CONCLUSION GENERALE

Maintenant je me demande si je suis sur le point de commencer un nouveau cycle,
ou si je souffre simplement de cette dépression inséparable de l’action.
M. GRAHAM * .

« Il n'y a pas un seul fait de la psychologie individuelle qui ne soit un fait de psychologie sociale. Tout est social et tout est individuel. »
M. MERLEAU-PONTY * *.

Tout au début de cette recherche nous avons voulu faire une comparaison entre la pratique de la danse au Mexique et en France, mais le corps danseur nous a enseigné, brièvement, que la danse exprime ce qui dans chaque langue peut prendre corps. Autrement dit, elle parle toutes les langues quand elles sont « réduites » à du corps.

Néanmoins, il a existé des époques, des mouvements sociaux, dans lesquels selon les classes et les sexes nous avons retrouvé des contraintes qui reproduisent des pathologies « normales » ; notamment dans la pratique de la danse classique qui a été le thème central de notre thèse, nous nous référons à un corps qui est immergé dans la globalisation. Nous nous sommes donc demandé :

Que cherchent les danseurs/danseuses ou qu’ont-ils perdu dans cet exercice de parler sans voix mais en dansant avec leur corps ? Pourquoi peuvent-ils tenir et supporter autant de douleur et de souffrance ?

C’est que maintenant, après avoir parcouru l’histoire de la danse, repris des concepts déjà travaillés par des sociologues, philosophes, psychologues et psychanalystes entre autres, après avoir lu est relu, vu et vécu avec les élèves et professeur(e)s de danse dans des institutions professionnelles et avoir pris la distance nécessaire avec la recherche, que nous avons modestement avancé des indices de réponses ; parce qu’à la fin « on se retrouve à nouveau enfermé, dans une caverne invisible, enfermé dehors ; tenant dans sa main un petit morceau de vérité, pas plus vrai que ce qu’on voyait dans la caverne de départ » 1 .

Nous confirmons, donc nos hypothèses de départ avec certaines nuances :

L’objet de la danse (comme l’objet de tout art), c’est l’objet porteur de désir ; l’objet qui porte au désir. Dans la danse il est porté par le corps, (mot courant dans le pas de deux) les corps mobiles, qui veulent mobiliser et jouent avec l’espace et le temps. L’objet de la danse est l’émotion, le vécu entre deux corps ; entre un corps et l’autre corps qu’il a refoulé.

Si nous rejoignons un champ plus clinique, D. SIBONY souligne : « l’objet peut toujours être un fragment de l’image du corps (du corps de l’Autre ou de l’Autre corps). (…) La danse est donc la métaphore des gestes que l’on fait pour toucher à « l’image du corps », intervenir dessus, jouer avec, en jouir ou se dégager de sa souffrance » 2 .

Comme par exemple une danseuse anorexique-boulimique qui même si son corps visible ne change pas, peut se remplir et se vider dans cette pulsation de la pulsion mortifère ; c’est son image du corps qu’elle transforme à ses yeux. Et tant qu’il n’y a pas d’Autre qui puisse marquer ou trancher, le jeu ne s’arrête pas.

Le désir d’exister au-delà de son corps persiste en chacun des danseurs/danseuses, en essayant de s’envoler au-dessus du vide ; en se torturant aussi, en expérimentant la souffrance, en mettant leur corps à l’épreuve. En s’identifiant à sa souffrance pour connaître enfin leur propre nature, une signification de soi, ce qui leur permet de vivre encore, de reprendre leur vie en mains, de danser quand on contraint leurs membres, de savoir ce qui toujours, au-delà de leurs forces, leur donne ce désir de vivre et de s’envoler. Car l’essentiel du propos n’est pas un voyage vers la mort, mais une remontée à rebours, vers la naissance.

La danse nous ramène au corps originel, au corps de la mère fantasmé, ou du fantasme maternel. Au départ, existe une défaillance, un deuil originel qui se convertit en surinvestissement du corps en mouvement, en une dépen-danse ! à la maltraitance.

