introduction

La recherche est circonscrite par les deux questions suivantes : dans les limites d'une population définie par trois propriétés — la qualité d'enfant de migrant, la sexuation féminine, l'orientation vers un cursus scolaire de 2d cycle dans une filière générale ou tertiaire —, quel est le champ des parcours de vie possibles à la fin de XXe siècle, quel est le champ des «visions du monde» ou plutôt des «cosmos de rapports dotés de sens» 2 possibles? Elle se déploie donc sur un double registre sociologique et anthropologique. On se propose ici de théoriser les va-et-vient qu'on a effectués entre travail empirique et conceptualisation.

Si l'enquête avait porté exclusivement sur des filles d'ouvriers d'origine française, il est vraisemblable qu'on aurait scotomisé — à tort — sa dimension anthropologique. La prise en compte de ce volet tient au fait quon n'a pas assimilé à de simples transplantations les migrations de travail se réaménageant en migrations familiales. Les schèmes culturels intériorisés dans la société d'origine, surtout si c'est une société rurale demeurée à l'écart de l'économie marchande et des institutions étatiques, risquent d'inspirer des conduites plus ou moins en décalage avec celles qui vont de soi dans la société d'immigration. Les migrants eux-mêmes, ainsi que leurs enfants, ont à gérer des distorsions. Souvent à leur insu.

Des situations homologues ont été étudiées. L'un des cas analysés par Marshall Sahlins a pris une valeur paradigmatique 3 . Postérieurement à la visite de James Cook à Hawaï en 1778 — à son identification à un chef et à un dieu tout à la fois, et à la mise à mort qui s'ensuivit —, des relations commerciales régulières se sont établies entre des navigateurs européens ou américains et les gens des îles. Elles ont produit dans la société hawaïenne un nouvel équilibrage combinant changement et permanence, que le chercheur conceptualise par une proposition abstraite à valeur générale : "la transformation d'une culture est un mode de sa reproduction". Résumons brièvement les trois phases du processus de transformation :

‘— L'arrivée des navigateurs démolit l'équilibrage des rapports de force à Hawaï et met en péril le statut de la chefferie. Les Britanniques sont en effet à cette société dans son ensemble ce que les chefs hawaïens sont aux gens du commun.’ ‘— Après un temps d'hésitation, pendant lequel les tractations commerciales entre Britanniques et Hawaïens du peuple vont bon train (échange d'outils et d'ustensiles en métal contre des denrées alimentaires, commerce sexuel des Hawaïennes avec les hommes d'équipage), les chefs rénovent leur statut en danger. Ils s'identifient aux grands chefs étrangers dont ils s'attribuent ou attribuent à leurs enfants les identités personnelles — King George, Billy Pitt ou Thomas Jefferson —, et multiplient les achats somptuaires. L'aiguisement de la compétition à l'intérieur de la chefferie a pour effet de creuser un fossé entre d'une part les chefs politiques qui monopolisent le marché, d'autre part le peuple qui ne peut plus se procurer d'outils. En outre, les chefs étendent à leurs biens privés le tabou qui concernait jusque là les choses sacrées destinées à la divinité exclusivement. ’ ‘— Le peuple riposte en transgressant les tabous. Les femmes, avec l'aval des maris qui y trouvent leur intérêt, brisent le tabou de l'enfermement à la maison et intensifient leur commerce de chair avec les hommes d'équipage. ’ ‘"Lorsque les Hawaïens se trouvèrent avec leurs épouses un intérêt commun à transgresser les tabous, l'image même de leur statut sacré qui, en tant qu'hommes, les opposait aux femmes, vola en éclats. En effet, dans les temps anciens et dans le contexte des cultes domestiques, les hommes étaient tabous par rapport aux femmes, de la même manière que les chefs étaient tabous par rapport au peuple. (...) Dès lors, le clivage naissant entre classes sociales remettait en cause les anciennes dimensions du tabou, faisant surgir au premier plan l'opposition radicale entre chefs politiques et gens du commun. C'est une véritable transformation structurale, une redéfinition pragmatique des catégories qui modifie les relations existant entre elles. Le tabou désormais ne sacralisait plus que les distinctions de classes, au détriment des distinctions de genre." 4

Deux dimensions de l'épisode nous intéressent ici. D'une part, le jeu, aux deux sens du terme, entre le cosmos de sens — le système de perception et d'évaluation de l'ordre du monde — et les stratégies d'action mises en œuvre dans un contexte extraordinaire. D'autre part, les caractéristiques de la nouvelle configuration qui se met en place.

Le cas empirique met en évidence que les oppositions antithétiques telles que structure vs histoire, statique vs dynamique etc. n'ont pas de pertinence, souligne Sahlins. Permanence et changement s'articulent. Les membres d'une société perçoivent la réalité à travers la mise en ordre — arbitraire — opérée par un système de schèmes culturels interdépendants, qui rend cette réalité intelligible et communicable. Mais il suffit que dans un contexte inédit un groupe sélectionne l'un des schèmes en en actualisant la valeur pragmatique dans une lutte de compétition, pour que les valeurs, au sens saussurien du terme, des autres schèmes, se redéfinissent du même coup. L'équilibrage du système culturel s'est modifié. Le changement historique est dans un même mouvement produit et canalisé par un mécanisme qu'on peut conceptualiser de la façon suivante. Tant qu'aucun changement n'intervient dans le contexte socio-historique, le système culturel demeure dans un équilibrage stable, perçu comme immémorial. Mais le remaniement de l'une de ses unités sous l'effet d'un événement imprévu provoque le remaniement des autres unités, c'est-à-dire le remplacement de l'équilibrage ancien par un nouvel équilibrage. La refonte n'empêche pas le système culturel de perdurer. Les sociétés changent sans cesse tout en restant les mêmes 5 . On note que dans l'ouvrage publié à Chicago en 1985, Sahlins reprend et développe la théorie qu'il ébauchait à partir de ses travaux sur Hawaï dans un article paru en 1981 dans une revue universitaire. Le chapitre consacré à l'épisode qu'on vient de résumer est intitulé «Structure et histoire» : il inscrit les recherches ethnologiques dans les débats intellectuels du moment 6 .

Prenons un peu de recul. L'équilibrage qui s'est fait jour à Hawaï à la fin du XVIIIe siècle n'a rien de déroutant pour des Européens vivant deux siècles plus tard. Le désenchantement du monde s'y est associé au renforcement des écarts statutaires entre les membres masculins de la société et à la reconduction de la définition sociale des femmes en tant qu'épouses. En décalant légèrement l'angle d'approche, on remarque que les liens personnels entre les chefs politiques et les hommes du peuple se sont distendus. On aurait tort de juger négligable cet aspect de la transformation, si l'on prête attention aux travaux d'Elias 7 . Ils montrent que le processus d'évolution au cours duquel la pensée humaine devient apte à appréhender la réalité non plus comme l'œuvre de divinités, de «grands hommes» ou d'individus, mais comme un complexe impersonnel d'événements plus ou moins autonomes, partiellement soumis à l'auto-régulation et se perpétuant lui-même, a besoin de conditions favorables. Elle ont été réunies dans l'Occident de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, moment de «démocratisation fonctionnelle» des sociétés étatiques, de remplacement des petites élites héréditaires par des représentants des «partis de masse» ou par d'autres institutions.

