souffrance du corps, propre à un danseur comme Bortoluzzi, qu’il ne saurait bien mesurer, et qui condense dans ce geste sublime du mouvement du pied. Nous pouvons toujours reconnaître la sensation de plaisir, mais non la mesure de ce que l’on perd. Nous ne saurons jamais reconnaître ni mesurer le degré de l’épreuve à laquelle le corps est soumis. C’est-à-dire qu’on peut ressentir le plaisir mais non mesurer la jouissance. Et ceci me permet de vous rappeler une de mes propositions sur la jouissance : de la jouissance le sujet est exclu » 2 .

Notes
*.

ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps . Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 123.

1.

LACAN, J. Séminaire « Formations de l’inconscient » in BRAUNSTEIN, N. Goce. Siglo XXI editores, 3ème éd. México, D. F., 1998. p. 17. Traduction de l’auteur.

1.

BRAUNSTEIN, N. Goce. Siglo XXI editores, 3ème ed. México, D. F., 1998. p. 26. Traduction de l’auteur.

2.

LACAN, J. Séminaire livre VII, L’éthique de la psychanalyse. Ed. Seuil, Paris, France. p. 218

1.

CLERO, J. P. « Jouissance » in Le vocabulaire de Lacan.Ed. Ellipses, Paris, France, 2002. p. 93.

1.

NASIO, J.-D. Le fantasme Le plaisir de lire Lacan. Ed. Petite Bibliothèque Payot, Paris, France, 2005. p. 51.

2.

Ibidem. p. 52.

3.

NASIO, J.-D. Op. Cit. p. 53.

*.

Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédente 3.3.5.-Le miroir « public » p. 211.

1.

NASIO, J.-D. Op. Cit. p. 55.

2.

Ibidem. p. 57.