« Donc, le désir de danser vise non pas le corps « idéal » mais l’acte de se donner corps, de s’y redonner vie ; se donner le fait de naître plutôt que de se faire reconnaître » 1 .

« Le danseur fait l’analyse du transfert et du contre-transfert entre lui et le public. Il a souffert, terriblement souffert pour s’élever, pour danser, et c’est là, sur la scène qu’il rejoue tout, qu’il se donne, fragile, à son public. Il y a dans la demande de l’hystérique, socialisé par la scène, une attente de complicité. Complicité complexe, mais qui n’est pas étrangère à la relation de dépendance sadomasochiste. Le spectacle de la performance - avec toute la souffrance que l’excellence implique - a quelque chose du rite sacrificiel ou expiatoire, sans qu’on puisse le réduire à cet aspect. C’est pourtant là, dans cet insoutenable du non–dit, que le danseur fait connaître son drame, de sa voix défaite » 2 .

Le corps -nous l’avons vu- est un corps parlant et sexuel mais c’est aussi, nous dit J.-D. NASIO : « une image. Non pas ma propre image dans le miroir, mais l’image que me renvoie l’autre, mon semblable. Un autre qui n’est pas nécessairement mon prochain, mais tout objet du monde où je vis. L’image de mon corps c’est d’abord et avant tout hors de mon corps que je la perçois. Elle me revient du dehors pour donner forme et consistance à mon corps sexuel, celui de la jouissance » 3 .

« La danse recherche ces traumatismes, cachés dans le corps et dans l’espace (…). Et en jouir » 4 .

Diego, professeur de danse classique raconte ainsi l’histoire de sa figurine par écrit : « Cette danseuse s’appelle Ana, elle a commencé sa carrière à l’âge de neuf ans et après avoir passé huit ans de carrière, elle a réussi après un long chemin de sacrifice, de sueur, d’effort, de joies et de tristesses. Elle est aujourd’hui soliste de la Compagnie Nationale de Danse et a traversé par un long effort et par son vécu dans le corps de ballet, elle a atteint sa catégorie, grâce à la constance et au dévouement qu’elle a donné à son travail ».

Ainsi, un corps raconte toujours des histoires. La trame dansée peut les montrer, en filigrane. Elle formule, met en place, situe, explique les mouvements indestructibles de la vie.

Alors nous pouvons dire que ces corps supportent autant de souffrance, parce qu’ils/elles en tirent une récompense psychique.

« Le corps dansant jouit d’énergies qu’il n’a pas, mais qu’il sait appeler sur lui, et il s’en sert pour créer son espace. L’énergie que le corps libère et l’espace où il a lieu s’articulent dans cette jouissance » 1 .

Cette jouissance narcissique d’objet se cherche à travers ses décombres, ses éclats, ses fissures, dans le mouvement alterné entre lui même et l’autre, entre identité et différence.

« D’où la jouissance de dépenser son corps, de le penser, de penser le monde avec ; jouissance de l’épuiser et de le sentir inépuisable ; comme le monde des formes et de l’informe, des chaos et des ordres » 2 .

D’où encore la référence à la loi, et au roi danseur. « Au fond, il jouit de la Loi non comme objet de pouvoir mais comme existence. Il jouit de l’existence de la Loi, du fait d’être libéré par elle de la charge écrasante de la porter ou de l’incarner (…) Et la danse pressent cela, car si le corps peut opérer sur lui-même et sur le monde, c’est comme potentiel de loi - symbolique et cosmique. Connaître ces lois, c’est apprendre à connaître les libertés qu’elles permettent par leur seule existence. Libertés physiques dont le corps peut jouir » 3 . C’est le cas de plusieurs danseurs/danseuses qui après avoir fait de la danse classique, se consacrent ensuite à une autre technique ou à un autre style.