‘" (...) Nous ne percevons pas combien il est surprenant et singulier que des hommes aient alors cessé de s'affronter au nom de princes régnants, de généraux ou de religions, pour le faire au nom de certains principes impersonnels et d'articles de foi, tel que le «conservatisme» et le «communisme», «le socialisme et le capitalisme». (...) La sociologie et les sciences sociales en général, et aussi les idées pour lesquelles les hommes s'engagèrent dans des combats, indiquent qu'en cette période, ils prirent conscience d'eux-mêmes d'une manière différente du passé : ils se perçurent en tant que société d'hommes. (...) On peut dire que les sciences sociales, et notamment la sociologie, les systèmes de croyance des grands partis de masse, les grandes idéologies sociales — malgré les différences entre sciences et idéologies — sont tous nés à la même époque, que tous sont les manifestations des mêmes transformations sociales." 8

Le très long processus de transformation auquel se réfère Elias est l'une des perspectives sous-jacentes à la recherche présentée ici. L'aptitude des individus à se percevoir non pas comme membres d'une communauté particulière mais en tant que société humaine a pour première condition la sortie hors de la clôture de l'entre-soi. Or, les destins singuliers des enquêtées s'inscrivent dans le grand mouvement d'immigration du XXe siècle qui, à l'heure du capitalisme industriel, a transféré dans les Etats-nations du centre des milliers de familles restées jusqu'alors à l'écart de l'économie monétaire et des institutions étatiques. Leur aventure est en partie homologue à celle des Haïtiens du XVIIIe, visités par des navigateurs et des marchands, aux premiers temps de la pénétration européenne dans les îles du Pacifique.

Présentons la petite population de l'enquête (n=35). Bien qu'elles aient fréquenté pour la plupart le même lycée et que la qualité de «filles d'ouvriers» les classe très majoritairement dans les catégories populaires, les enquêtées sont loin de former un milieu. Elles se différencient entre elles non seulement par la variété de leurs origines géo-culturelles — Italie, Espagne, Algérie, France — et de leurs communes de résidence, mais aussi par celle des générations. Les dates de naissance s'étalent sur les deux décennies 1950-1970. L'ensemble que forment les parcours est donc traversé par deux lignes de transformations à l'échelle macrostructurelle, la modification du système scolaire opérée par la réforme Haby et la lente désagrégation de l'équilibrage économico-politique des «Trente Glorieuses». Cette accumulation de différences n'a pas été choisie délibérément. Elle est corrélée à la composition de la population du lycée B., à la succession des vagues de migrations dans l'Est lyonnais, aux opportunités de prises de contact avec les enquêtées potentielles, enfin avec leur acceptation ou leur refus de participer à l'enquête. D'une part, les migrations italiennes et espagnoles ont précédé celles qui sont venues du Maghreb, les migrations algériennes ont précédé les migrations tunisiennes et marocaines, et les migrations de ruraux français sont de tous les siècles. D'autre part, les anciennes lycéennes devenues adultes ne sont pas forcément prêtes à consacrer plusieurs heures de temps libre à restituer leur parcours de vie dans des interactions orales en suivant le canevas imposé par l'interlocutrice, c'est-à-dire à se plier à un exercice linguistique qui peut rappeler les exercices d'école.

Le noyau de cette population s'est constitué en 1990-1991 (n=20). Il rassemble des jeunes femmes d'origine algérienne (n=6), interviewées dans un premier temps dans le cadre de la préenquête, et d'autres, d'origine algérienne (n=9) ou espagnole, italienne et française (n=5), qui l'ont été à partir du guide d'enquête. Tant dans la composition géo-culturelle que dans la composition générationnelle de cet ensemble, on observe la combinaison de deux tendances opposées de concentration et de dispersion. L'origine algérienne, majoritaire (n=15), coexiste avec des minorités espagnole (n=2), française (n=2), italienne (n=1). La scolarité comprend un second cycle long dans la quasi-totalité des cas (n=18), mais dans deux cas elle s'est terminée à la fin du premier cycle ou d'un second cycle court. Les sorties de lycée ont eu lieu pour la plupart dans dans un court espace de six ans, entre 1979 et 1985 (n=14), mais deux sont antérieures et deux postérieures. Les deux bornes extrêmes, une sortie en 1968 corrélée à une origine espagnole et une sortie en 1991 corrélée à une origine algérienne, inscrivent les scolarités dans une temporalité de plus de vingt ans. Cette complexité structurelle s'est confirmée à mesure que le nombre d'enquêtées croissait. Il est passé de 20 à 31 en 1992, de 31 à 35 en 1993-94 Voici les caractéristiques de la population à l'état brut 9 .

‘— l'origine algérienne (n=21) coexiste avec les origines espagnole (n=5), italienne (n=5), française (n=4); dans deux cas, la migration de l'Espagne ou de l'Italie à la France n'a pas été directe, il y a eu dans un premier temps une migration en Algérie ou en Tunisie.’ ‘— les naissances entre 1959 et 1965 (n=22) coexistent avec des naissances entre 1950 et 1956 (n=4) et d'autres entre 1967 et 1971 (n=9)’ ‘— la spécification des pères par la CS ouvrier (n=27), avec les spécifications CS indépendant (n=2), CS employé ou cadre (n=2), inactif ou absent (n=4)’ ‘— la scolarité de 2d cycle long (n=33), avec les scolarités de 1e cycle (n=1) ou de 2d cycle court (n=1)’ ‘— la fréquentation du lycée Brossolette (n=28), avec celle d'un autre établissement (n=6).’

Le matériau principal de l'enquête est le corpus des énoncés enregistrés en situation d'entretien et retranscrits, complété par les informations communiquées par les enquêtées à cette occasion. Pour construire le guide d'entretien, on avait élaboré un cadre d'intelligibilité dont la pertinence serait testée dans une analyse comparative des parcours. On faisait l'hypothèse de corrélations régulières entre les modalités de la socialisation enfantine et adolescente et les choix pratiques opérés au moment de l'entrée dans la vie adulte. On avait donc imaginé quels modes de socialisation avaient des chances d'orienter plutôt vers la reconduction des rôles ancestralement dévolus aux femmes et du cosmos de sens intériorisé par les parents avant l'émigration, et quels autres, plutôt vers des conduites en décalage ou en rupture avec ces rôles, s'accompagnant de transformations au moins partielles du système de perceptions et d'évaluations. Les questions concernant les pratiques concrètes et les représentations avaient pour objet de rassembler un ensemble d'informations permettant de mettre l'hypothèse à l'épreuve. Les premières ébauches du guide d'entretien avaient été remaniées, à la suite d'entretiens semi-directifs de préenquête (n=10) avec des jeunes femmes majoritairement d'origine algérienne qui se trouvaient alors à différentes étapes de leur parcours. Certaines étaient déjà bien engagées dans la vie adulte, d'autres étaient étudiantes ou lycéennes. Les moyens pratiques d'analyser comparativement la complexité de la population, en prenant appui à la fois sur le corpus d'entretiens et sur les données factuelles recueillies à l'occasion de l'entretien sur les parcours migratoires des familles et sur les parcours des enquêtées elles-mêmes, étaient donc réunis.

Ils l'étaient seulement en principe. Dès les premières analyses faites à partir d'un nombre réduit d'entretiens, le repérage des variations pertinentes s'est révélé beaucoup plus délicat qu'on ne l'avait imaginé. L'abondance des données compromettait la pertinence des analyses empiriques et aggravait le risque d'être submergé par une avalanche d'informations difficiles à classer. Il a fallu surmonter trois difficultés épistémologiques hétérogènes : construire l'objet de la recherche, c'est-à-dire repérer les grands axes de variables descriptives aptes à saisir les différenciations significatives qui le structurent; rompre avec l'habitude professionnellement acquise d'étudier des textes configurés en totalités autonomes; enfin, définir quel statut avaient les énoncés produits en situation d'entretien. On se propose ici d'analyser ces difficultés. On ne s'attardera donc pas sur le plan qu'on a suivi. Disons simplement que la succession de ses trois parties s'accorde avec le mouvement de la recherche et sa complexification progressive. L'étude ordonnée de la «différenciation des modes de socialisation» faite dans la seconde partie a été rendue possible par la construction des «cadres d'intelligibilité» élaborée dans la première. Et on a expliqué dans la troisième partie les différenciations des «équilibrages de vie spécifiés par la sexuation féminine», en les mettant en relation à la fois avec les déterminants microstructurels analysés antérieurement et avec des déterminants macrostructurels. Revenons aux obstacles rencontrés.

