1.1.2 les deux modèles d'existence sociale masculine

Reconstituons la genèse d'un processus au cours duquel le modèle d'existence masculine s'est scindé en deux modèles différentiels. Dans le type de formation sociale où ont grandi les migrants originaires des régions montagneuses de l'Est algérien, la reconduction des équilibrages sociaux d'une génération à l'autre se fait entièrement par imprégnation 43 . Les jeunes sont plongés dans un bain culturel qui leur fait incorporer, sans le détour de médiations institutionnelles, un répertoire fini de postures corporelles et langagières corrélées au sexe et au rang d'âge, et adaptées à des contextes situationnels ritualisés 44 . La cohérence du système normatif générant les conduites renvoie à celle d'un ordre humain modelé sur l'ordre cosmique. Cette unité rassurante se brise dans les conditions de l'immigration. Il est plausible que des répertoires tendent à se reconstituer en suivant les lignes de brisure, recomposant chacun une cohérence partielle homologue à celle de l'ordre ancien.

Les analyses de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans Le déracinement rendent intelligible le fait social total qu'est la condition paysanne algérienne. L'enquête, qui porte sur des populations rurales regroupées dans plusieurs des centres construits de toutes pièces par l'armée française entre 1957 et 1961, saisit la société paysanne dans un contexte de crise aiguë. Sa désagrégation, accélérée par «l'interventionnisme colonial», met au jour ses ressorts structurels. Dans la société traditionnelle, la dignité et la condition de paysan ne font qu'un. Les apprentissages du jeune homme, par exemple l'apprentissage de berger, se font au sein d'un groupe de jeunes ou d'hommes d'âges mêlés. Ils développent ses facultés personnelles en le familiarisant avec tous les savoir-être et les savoir-faire collectivement valorisés. L'adolescent devient un homme en accomplissant les rites de la vie paysanne collective dont l'un des plus marquants est celui des labours d'automne, et non de façon automatique en devenant mari et père. Le paysan accompli sait se conduire en maître de la terre qui lui fait face, la posture de l'homme d'honneur étant la même à l'égard de la terre et à l'égard d'autrui. Le corollaire de la ritualisation de la vie paysanne est que le travail n'est pas valorisé en tant que tel. S'il revient à l'agriculteur de «visiter» ses terres en personne, rien ne l'oblige à exécuter lui-même les travaux, pourvu qu'il dispose de main d'œuvre pour les faire à sa place. Et la fonction de chef de famille est exercée par des anciens, bien que l'âge ait amoindri leur force de travail, parce qu'ils n'ont pas à travailler mais à diriger 45 .

La sacralisation de l'ensemble constitué par l'espace-temps et par les occupations qui s'y déroulent fabrique l'harmonie du monde, laissant dans l'ombre l'inégale répartition, entre les paysans, des chances de se décharger des travaux et des chances de devenir chef de famille. Elle masque le rapport entre le travail et son produit. Elle masque les rapports de domination. Mais elle donne le sentiment immédiat que la vie humaine est pleine de sens. La fracture corrélée au contexte de l'émigration se fait selon la ligne tracée en pointillé, dans la société paysanne, par la différence effective de place et de fonction entre, d'une part les membres de la communauté familiale, d'autre part le chef de cette communauté. Dans l'immigration, deux configurations s'autonomisent. Toutes deux confèrent le sens de la vie masculine à la place que l'homme occupe dans la famille, mais l'une l'identifie à ses obligations économiques et l'autre à ses obligations politiques.

On peut les figer en deux modèles à valeur idéaltypique :

