Pour situer historiquement les émigrations empiriques de la petite population des parents (n=19), on dispose de la conceptualisation faite par Abdelmalek Sayad des trois «âges» de l'émigration algérienne, c'est-à-dire du processus en trois phases au cours duquel le sens de l'émigration s'est transformé. Résumons brièvement l'évolution qu'il retraçait en 1977. Pendant les deux premiers «âges», les migrants sont des hommes seuls qui viennent se salarier en France. Mais du premier, qui se prolonge jusqu'aux lendemains de la seconde guerre mondiale, au second qui commence au même moment, une grande transformation s'est opérée. Les migrants du premier «âge» se définissent eux-mêmes comme des membres de la société paysanne envoyés en mission. En acceptant de partir se salarier au loin, le plus souvent pendant la période qui sépare la fin des labours du début des récoltes, ces hommes faits manifestent leur attachement à l'ordre de la société paysanne. Ils émigrent temporairement, chacun à leur tour, pour gagner l'argent devenu nécessaire à la perpétuation de l'ordre paysan, s'accordant avec la communauté pour passer sous silence la contradiction entre cette part de leur activité et une identité qui se veut pleinement paysanne. Il n'empêche qu'à leur insu, du fait même qu'ils contribuent à développer l'économie monétaire, ils jettent les bases d'une transformation radicale du style de vie et en même temps de l'ethos paysan. Les migrants du deuxième «âge» qui se mettent en route après la guerre se distinguent nettement des derniers représentants du premier «âge», qu'ils peuvent croiser en France. Ils ne sont plus attachés aux travaux agraires et à la vie paysanne. A mesure qu'ils s'installent dans le travail salarié, la durée de leur séjour en France s'allonge. En outre, il est parmi eux de jeunes célibataires, prêts à s'émanciper des tutelles familiales et communautaires et à configurer leur émigration en aventure individuelle. Au cours du troisième «âge», enfin, l'émigration s'étend et donne naissance à une «colonie» algérienne. Jusqu'au début des années 1970 arrivent en France des migrants de tous âges, ruraux ou non ruraux, hommes seuls et familles, ainsi que des commerçants et des notables aptes à répondre aux besoins spécifiques de la colonie. Mais le décalage entre la réalité objective et les représentations incorporées, qui a caractérisé le premier «âge» de l'émigration, ne se résorbe pas. La force des liens relationnels entre les immigrés ravive sans cesse la mémoire du pays d'origine, creusant la contradiction entre l'installation de fait des familles en France et l'illusion partagée que l'émigration est passagère 37 .
Par définition, les parents des enquêtées qui se sont établis en France et continuent d'y vivre pour la plupart, sont des migrants du deuxième et du troisième «âges». Grâce aux informations communiquées par les enquêtées sur les dates d'émigration des pères et des mères, on a pu construire un tableau en complète concordance avec les variables descriptives retenues par Sayad 38 .
Entre 1947 et 1956, la citoyenneté franco-musulmane attribuée en 1947 aux Algériens leur assurait le droit de circuler librement entre les deux pays. Liberté à double tranchant. Les migrants pouvaient certes aller et venir. Mais les entreprises pouvaient aussi embaucher et débaucher à volonté les travailleurs «coloniaux», puisque leur emploi n'était pas encadré juridiquement par les ordonnances de 1945 et le contrôle de l'ONI, et que des candidats en surnombre affluaient sans cesse 39 . On ne s'étonnera donc pas que le turn-over fût important. Entre 1949 et 1955, les flux étaient presque aussi importants dans un sens que dans l'autre. Les entrées avaient plus que doublé (de 83 000 à 194 000), sans que le solde migratoire annuel ne dépasse jamais 15% du nombre des entrées (le chiffre le plus bas est de 8 000 en 1949, le plus haut de 26 000 en 1954 40 ).
Dix migrants hommes sont arrivés en France pendant cette période, dont un seul était déjà marié. Les autres étaient soit des célibataires venus rejoindre un membre de la famille ou du village, soit des orphelins de 16 ou 17 ans partis à l'aventure, parmi lesquels un garçon de 14 ans passé clandestinement en France en 1943. Tous sont des ruraux, mais les origines régionales sont variées. Aux régions à forte tradition d'émigration (Grande Kabylie, Aurès), s'ajoutent des régions d'émigration plus récente (hautes plaines) ou sporadique (frontière tunisienne, environs de villes côtières) 41 .