Un pas décisif a été fait au moment où on a repéré un ensemble de corrélations entre des variations dans l'éducation familiale d'une part, des variations dans les conduites à l'école, perçues par les instituteurs et mentionnées par eux sur les livrets scolaires, d'autre part. Dès les premières analyses du mémoire de licence — une comparaison des modes d'émancipation de la tutelle parentale et des choix de conjoints faite à partir de quelques cas spécifiés par l'origine algérienne (n=12) —, des régularités étaient apparues entre la différenciation des pratiques et les oppositions de variables descriptives «aînée» vs «cadette» et origine «paysanne» vs «urbaine». D'autres analyses, parmi lesquelles une étude des pratiques, des relations et des représentations des parents à partir du relevé exhaustif des énoncés incluant les syntagmes mon père (il, papa) et/ou ma mère (elle, maman), dans une population spécifiée par les quatre origines géo-culturelles (n=30) 10 , aboutissaient à la conclusion qu'un axe majeur de différenciation tenait à la dualité des formes familiales de référence. Tantôt la «famille» était perçue comme une lignée dont les membres sont appelés à perpétuer l'existence au fil des générations, chacun selon la place et le rôle correspondant à son rang de naissance et à son sexe. Tantôt, elle se limitait à la famille conjugale, association de deux conjoints appelés à travailler de concert à leur propre bonheur, c'est-à-dire à la réussite économique du couple lui-même et de ses enfants. Les deux schèmes hétérogènes de la «famille-communauté» et de la «famille-association» étaient donc doués l'un et l'autre de force agissante dans un même contexte socio-historique et dans une population classée «populaire» à partir des catégories présupposées comme les plus significatives, les PCS. Ces repérages étaient restés cloisonnés, fragmentaires, jusqu'au jour où les données disponibles avaient mis en évidence une connexion entre les deux sphères de l'existence des enquêtées quand elles étaient petites filles, la famille et l'école. Selon que la socialisation était prise en charge par la mère seule ou par la mère et par le père — le second cas de figure concordant le plus souvent avec une place d'«aînée» —, les jugements des institutrices ou instituteurs inscrits dans la rubrique « jugements sur le caractère et la sensibilité» (n=22) changeaient du tout au tout. Dans le premier cas, les écolières étaient catégorisées par les qualificatifs "timides", "gentilles", "dociles" ou "lentes", dans le second, par les qualificatifs "sûres d'elles", "éveillées" ou "bavardes". La double corrélation mettait au jour le caractère pertinent de l'opposition entre les deux variables descriptives «socialisation maternelle» et «socialisation maternelle et paternelle». Il est alors devenu possible de s'étayer sur les analyses empiriques antérieures pour construire un cadre d'intelligibilité plus complexe que la première ébauche.

La démarche était d'autant plus nécessaire que l'enquête donne une place minime ou nulle à l'observation des individus dans les différentes activités et interactions de la vie ordinaire. Elle préservait d'une confusion entre la description d'un réel perçu à partir de cadres implicites — telle la focalisation sur l'«individu» en tant que nœud de relations avec un «entourage» familial, scolaire, professionnel, institutionnel etc — et le tri des phénomènes socialement significatifs. On sait qu'à la différence des sciences nomologiques, la sociologie et plus largement les disciplines fondées sur le cours historique du monde ne peuvent prendre appui sur des protocoles de description et d'interprétation unifiés par la référence commune à un paradigme stable. Dans le cas des sciences du premier type, quand le paradigme en usage se révèle trop rudimentaire pour rendre intelligible l'ensemble des phénomènes à expliquer, la pensée scientifique construit un nouveau paradigme plus complexe, englobant la validité restreinte du précédent 11 . Dans le cas des sciences historiques, les transformations structurelles qui s'opèrent d'un contexte socio-historique à l'autre contraignent à repérer — approximativement et incomplètement 12 — quels traits du contexte sont pertinents dans la recherche particulière entreprise. Cette enquête-ci associant deux objets empiriques en interdépendance mais de niveaux différents, d'une part une population spécifiée par la sexuation féminine, d'autre part un lycée mixte fréquenté majoritairement par des filles, on avait besoin de deux cadres d'intelligibilité hétérogènes.

Construire celui de l'objet-population consistait à repérer quels grands axes de différenciations, dans les itinéraires migratoires familiaux et dans le domaine des phénomènes macrohistoriques, avaient des chances de concorder avec des différenciations dans les pratiques sociales et dans les représentations culturelles, à l'échelle micro des individus représentés par les enquêtées. Dans une élaboration de cette sorte, les éléments pertinents de la réalité sociale et économique ne sont pas définis a priori. Seuls doivent être retenus ceux qui risquent d'être investis de sens par les individus de la population étudiée 13 . Une fois que les axes sont construits, éventuellement remaniés s'ils se révèlent défectueux à l'usage, il devient possible d'entreprendre une analyse comparative systématique, qui convertit l'ensemble des conduites et des représentations en un système abstrait de différenciations, sur le modèle du système de la «langue» mûri par Saussure à la fin du XIXe siècle 14 . La démarche comparatiste a l'intérêt de minimiser les biais introduits dans l'analyse par les présupposés de l'analyste, qu'ils soient conscients ou inconscients. En outre, elle s'accorde avec l'idée d'Elias que les progrès des sciences humaines impliquent une posture de décentrement, faisant appréhender les réalités humaines comme des complexes impersonnels d'événements.

Le cadre d'intelligibilité qu'on a construit est structuré par trois grands axes.

On avait aussi à conceptualiser l'objet-lycée représenté par le lycée B., fréquenté par la quasi-totalité des enquêtées d'origine algérienne et par la majorité des enquêtées d'origine non maghrébine ayant accompli un cursus de 2d cycle long (n=28). Les spécificités de l'établissement n'entraient pas dans la recherche en tant que réalité autonomisée, mais dans la mesure où elles expliquaient des pans de la socialisation des enquêtées. Elles nous intéressaient à deux titres. Le lycée était à la fois une porte ouvrant potentiellement à une socialisation pluridimensionnelle — socialisation adolescente à plus ou moins grande distance de la famille et du quartier, frottement aux cultures savantes de l'écrit —, et la voie principale d'accès aux ressources scolaires qui conditionnent l'accès à l'emploi. Voie ambivalente, dans un contexte socio-économique nouveau où l'absence de certification scolaire ferme cet accès, mais où les titres scolaires généraux ou tertiaires moyens (niveau IV) cessent d'ouvrir à eux seuls l'accès à la promotion économique et à l'ascension sociale comme ils l'avaient fait jusqu'alors.

Construire le cadre d'intelligibilité de l'objet-lycée, c'était se donner les moyens d'expliquer, d'une part la composition spécifique de sa population par rapport aux populations des établissements publics de même type du département, d'autre part les transformations de cette composition corrélatives à la mise en application de la réforme Haby, en mobilisant des données de plusieurs types parmi lesquelles des données statistiques. Première question, par quel concours de circonstances l'établissement construit en 1965 dans une commune limitrophe de Lyon était-il devenu dans les années 1980 le LEGT public du département qui scolarisait le plus grand nombre d'élèves se déclarant de nationalité algérienne, tunisienne ou marocaine — n=95 en 1979-80, n=170 en 1986-87 17 ? Pour y répondre, il fallait le situer dans l'espace-temps des LEGT du département et de la mutation du système scolaire, impulsée au début de la Ve République par le train de réformes Berthoin-Fouchet. Deuxième question, par quels mécanismes la répartition des élèves filles et garçons dans les différentes sections de l'établissement avait-elle changé, d'une première période où le palier d'orientation se situait en fin de 3e (au collège) comme c'était le cas avant la réforme Haby, à une seconde où la réforme l'avait repoussé un an plus tard, donc au lycée? Pour expliquer la transformation, il fallait reconstituer un complexe fonctionnel articulant le global et le local : la forte hiérarchisation des filières, le caractère bureaucratique des réformes réalisées à l'échelle nationale, une répartition de l'offre des filières entre les établissements décidée autoritairement à l'échelle départementale, mais aussi les stratégies concurrentielles de valorisation de soi menées par les établissements eux-mêmes à l'échelle locale. L'une des dimensions qui conditionnaient ces stratégies est l'intériorisation de catégories de jugement entérinant la valeur sociale supérieure du masculin sur le féminin.