Dans la jouissance, la danse charrie l’énigme du devenir corps, corps d’humain où convergent et d’où partent tant de liens symboliques. Elle part du premier niveau narcissique (celui où par exemple la danse est dite « jolie », « agréable » : petite plénitude complaisante) pour passer au second niveau où elle intègre dans l’espace narcissique la faille qui en fait le paradoxe : qui permet d’avoir un corps et d’être un corps ; de conjoindre ces deux niveaux de corps, dont chacun doit « répondre ».

Ce jeu du fantasme rend possible l’entre-deux-corps érotique. Dans la danse, c’est le corps dansant qui dessine ce « fantasme », cet autre espace, qui le crée de toutes pièces comme effet et support de ses mouvements.

« On voit comment le corps dansant infléchit la jouissance « sexuelle » vers la traversée du fantasme » 1 .

La danse agit selon trois effets majeurs, ainsi nous le propose D. SIBONY :

le choc (variante du trauma).

l’interprétation transférentielle (croisement de deux transferts, dont celui du chorégraphe).

l’hypnose ou la suggestion.

Or ce sont les trois modes courants d’action psychique. Au fond, la danse est une psychanalyse physique ; tel serait le fantasme dominant. Auto-analyse même : conversion incessante entre mémoire et perception, dans les deux sens ; entre oubli de soi et trouvaille de soi ; entre ce qui se dit et ce qu’on ressent ; ce que montre le geste et ce que l’on croyait. L’artiste fait son « analyse avec l’objet de son art ».

La danse prend donc en charge des questionnements sur la psyché, le désir, l’inconscient, le fantasme, la mémoire, la perception du corps, du monde… Elle prétend, plus que tout art -son matériau étant le corps- apporter sa contribution : recueillir l’effet psychique, le travailler, le transformer.

Nous avons commencé à dérouler le fil d’Ariane, nous aurions aimer développer plus l’analyse de notre clinique, mais au manque du temps, nous nous arrêterons là pour le moment. A cet égard, nous vous invitons donc à travailler et retravailler ce texte, construisant et reconstruisant votre image, votre corps des hypothèses en vue de la nouvelle recherche qui en naîtra et permettra de retrouver la sortie du labyrinthe.

Chacun trouve une voie à sa mesure
pour ne pas se retirer du monde, pour donner du sens,
pour ne pas faire de l’acceptable une terre d’asile.
Cette voie-là…elle se danse.
L. QUEFFELEC * .

Mi cuerpo ha tenido un receso largo de entrenamiento y me exige que lo rehabilite
porque tiene unas ganas inmensas de expresarse a través de cualquier danza.
Daniela * *.

« La vie s’appauvrit, elle perd en intérêt, dès l’instant où nous ne pouvons pas risquer ce qui en force l’enjeu suprême, c’est-à-dire la vie elle-même »
S.FREUD * **.

Notes
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GRAHAM, M. Martha Graham Mémoire De La Danse. Ed. BABEL. Arles France, 2003. Traduit par LE BŒUF, C.

*.

* Bulletin de Psychologie inCHASSEGUET-SMIRGEL, J. Le corps comme miroir du monde. Ed. PUF le fil rouge. Paris, France, 2003.

1.

SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 237.

2.

Ibidem. p. 247.

1.

SIBONY, D.Op. Cit. p. 250.

2.

MIDOL, N. Op. Cit. Tome 2. p. 137.

3.

NASIO, J.-D. Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan. Ed. Petite Bibliothèque Payot. Paris, France, 2001. p. 16.

4.

SIBONY, D. Le corps et sa danse. Ed. Du Seuil. Paris, France, 1995. p. 143.

1.

SIBONY, D. Op. Cit. p. 176.

2.

Ibidem. p. 179.

3.

SIBONY, D. Op. Cit. p. 180.

1.

Ibidem. p. 182.

*.

ZANA, P. et OMORI, Y. Les cris du corps. Editions Alternatives. Paris, France, 2004. p. 12.

*.

* Professeure de danse classique et traditionnelle.

*.

** FREUD, S. Essais de psychanalyse. Ed. Payot, PBP. Paris, France, 1975. p. 7.