Comme on sait, la guerre qui avait commencé en 1954 s'est radicalisée notamment après la visite désastreuse de Guy Mollet à Alger, le 6 février 1956. L'accroissement sensible des retours en Algérie comparativement à ceux de l'année précédente à la même époque incita le gouvernement français à freiner le mouvement. Au mois de mars entrait en vigueur un décret restreignant les déplacements. Dorénavant les trajets dans le sens France-Algérie étaient subordonnés à des autorisations préfectorales (jamais données), tandis que les trajets Algérie-France restaient libres. La conjoncture — risque d'une longue séparation et multiplication des opérations menées par les militaires en Algérie — a précipité les regroupements conjugaux en France. Dans la période qui s'ouvre, on constate la stagnation de l'émigration masculine et l'accroissement de l'émigration féminine 42 . Les données de l'enquête concordent avec les données d'ensemble. Entre 1957 et 1960, seulement deux hommes sont arrivés — un homme marié originaire d'une ville du Sud et un jeune homme qui avait accompli une partie de son service militaire en France où sa famille avait émigré et qui est resté — mais c'est pendant cette période que les dix migrants de la période précédente font leurs débuts dans la vie conjugale. La plupart font venir leur(s) femme(s) et leurs enfants déjà nés, trois se marient en France.
La circulation est à nouveau libre dans les deux sens à partir de 1963. Elle est garantie aux ressortissants des deux pays par une clause du traité d'Evian, qui sera renégociée en 1968. C'est le début du troisième «âge» de l'émigration. Les retours en Algérie sont massifs, les arrivées en France aussi. Plus de 200 000 personnes de toutes origines géographiques et sociales émigrent chaque année. Dans la population de l'enquête, on compte l'arrivée de trois hommes, un marié et deux célibataires ainsi que de trois femmes, une mariée et deux célibataires, ayant tous des attaches en France, ainsi que de quatre couples avec enfant(s), d'origine urbaine. Contrairement à ce qui se passait aux «âges» précédents de l'émigration, l'hétérogénéité sociale et culturelle des migrants est d'emblée perceptible. Aux paysans prolétarisés émigrant sous la pression des nécessités économiques s'ajoutent des personnes d'autres milieux émigrant pour des motifs divers. Tandis que les ruraux n'ont pas été exposés aux influences culturelles françaises, certains des urbains ont assis ou consolidé leur position grâce à leur connaissance de la langue et/ou la fréquentation de l'école française. Ainsi, parmi les migrantes quatre ne parlent pas français à leur arrivée tandis que six, dont quatre ont été scolarisées, s'en servent comme d'une langue usuelle.
On prendra d'abord pour objet d'étude la population masculine qui n'avait vraisemblablement pas été exposée aux influences directes de la colonisation avant l'émigration, celle des dix ruraux qui ont émigré dans les conditions de deuxième «âge» entre 1947 et 1960. On analysera d'abord les différenciations internes corrélées aux conditions d'émigration et aux emplois occupés, on terminera sur un moment clé de leurs parcours de vie, les débuts de la vie conjugale en France. Aux premières différenciations repérées s'ajoutent alors celle des choix pratiques de logement.
A. Sayad, "Les trois «âges» de l'émigration algérienne en France", ARSS n°15, juin 1977, pp. 59-79.
Les tableaux qu'on trouvera en annexe, de la page 13 à la page 20, résument les conditions d'émigration, les orientations professionnelles et les parcours résidentiels, à la génération des parents des enquêtées (n=35).
"Ainsi, au début des années 1950, le chef d'embauche d'une grande entreprise de Travaux Publics déclarait: « Sur ce chantier du département qui utilise 300 Algériens toute l'année, il faut en embaucher 800 pour en garder 300. On embauche sur la tête; plus de 50% passent et restent quelques jours sur le chantier; on les renvoie parce qu'on ne peut pas les utiliser ou bien ils partent d'eux-mêmes. Quand un grand chantier s'ouvre (construction de cités, d'usines ou de barrages), trois sont embauchés : au bout de quelques jours, des centaines se présentent, venant directement d'Algérie. Ceux que l'on a embauchés ont écrit à leur famille : leurs membres rappliquent. »". Citation empruntée à A. Michel, Les travailleurs algériens en France, ed. CNRS, Paris, 1956, p. 56.
Les chiffres concernant les flux migratoires sont arrondis. Ils sont calculés à partir de ceux indiqués dans l'ouvrage de A. Gillette et A. Sayad, L'immigration algérienne en France, ed. entente, Paris, 1984, pp. 257-258.
Sur les origines géographiques de l'émigration algérienne, A. Michel (1956), pp. 171-173.
Il ne fait pas de doute que le nombre des femmes a augmenté considérablement entre 1954 et 1962. Le recensement de 1954 dénombrait 9 680 femmes "musulmanes originaires d'Algérie" établies en France, celui de 1962 dénombre, uniquement dans le département du Rhône, 5 688 femmes pour 26 571 hommes.