La construction du cadre d'intelligibilité de l'objet-population rendait possible une comparaison ordonnée des corrélations entre variables descriptives d'une part, conduites et représentations d'autre part. Les questions du guide d'entretien balisent une période de plus de trente ans qui va de l'émigration du père jusqu'au moment de l'entretien 18 . Celles de la première partie, “emigration enfance adolescence” concernent la socialisation dans la famille, à l'école et dans le groupe de pairs, celles de la seconde, “entrée dans la vie adulte", le choix de conjoint, la vie conjugale et familiale, le parcours résidentiel, l'emploi et le travail, les loisirs, le rapport à la religion, à la nationalité, à la politique; certaines questions des deux parties invitent à mettre en rapport présent et passé ou présent et futur. Il s'agissait de repérer les traits distinctifs — les différenciations pertinentes — entre les énoncés produits en réponse à une même question et de les constituer en indices d'une explication sociologique 19 .

Qu'est-ce que l'explication causale, en sociologie? Eclairons la question en suivant la voie ouverte par Max Weber. L'explication revient à identifier des rapports de conditionnements réciproques entre des structurations socio-économico-politiques contraignantes et des logiques de sens à l'échelle des individus, — des logiques «culturelles» dans la terminologie de Weber. Le choix des catégories descriptives opéré par présupposition et la spécificité de l'explication causale sont donc en interdépendance. Ces interrelations risquent d'être scotomisées d'entrée de jeu si on emprunte de façon irréfléchie un ensemble de concepts pertinent dans une autre recherche. C'est la bévue qu'on avait faite dans un premier temps, en important le couple de concepts «socialité primaire» et «société salariale». Elle portait à assimiler les contextes socio-historiques ainsi désignés à des «totalités» insécables. Cette autonomisation implicite des contextes entraînait l'autonomisation de l'éventail des pratiques empiriques restituées dans des énoncés. L'analyse risquait donc de se limiter à un catalogage de différenciations de pratiques en homologie avec la différenciation des structurations historiques, et l'explication causale de se réduire à néant. Bref, l'explication — la mise en relation de différenciations entre d'une part les catégories descriptives, d'autre part les conduites et les cosmos de sens restitués par les énoncés — passe par une interprétation des énoncés en rupture avec leur configuration en objets d'étude autonomisés.

L'explication — le travail de mise en relation — fait rencontrer l'idéaltype, non comme une notion abstraite, mais comme une composante obligée de l'exploration sociologique quand elle s'écarte de chemins déjà bien frayés. A la différence des catégories transportées mécaniquement et réifiées de ce fait même, les catégories construites par présupposition — telles les oppositions des trois grands axes qui définissent l'objet-population — sont des catégories-limites 20 : dans l'enquête, tel ou tel cas empirique est à la frange entre «équilibrages archéomodernes» et «société salariale», entre Temps1 et Temps2, entre «socialisation maternelle» et «socialisation paternelle-maternelle». Les idéaux-types sont des outils indispensables, qui permettent de conceptualiser des différenciations significatives présupposées ou repérées et de stabiliser du même coup la terminologie utilisée dans le travail. Ce sont des échafaudages qui ont à faire la preuve de leur fécondité. L'étendue de leur validité se mesure à leur capacité à appréhender, au fil des analyses comparatives, de nouveaux axes de traits distinctifs, conceptualisés à leur tour en d'autres idéaux-types.

Le distinguo qu'on fait parfois entre «compréhension» et «explication» dérive de la référence implicite à une représentation simpliste de l'explication dans les sciences nomologiques. Il n'est pas pertinent. Plusieurs niveaux d'explication, de plus en plus complexes, s'articulent. Selon l'avancée de l'analyse et le point de vue adopté, plus exactement selon la plus ou moins grande complexité de la configuration jugée pertinente pour expliquer les différenciations repérées empiriquement, tel phénomène, qu'on a expliqué par d'autres phénomènes dans une première configuration, devient à son tour un facteur explicatif dans une configuration plus englobante que la première, en raison de la force agissante qu'il y manifeste 21 . Ainsi, le mode de socialisation familiale qu'on a d'abord expliqué par le type d'organisation de la famille empirique et par le rang de naissance, devient au moment clé de la décohabitation une dimension explicative des conditions de la décohabitation qui se combine avec d'autres.

La conceptualisation des parcours de vie par la notion de carrière telle que la définit Howard Becker 22 peut parfaitement s'allier avec cette logique explicative. Quand on passe de l'étude de la socialisation primaire et secondaire à l'étude de l'entrée dans la vie adulte, les configurations explicatives deviennent d'un niveau plus complexe et leur composition varie selon le domaine analysé. Pour prendre deux exemples, la différenciation des choix de conjoint faits par les jeunes femmes s'explique principalement par leur mode de socialisation, mais les chances de cohésion conjugale durable sont corrélées à la fois à la compatibilité des dispositions respectives des conjoints et au pouvoir normatif des rapports sociaux de sexe à l'échelle de la société globale. De même, la différenciation des modes d'entrée dans l'emploi s'explique par celle des titres et des compétences valorisables sur le marché, mais aussi par des conditions institutionnelles et contextuelles — la segmentation du marché public et du marché privé, la logique de l'offre et la demande, la législation etc.

En résumé, pour étudier telle ou telle des dimensions des parcours de vie qui avaient été abordées dans les entretiens — vie familiale et privée, travail, parcours résidentiel, rapport à la nationalité française etc. —, on est passé par plusieurs étapes qu'on peut grosso modo ramener au schéma suivant :

Cette lourde procédure, qui risque de décourager le lecteur, procède du propos de repérer les «complexes fonctionnels» agissants. Elle présuppose la rupture avec le postulat philosophique qu'il existe une «essence» humaine anhistorique. Le parti-pris méthodologique s'est fortifié à mesure que l'analyse avançait et qu'on observait la récurrence de différenciations d'ordre sémantique cohérentes entre elles, dans les énoncés produits par les enquêtées en réponse aux différentes questions : il existait bien des corrélations régulières entre la différence des variables descriptives et l'hétérogénéité des cosmos de sens intériorisés.

L'existence de différenciations culturelles distinctives d'un point de vue anthropologique est une facette d'un phénomène dont l'autre facette est la cohérence sémantique tendancielle du texte constitué par les énoncés successifs produits par chaque enquêtée au cours de l'entretien. L'analyse artisanale et semi-intuitive qu'on a menée aurait pu s'inscrire dans une discipline linguistique relativement autonome par rapport aux disciplines connexes, la sémantique interprétative dont François Rastier, renouvelant les travaux de Greimas, traçait les limites et définissait la théorie il y a une vingtaine d'années. La discipline naissante a été obscurcie par le succès des approches philosophiques et logicistes de la sémantique, repeintes de neuf, et par la linguistique informatique. On indiquera néanmoins celles de ses caractéristiques intéressantes pour nous d'un point de vue théorique, à commencer par le rôle majeur donné à la notion de stratégie interprétative.

‘"On ne peut certes attendre d'une sémantique interprétative qu'elle énonce le sens qui constituerait la vérité du texte. Ce serait là postuler l'erreur de la philologie, quand elle postulait qu'un texte a un et un seul sens. D'une part il n'existe pas a priori de Sens unique et ultime; et de plus les sens d'un texte ne doivent pas être considérés comme immanents : nous souhaitons avoir montré que tout sens, et même tout sème, était le produit d'opérations interprétatives qui l'actualisent." 23

La mise en œuvre d'une stratégie interprétative réduit l'interprétation à "une assignation réglée du sens". Le propos étant de rendre compte de la cohésion d'un texte en partant de la totalité vers les éléments — en particulier de la cohésion d'un texte littéraire parce que sa complexité met à l'épreuve la théorie proposée —, l'actualisation des sèmes significatifs procède d'une présomption d'isotopie. Remarquons que la démarche est en concordance avec le choix de catégories descriptives opéré par présupposition. En cohérence avec le parti pris épistémologique, les sèmes, unités sémantiques minimales, ne sont identifiés ni à des qualités d'un référent, ni à des parties d'un concept, ni à des universaux. Ce sont des unités linguistiques qui font partie d'un contexte. Ces unités peuvent relever soit du système fonctionnel de la langue, soit d'autres types de codification, telles les normes institutionnelles, culturelles ou idiolectales. Il en découle que les opérations interprétatives présupposent des compétences diverses, parmi lesquelles des connaissances d'ordre encyclopédique.

Dans les conditions d'une analyse sociologique comparative d'énoncés produits en réponse à une même question ou à plusieurs questions connexes, le repérage des différenciations sémantiques pertinentes à partir d'unités linguistiques de niveaux variés — morphème, phrase, absence/présence du niveau discursif — requiert des compétences du même ordre mais moindres. Le principe régulateur est la récurrence de corrélations homologues entre différenciation des variables descriptives et différenciation des valeurs sémantiques (dont une composante est la dimension pragmatique). La réitération de différenciations en concordance les unes avec les autres, à mesure qu'on explore les différents secteurs de l'existence, bride l'arbitraire éventuel des interprétations 24 . Tantôt le repérage des unités significatives est facilité par la mémoire des analyses antérieures, tantôt il renvoie en amont pour rectifier telle erreur ou approximation.

L'analyse des énoncés a donc une place équivalente à l'analyse d'autres données dans d'autres types de recherche. Faut-il en conclure que les citations ont le statut de pièces à conviction? Oui et non. Les énoncés sont sans aucun doute le matériau d'une argumentation, mais ils sont en même temps, au moins potentiellement, la trace d'actes de parole dans une instance d'énonciation dialogale unique, associant un je à un tu et à un ici et maintenant 25 . Enonciation dont le contexte est une situation d'entretien sociologique dont il convient de préciser les caractéristiques.

Le contexte du premier entretien avec l'«enquêteuse» comporte un trait atypique. Elle n'est pas pour l'«enquêtée» une parfaite inconnue. Parfois, c'est une vague connaissance. Dans la plupart des cas, le contact s'est fait soit par téléphone, soit par l'intermédiaire d'une amie, d'un membre du monde scolaire, d'une sœur ou de la mère, et l'enquêteuse est identifiée comme une (ancienne) prof du lycée fréquenté à l'adolescence. Des deux casquettes qu'elle porte, la casquette d'enseignante risque d'être plus parlante que celle de chercheuse débutante. Il en résulte que le choix pratique du refus ou de l'acceptation de l'entretien a des chances d'être corrélé à la coloration affective négative ou positive soit des souvenirs scolaires en général, soit de l'exercice tel qu'il a été présenté ou expérimenté une première fois. La formulation de la demande d'entretien — prévoir deux séances en tête à tête de deux heures au moins, consacrées à reconstituer oralement le parcours biographique depuis l'immigration familiale jusqu'au moment présent à partir d'un ensemble prédéfini de questions — a agi comme un mécanisme de tri.

Les conditions de l'entretien, le retrait hors du monde pendant plusieurs heures d'affilée, a provoqué des refus immédiats, mais aussi plusieurs abandons après la première séance. Les questions, surtout quand elles faisaient passer brutalement du présent de l'énonciation au passé mémorisé, éventuellement aux projets en cours, étaient perçues comme une "prise de tête", vraisemblablement parce qu'elles contraignaient à mettre entre parenthèses l'investissement affectif qui auréole l'ici et maintenant de la vie. Si l'un des abandons tenait à des contingences — à la réticence à évoquer une rupture amoureuse encore toute fraîche — il n'en reste pas moins que la passation complète de l'entretien est un indice vraisemblable que l'enquêtée a acquis des compétences ad hoc dans une pratique minimum des échanges langagiers non utilitaires et de la manipulation mentale de la temporalité. Et/ou qu'elle trouvait dans l'entretien un intérêt pour elle-même.

Si on laisse de côté quelques cas rares, où l'incompatibilité des dispositions intériorisées a dressé une barrière entre les locutrices sans empêcher une passation d'entretien anodine, on peut distinguer deux cas de figure. Dans le premier, l'acceptation est corrélée à la concomitance fortuite entre la demande d'entretien et un tournant dans le parcours de l'enquêtée. Ce tournant se décline en deux versions opposées. Tantôt, c'est une entrée réussie dans la vie adulte ou le franchissement d'une étape significative — début de vie de couple, accès à un emploi stable, naissance d'un(e) enfant, promotion professionnelle, accession à la propriété d'un logement — et l'enquêtée se réjouit de faire part de sa réussite à une adulte qui l'a croisée quand elle était adolescente. A la limite les rôles se sont inversés : elle-même est désormais au cœur de la «vraie» vie, tandis la prof vieillissante continue à se "casser la tête" sur des riens. Tantôt, le tournants'inscrit dans une phase de rééquilibrage après un échec cuisant — renoncement à un cursus d'études trop difficile, démission professionnelle, rupture amoureuse ou conjugale. Alors, l'échange se configure tendanciellement en dialogue 26 . Au meilleur des cas, il tourne à la co-construction. Les relances de l'allocutaire incitent la locutrice à penser tout haut, et du même coup à donner sens à ce qui lui est arrivé ou à ce qui est en cours. Disons que l'«enquêteuse» est tombée au bon moment. Cette interprétation est confortée empiriquement par plusieurs cas de dérobades ultérieures, lors d'une demande de nouvel entretien : une phase d'équilibrage stable s'était installée, l'entretien avait perdu sa raison d'être. L'interaction tend également à se configurer en co-construction lorsque l'enquêtée accroche l'entretien à une pratique d'échanges dialogaux et/ou à une posture de décentrement qui lui est familière. Abdelmalek Sayad a montré à partir d'exemples précis, tel celui de "Zahoua", que le démarrage d'un travail d'objectivation assimilable à une socio-analyse peut prendre sa source dans les contradictions mêmes de la condition d'émigré ou de fille d'émigré 27 . En résumé, l'homogénéité des conditions contextuelles de l'entretien — une autonomisation partielle de son espace-temps, en homologie avec l'autonomisation de l'heure scolaire de cours ou du temps de consultation d'un thérapeute — se combine avec l'hétérogénéité des postures énonciatives de l'enquêtée. Tantôt, l'énonciation s'inscrit dans le cadre prédéfini par chaque question, sans inclure ou en incluant une présentation avantageuse du moi correspondant au je-sujet de l'énonciation, tantôt elle mobilise le dialogue comme une interaction favorable à une auto-analyse ou à une socio-analyse fragmentaire. Parfois enfin, elle le déborde, comme si l'entretien donnait l'occasion de prendre la parole dans l'espace public.

Sans que la démarche ait été préméditée, la dimension longitudinale de l'enquête a concerné surtout les enquêtées portées à se décentrer et à objectiver leur rapport au monde social. Après des débuts embryonnaires — quelques entretiens complémentaires ont été faits en 1993 avec des enquêtées interviewées une première fois en 1990 ou 1991 —, cet aspect de l'enquête, resté en sommeil pendant les longs tâtonnements des premières analyses, s'est réactivé en 2000. On a pris la décision de rencontrer à nouveau celles des enquêtées dont l'équilibrage de vie s'était remanié, et de leur poser quelques-unes des questions qu'on leur avait déjà posées, à propos des domaines de l'existence qui s'étaient reconfigurés. Le maintien de l'équilibrage antérieur, les traces perdues, les départs hors de la région lyonnaise, les refus essuyés et mes propres réticences ont réduit le nombre des enquêtées à une douzaine. Des entretiens ont eu lieu entre 2000 et 20005, tantôt un seul, tantôt deux, tantôt trois ou quatre, le nouvel entretien venant toujours à la suite d'une transformation de l'équilibrage de vie. Notons que dans l'intervalle séparant deux entretiens, il n'y a pas eu, en principe, de rencontres entre «enquêteuse» et «enquêtée», bien que l'enquête se soit déroulée sur un laps de temps de quinze ans (1990-2005). Dans un cas-limite, la première rencontre a eu lieu en 1990 et la seconde en 2005. Ce fait même conforte l'interprétation que l'entretien se configure dans certains cas en moment autonomisé d'objectivation passant par la communication linguistique, dans des situations où les rapports de force sont gommés. Il se distingue alors tant d'un échange donnant lieu à des réponses étroitement prédéfinies — à la limite oui vs non — que de la confidence, propice au débridement émotionnel qu'on nomme empathie.

La multiplicité et l'hétérogénéité des énoncés cités témoignent que les procédures scientifiques ne rabotent pas obligatoirement les singularités individuelles. Ils ont en effet une dualité de valeurs. Ils sont le matériau de l'analyse comparative et en même temps ils restituent des postures énonciatives différentielles. Ils sont cités le plus souvent à l'appui d'une description ou d'une argumentation, parfois seuls, en général par groupes de deux ou de trois. En même temps, leur énonciation, infradiscursive ou discursive 28 , est l'indice d'une appropriation inégale de la langue, corrélée à l'hétérogénéité des modes de socialisation. Parfois, un discours qui s'est autonomisé dans l'entretien, est partiellement autonomisé de l'analyse, le contexte de son énonciation étant indiqué.

L'hétérogénéité du rapport à la communication linguistique qu'on repère chez les enquêtées est loin d'avoir une valeur anecdotique. C'est l'une des facettes d'un rapport distinctif au monde social et au moi. Résumons les résultats de la recherche, sous leur angle anthropologique.

On a distingué trois modes possibles de socialisation primaire. Les deux premiers sont à l'origine de transformations homologues à celles repérées par Sahlins dans la société hawaïenne, qu'il conceptualise par la proposition : "la transformation d'une culture est un mode de sa reproduction". Ils portent à réaménager dans le nouveau contexte socio-historique la dissymétrie archaïque des propriétés sociales attachées respectivement à la sexuation féminine et à la sexuation masculine. En revanche, le troisième mode ouvre une sortie hors de ce schéma. La constitution plus ou moins précoce du moi en sujet dans le dialogue avec un autre différent — interaction verbale directe ou intertextualité —, se combinant avec l'exposition à des contradictions entre le monde de la famille et celui de la société globale, rend potentiellement apte à négocier des conflits 29 . Ces conditions favorisent une dynamique couplant développement des compétences linguistiques et cognitives et mise en œuvre empirique d'équilibrages à validité temporaire. La posture est en concordance avec la mutation à laquelle s'intéresse Elias dans Qu'est-ce que la sociologie?, la capacité des individus à se percevoir "en tant que sociétés d'hommes" — ou plutôt en tant que société d'être humains.

Soit,

  1. une socialisation maternelle, restreignant le monde exploré par l'enfant-fille à une unité non contradictoire famille-école, assimilable à un ordre des choses immanent, oriente celle-ci vers une identité tout d'une pièce, prédéfinie par la sexuation féminine.
  2. une socialisation paternelle-et-maternelle corrélée à l'exercice précoce de responsabilités sociales perçues comme masculines — à l'occupation d'une place de représentant-héritier —, encourage à entrer dans des rapports d'émulation dans la fratrie et à explorer des mondes différents du monde familial; elle favorise une individuation autocentrée qu'on a nommée monologique. Celle-ci porte à configurer l'espace social en espace de jeu et à conjoindre deux identités hétérogènes ou plus, corrélées chacune à un domaine particulier de l'existence.
  3. une socialisation, maternelle ou paternelle-maternelle peu importe, produisant des contradictions insolubles et insupportables tout en favorisant une individuation décentrée qu'on a nommée dialogique — l'autorité exercée en tant qu'«aîné(e)» sur les frères et sœurs pendant l'enfance, se mue à l'adolescence en assujettissement corrélatif à la sexuation féminine; l'incompatibilité des mondes de la famille et de l'école interdit de lancer des ponts entre les deux en dépit d'un investissement affectif orienté à la fois vers le monde familial et vers le développement personnel — lance dans un processus sans fin d'équilibrages et de rééquilibrages visant à résoudre des contradictions culturelles par la mise en œuvre de compromis dans le monde social.

Revenons sur la conceptualisation en sociologie 30 . Au fil des analyses comparatives, on a découvert progressivement que coexistaient dans la France d'aujourd'hui deux processus d'individuation hétérogènes. Probablement en raison d'un découpage rigide des disciplines, ce phénomène sociologiquement significatif n'a nullement attiré l'attention des chercheurs, dans la seconde moitié du XXe siècle. Pour qualifier les deux modalités, on a mobilisé les deux concepts distinctifs de monologique et de dialogique, inventés par Bakhtine. En revanche, on n'a pas eu besoin du concept d'habitus, banalisé par les travaux de Pierre Bourdieu. Celui d'ethos a fait l'affaire. Certes les deux moments de la recherche elle-même et de l'exposition des résultats ne se confondent pas. L'un appelle à mobiliser des concepts opératoires nouveaux quand c'est nécessaire, l'autre à inscrire la nouvelle recherche dans les acquis cumulatifs de la sociologie. Pourquoi ne pas écrire après coup qu'on a exploré la genèse des habitus à partir de la population de l'enquête? On ne le fera pas, parce que le premier concept s'articule à celui de champ, dans la sociologie de Bourdieu.

Sauf erreur de notre part, le concept d'habitus apparaît pour la première fois dans Le sens pratique (1980). Les habitus, produit de "conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence", y sont définis comme des "systèmes dispositions durables et transposables (...) prédisposés à fonctionner (...) en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations" 31 . L'existence de plusieurs types d'habitus est donc postulée. Mais le sociologue s'intéresse tout particulièrement à l'habitus qui prédispose au jeu dans l'espace social. Il s'y intéresse doublement. D'une part, le concept rend intelligible le travestissement des réalités opérées par les discours des chefs de famille du Béarn ou de Kabylie, à la fois rompus aux stratégies matrimoniales qui visent à assurer la perpétuation de la lignée et du patrimoine et enclins à les masquer derrière des règles formelles 32 . D'autre part, à la fin des années 1970, la description d'un habitus particulier prédisposant au jeu social est stratégiquement efficace dans le champ — champ de forces et champ de luttes — de la sociologie. Elle permet d'avancer une explication sociologique de la réalité sociale, qui est à la fois pertinente et apte à délégitimer tant les philosophies de l'action que la propension structuraliste à figer les structures sociales et mentales — tant le subjectivisme que l'objectivisme —, postures représentées par les travaux de Sartre et de Levi-Strauss, et par leurs figures vieillissantes.

Disons en simplifiant que l'habitus incorporé par l'individu Pierre Bourdieu le porte à transposer dans le champ scientifique — dans le contexte historique d'une société à division du travail développée — des stratégies homologues aux stratégies matrimoniales ou aux usages sociaux faits de la parenté, dans des contextes historiques spécifiés par une économie peu monétarisée. Le sociologue s'oriente dans un même mouvement vers des questions qui lui assurent personnellement une reconnaissance dans le champ de la sociologie et qui assurent une reconnaissance à la sociologie dans le champ scientifique. Il a lui-même publiquement explicité les règles du jeu en 1975, lors d'un colloque 33 .

Oublions un moment l'importance de l'œuvre pour suivre notre raisonnement. Le système de dispositions qui rencontre les intérêts de Bourdieu à tous les sens du mot, et notamment l'intérêt sociologique pour les mécanismes de la domination, est le second de notre typologie. Produit d'une socialisation de représentant-héritier par définition de sexuation masculine, caractérisé par « le sens du jeu dans l'espace social», il est en concordance avec un ordre social où ce jeu est réservé aux individus mâles. Les femmes n'y ont pas accès en tant qu'individus. Il en résulte que dans la France du XXe siècle, leurs destins sociaux ne sont pas significatifs d'un point de vue sociologique 34 . Pas plus que ne l'auraient été ceux des femmes hawaïennes — après comme avant la visite de Cook.

Il suffit d'adopter une focalisation englobant un espace-temps suffisamment ample pour qu'apparaissent les limites des ambitions de la sociologie et plus largement des sciences sociales, au XXe siècle. L'adhésion des sociologues à l'idéologie politique de l'autonomie des Etats-nations, c'est-à-dire la scotomisation du capitalisme en tant qu'économie-monde, pourtant mis en évidence par Braudel, les rabat tendanciellement sur des savoirs d'expert.

Notes
2.

Les formulations dénotent l'une et l'autre un ensemble organisé de perceptions, mais la seconde a l'avantage de laisser de côté le caractère conscient ou inconscient de cet ensemble. On emprunte cette dernière à C. Grignon et J.C. Passeron, qui l'empruntent eux-mêmes à un ouvrage de Weber non traduit en français. Cf. Le savant et le populaire, Gallimard-Seuil (Htes Etudes), Paris, 1989, p. 21. Pour des raisons de lisibililité, on l'abrégera en «cosmos de sens».

3.

M. Sahlins, "Structure et histoire", Des îles dans l'histoire, trad. franç., Gallimard-Seuil, Paris, 1989, pp. 142-156.

4.

M. Sahlins (1989), p. 148.

5.

"Chaque utilisation effective des idées culturelles est à quelque degré la reproduction de celles-ci, mais chaque référence qui y est ainsi faite produit aussi une différence. Nous savons en effet que les choses doivent conserver une part de leur identité à travers leurs transformations, faute de quoi le monde ressemblerait à un asile d'aliénés.", M. Sahlins (1989), p. 158.

6.

Quinze ans plus tard, Marcel Detienne notant que" les bouleversements contemporains autant que la demande si forte de «multiculturel» dans le monde d'aujourd'hui invitent les historiens et anthropologues à mettre en œuvre une approche comparative des diverses formes de l'expérience de l'histoire, dans l'espace et dans le temps", déclare "Certains de nos prédécesseurs distinguaient de manière radicale entre sociétés sans histoire et sociétés à ou avec histoire. Nous refusons ce partage absolu tracé par le jugement d'une histoire occidentale et qui ne doit rien à l'histoire comparative. Nous pensons que l'enquête aujourd'hui doit porter sur ce que Marshall Sahlins appelle des «régimes d'historicité».", Comparer l'incomparable, Seuil, Paris, 2000, p. 64.

7.

N. Elias, Qu'est-ce que la sociologie, trad. franç., éd. de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1991. On résume ici partiellement et à grands traits le raisonnement qui se déploie pp. 61-81.

8.

N. Elias (1991), pp. 71-72.

9.

Cf. annexes, p. 12.

10.

Ces analyses font partie du mémoire de DEA.

11.

"La hiérarchie des notions se présente comme une extension progressive du domaine de la rationalité ou plutôt comme la constitution ordonnée de domaines de rationalité différents, chacun de ces domaines de rationalité étant spécifié par des fonctions fines adjointes. Aucune de ces extensions n'est le résultat d'une étude réalistique du phénomène.", G. Bachelard, La philosophie du non, Quadrige-PUF, Paris, p. 33. L'exposé sur la transformation de la notion de «masse» ne s'arrête pas là. La première étape, complication de la notion de masse de Newton, est suivie d'une seconde, l'animation du concept "en une dialectique en quelque sorte externe" intégrant la notion de masse négative.

12.

J.C. Passeron, "Histoire et sociologie", Le raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991, pp. 58-60.

13.

"La réalité empirique est culture à nos yeux parce que, et tant que nous la rapportons à des idées de valeur, elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d'éléments qui acquièrent une signification pour nous par rapport aux valeurs. (...) On ne saurait jamais déduire d'une étude sans présuppositions du donné empirique ce qui prend à nos yeux une signification. Au contraire, la constatation de cette signification est la présupposition qui fait que quelque chose devient objet de l'investigation.", M. Weber, "L'objectivité de la connaissance", Essais sur la théorie de la science, trad. franç. 1965, Presses-Pocket, Paris, 1992, p. 54.

14.

Vieilles de plus d'un siècle, les découvertes de Saussure ont été invisibilisées, ce qui ne veut pas dire qu'elles ont perdu leur pertinence. "C'est autour de ces années [les années 1890] que Saussure mûrit ses idées les plus originales, celles dans lesquelles on ne vit qu'avec une grande lenteur les idées centrales de la pensée saussurienne : l'idée de la langue comme forme, l'idée de la relativité, de l'arbitraire et de l'historicité radicale de l'organisation linguistique tout entière. Un témoignage précieux nous a été laissé, à ce propos par Séchehaye : "En plus d'une occasion il voulut nous initier au travail de sa pensée. (...) Il lui arrivait aussi de développer devant nous cette idée, qui l'a sans cesse préoccupé et dont il a fait la clef de voûte de sa pensée en matière d'organisation et de fonctionnement des langues, à savoir que ce qui importe, ce ne sont pas tant les signes eux-mêmes que les différences entre les signes qui constituent un jeu de valeurs oppositives (Séchehaye in F. d. S., 65).", T. de Mauro, "Notes biographiques et critiques", pp. 360-361 in F. de Saussure (1992). (souligné par moi).

15.

Cf. B. Coriat, L'atelier et le chronomètre, Christian Bourgois, Paris, 1979.

16.

Robert Castel entend par sociabilité ou socialité primaire "les systèmes de règles liant directement les membres d'un groupe sur la base de leur appartenance familiale, de voisinage, de travail, et tissant des réseaux d'interdépendance sans la médiation d'institutions spécifiques." Il avait lui-même emprunté la notion à A. Caillé, non comme un concept chosifié mais parce qu'il pouvait "le faire travailler sur des situations précises", Les métamorphoses de la question sociale, Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, p. 34 et note1.

17.

Sources : Académie de Lyon, service statistique rectoral, Effectifs d'élèves de nationalités étrangères.

18.

Cf. annexes, pp. 6-12.

19.

Comme il est logique, la démarche des linguistes va dans le sens opposé. Elle met les objets de langue au centre. "Faire œuvre de linguiste, c'est mettre les considérations extralinguistiques au service de la description des objets verbaux, et non l'inverse; pratiquer la linguistique de l'énonciation, c'est décrire le fonctionnement des énoncés à la lumière de certains facteurs énonciatifs, et non décrire la situation et les actants à la lumière de l'énoncé.", C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation, A. Colin, Paris, 1980, p. 221.

20.

Citons cette définition fondamentale : "L'idéaltype est un tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout la réalité «authentique», il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d'exemplaire. Il n'a d'autre signification que d'un concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare.", M. Weber (1992), p. 176.

21.

La pluralité des étages de l'analyse est en cohérence avec la complexité de la société, ce tout social structuré. Sur ce point décisif, Althusser opposait aux présupposés idéologiques de Hegel la prise en compte de cette complexité par le Marx de l'Introduction à la Critique de l'Economie politique. "L'introduction n'est qu'une longue démonstration de la thèse suivante : le simple n'existe jamais que dans une structure complexe; l'existence universelle d'une catégorie simple n'est jamais originaire, elle n'apparaît jamais qu'au terme d'un long processus historique, comme produit d'une structure sociale extrêmement différente : nous n'avons jamais affaire, dans la réalité, à l'existence pure de la simplicité, qu'elle soit essence ou catégorie, mais à l'existence de «concrets», d'êtres et de processus complexes et structurés. (...) Ce que refuse le marxisme c'est la prétention philosophique (idéologique) de coexister avec une «origine radicale», quelle qu'en soit la forme (la tabula rasa, point zéro d'un processus; l'état de nature; le concept du commencement qu'est par exemple chez Hegel ce par quoi (re)commence indéfiniment tout processus, qui restaure son origine,etc...); aussi rejette-t-il la prétention philosophique hégélienne qui se donne cette unité simple originaire (reproduite à chaque moment du processus), qui va reproduire ensuite, par son auto-développement, toute la complexité du processus, mais sans jamais s'y perdre elle-même, sans jamais y perdre ni sa simplicité ni son unité, — puisque la pluralité et la complexité ne seront jamais que son propre «phénomène», chargé de manifester sa propre essence.", L. Althusser, "Sur la dialectique matérialiste", Pour Marx, La Découverte, Paris, 1986, pp. 201-203.

22.

"Cette notion désigne les facteurs dont dépend la mobilité d'une position à une autre, c'est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs des individus.", H. Becker, Outsiders, trad. franç., Métailié, Paris, 1985, p. 47.

23.

F. Rastier, Sémantique interprétative, PUF, Paris, 1987, p. 263 et passim.

24.

La situation n'est pas fondamentalement différente dans une enquête d'ordre ethnographique. "Le plus difficile — en même temps que le plus nécessaire — est peut-être d'apprendre à discipliner l'interprétation. (...) Les praticiens de la recherche qualitative nous apprennent qu'en se pliant à cette discipline, elle ne se prive pas pour autant des moyens d'aboutir. C'est ce point important que met bien en évidence la notion de «saturation». Lorsqu'une hypothèse, par rectifications successives, atteint un certain degré de pertinence, vient un moment où les données empiriques diverses lui apportent une confirmation régulière. (...) Alors on peut estimer que cette hypothèse est «saturée», c'est-à-dire qu'elle se comporte suffisamment bien au cours de nombreuses mises à l'épreuve pour être considérée comme fiable.", O. Schwartz, "L'empirisme irréductible", postface à N. Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, trad. franç. Nathan, Paris, 1993, pp. 285-286.

25.

Insistons sur la complexité de la langue corrélative à la mise en interaction de ses deux facettes, répertoire de signes et système de leurs combinaisons d'une part, activité manifestée dans des instances de discours d'autre part. E. Benveniste, "L'homme dans la langue", Problèmes de linguistique générale tome 1, Ed. Tel Gallimard, Paris, réimpression 1976, passim.

26.

"[La capacité du locuteur à se poser comme «sujet»] (..) se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même, mais comme l'unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette «subjectivité», qu'on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est «ego» qui dit «ego». Nous trouvons là la «subjectivité», qui se détermine par le statut linguistique de la «personne».

La conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste. Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je.", E. Benveniste (1976), pp. 259-260.

27.

"Consciente de se trouver dans une position critique, tant en France (...) qu'en Algérie (...), Zahoua est portée plus que tout autre à objectiver sa propre situation, aidée sans doute en cela par le capital scolaire qu'elle a acquis, exceptionnellement élevé par rapport à ses autres frères et sœurs et même par rapport à l'ensemble des enfants d'émigrés. S'armant de cette lucidité exceptionnelle que lui confère la position particulière qu'elle occupe — position où se confondent les points de vue de l'acteur et du spectateur, du questionné et du questionneur —, elle est amenée à se défier de toutes les illusions qui rendent supportable la condition d'émigré. Sur un ton dénué de toute emphase, avec beaucoup de simplicité et de spontanéité dans le propos, elle entreprend, à travers la relation qu'elle fait de son expérience d'émigrée et de fille d'émigrés, de mettre au jour les multiples dissimulations que les nécessités de la vie imposent aux émigrés; et cela d'autant plus aisément qu'elle sait l'intérêt qu'elle a (intérêt tout à fait pratique) à objectiver son rapport à l'émigration. (...) S'engager à démasquer cette espèce de mauvaise foi que les émigrés entretiennent collectivement, faire éclater la complicité qui leur fait produire cette croyance commune, revient, en fait, à énoncer toutes les contradictions dont est porteuse l'émigration ainsi que tous les conflits qu'elle suscite.

Ces conflits, habituellement décrits en termes de psychologie, sont envisagés, ici, d'emblée, dans leur véritable dimension sociologique : en même temps qu'ils sont énoncés, sont énoncées les conditions sociales de leur genèse.", A. Sayad, "Les enfants illégitimes", L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, de Boeck, Bruxelles, 1991, pp. 245-246

28.

On entend par discours le langage mis en action entre partenaires, le dialogue.

29.

Dans la population de filles de migrants, cette aptitude est fortement (mais pas uniquement) corrélée aux places de «chef de famille» du père et d'«aînée» de la fille dans les conditions de Temps1, où survit une organisation de la famille en tant qu'unité politique complexe; elle se défait dans Temps2, en même temps que se généralise la prédéfinition quasi-juridique des rôles de père et de mère, dans le cas où le père est salarié.

30.

Cf. J.C. Passeron (1991), "Les contrôles illusoires", pp. 137-168.

31.

P. Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p. 88.

32.

P. Bourdieu (1980). A propos des Béarnais, "Le discours juridique, auquel les informateurs empruntent volontiers pour décrire la norme idéale ou pour rendre compte de tel cas singulier traité et réinterprété par le notaire, réduit à des règles formelles les stratégies complexes et subtiles auxquelles ont recours les familles (...)", p. 252; " Indissociables des stratégies successorales, des stratégies de fécondité ou même des stratégies pédagogiques, c'est-à-dire de l'ensemble de reproduction biologique, culturelle et sociale que tout groupe met en œuvre pour transmettre à la génération suivante, maintenus ou augmentés, les pouvoirs et les privilèges hérités, les stratégies matrimoniales n'ont pour principe ni la raison calculatrice ni les déterminations mécaniques de la nécessité économique, mais les dispositions inculquées par les conditions d'existence, sorte d'instinct socialement constitué qui porte à vivre comme nécessité inéluctable du devoir ou comme appel irrépressible du sentiment les exigences objectivement calculables d'une forme particulière d'économie.", p. 270.

33.

"Quand on fait la science de la science, il faut savoir ce que l'on fait soi-même dans un certain champ scientifique et quel intérêt on a à un certain moment à faire la science de la science. Il faut savoir que les gens dont on parle sont dans un champ scoentifique et se demander quels intérêts ils ont a faire le type de science qu'ils font. Il faut savoir que le passé de la discipline est un enjeu de luttes présentes. Les stratégies de réhabilitation sont évidemment des stratégies de spéculation symbolique : si vous arrivez à couler toute une lignée au bout de laquelle se trouve votre adversaire intellectuel, le cours de ses valeurs s'effondre, on dira le «ceci» ou le «cela» sont en baisse. (...) L'intérêt qu'on appelle scientifique est un intérêt pour la science qui est inséparablement un intérêt du savant à la domination scientifique du champ scientifique.", P. Bourdieu, "Les conditions sociales de la production sociologique : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie", contribution au colloque «Ethnologie et politique au Maghreb» (5 juin 1975), Le mal de voir, Cahiers Jussieu n°2, Université Paris VII, 10-18, Paris, 1976, p. 418.

34.

M. de Saint-Martin note que la domination masculine a été éludée dans La Noblesse d'Etat. "Prise en compte dans les premièes analyses de correspondances sur les élèves des grandes écoles, la différence selon les sexes pesait d'un poids si fort qu'elle écrasait les oppositions selon l'origine sociale et selon le capital scolaire, et qu'il [P.B.] a alors jugé préférable de ne pas la retenir dans l'analyse des correspondances. Fallait-il pour autant la négliger. Au moment de l'enquête, à la fin des années 1960, les filles n'avaient guère accès à la plupart des grandes écoles, à l'exception des Ecoles Normales Supérieures, où la séparation des sexes était la règle (et cela méritait analyse et réflexion).", "Une inflexible domination", P. Encrevé, R.M. Lagrave (dir.), Travailler avec Bourdieu, Flammarion, Paris, 2003, p. 327.