— L'un des modèles correspond à la place masculine de pourvoyeur en ressources. Dans un premier temps, l'émigration en célibataire a dissocié l'espace domestique et l'espace d'approvisionnement, primitivement en interrelation 46 . Le mariage, conclu comme une alliance entre deux branches d'un même grand groupe familial et/ou de voisinage, et célébré lors d'un des séjours au pays de l'émigré, a confirmé la dissociation — la jeune femme résidant dans sa nouvelle famille et le mari dans l'émigration — sans aucunement remanier les obligations masculines. Qu'il soit célibataire ou marié, l'homme apporte sa contribution à l'entretien du groupe familial par l'envoi régulier de la rémunération de son travail. Le second temps, ouvert par l'émigration de la femme et des enfants, rapproche à nouveau l'espace domestique et l'espace d'approvisionnement. S'esquisse alors un premier changement : le destin de l'unité conjugale autonomisée tend à prendre le pas sur celui du groupe familial dans son entier. Mais le sens de l'activité professionnelle exercée reste en continuité avec le sens antérieur, qui prolonge lui-même le sens donné par les émigrés du premier «âge» à chacun de leur séjour. C'est une mission au service de la famille. Subjectivement, l'immigration peut être vécue comme un temps d'accumulation des «provisions», auquel mettra fin le retour de toute la maisonnée au pays et la métamorphose du migrant en chef de famille respecté. Objectivement, la fonction de pourvoyeur se reconduit certes, mais la mission temporaire se durcit en fonction permanente. Le rapport au coup par coup à des activités rémunérées se mue en rapport régulier au travail professionnel. On voit pointer l'une des formes possibles de passage de l'émigration à l'immigration. Les conjoints continuent à se référer au contexte de la famille indivise — à la communauté familiale — mais l'autonomisation de la sphère du travail s'associe à l'autonomisation de fait d'une famille nucléaire conjugale.

— L'autre modèle correspond à la place masculine de chef de famille, dirigeant un groupe indivis embryonnaire. Son actualisation implique des conditions d'émigration qui ont permis l'émancipation du garçon par rapport aux régulations communautaires, antérieurement à la cohabitation conjugale. Ces conditions sont de deux sortes et peuvent se combiner. Ou bien le garçon a été marié lors d'un séjour au pays, mais il a vécu en célibataire pendant une dizaine d'années, sans contacts autres qu'épisodiques avec sa famille, quand commence la cohabitation conjugale. Ou bien c'est un orphelin, parti tout jeune à l'aventure. Dans la plupart des cas, l'émancipation se trouve objectivée par les caractéristiques atypiques du mariage (ou du second mariage) de l'immigré. Tantôt il est organisé par l'intéressé lui-même et non par sa famille, tantôt il se conclut en France avec une orpheline ou une divorcée arrivée en France dans les bagages d'un parent, et originaire d'une autre région du Maghreb et d'un autre groupe familial d'appartenance que le conjoint. Le rôle de chef de famille — mainmise sur l'argent, exercice personnel de l'autorité — conduit ceux qui le jouent à transgresser la stricte division identifiant le domaine masculin à l'espace public et le domaine féminin à l'espace domestique. Ils participent activement à la vie domestique familiale quand il s'agit de faire les achats ou de régler le rythme de la vie quotidienne, éventuellement de suivre l'éducation scolaire et non scolaire des enfants. La précarité de l'équilibrage ne tient pas tant à ce brouillage des frontières séparant les sexes qu'à la tension entre la place dans le travail et la place dans la famille : la discipline salariale et la place subordonnée occupée dans les hiérarchies professionnelles risquent d'être perçues subjectivement comme un déni permanent de la liberté 47 paysanne et de la légitimité de chef de famille. Sa stabilisation passe par l'entraînement individuel à une gymnastique permettant d'assumer des rôles distincts voire contradictoires, corrélés chacun à une sphère autonomisée de l'existence, le rôle de travailleur dans la sphère professionnelle et celui de chef de ménage dans la sphère familiale.

On a élaboré les deux modèles à partir des informations et commentaires des filles sur les itinéraires empiriques de leurs pères et sur leurs contextes. Il s'agit maintenant d'en visibiliser les différentes dimensions en explorant les conditionnements des existences masculines.

Notes
43.

La plupart des ruraux sont originaires de ces régions enclavées restées longtemps à l'écart des bouleversements de la colonisation. On peut définir la société paysanne d'où ils sont issus à l'aide du concept de «sociabilité primaire » ou de « socialité primaire », qu'on emprunte à Robert Castel. " Une société sans social serait entièrement régie par les régulations de la sociabilité primaire. J'entends par là les systèmes de règles liant directement les membres d'un groupe sur la base de leur appartenance familiale, de voisinage, de travail, et tissant des réseaux d'interdépendances sans la médiation d'institutions spécifiques. Il s'agit d'abord de sociétés de permanence au sein desquelles l'individu, encastré dès sa naissance dans un réseau serré de contraintes, reproduit pour l'essentiel les injonctions de la tradition et de la coutume.", R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, p. 34.

44.

P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, précédé de Trois études d'ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972.

45.

P. Bourdieu, A. Sayad, Le déracinement, Ed de Minuit, Paris, 1964 : "J'ai connu encore l'époque où «des hommes avec leur barbe» menaient le troupeau. Ce n'était pas une petite affaire! Cent cinquante bêtes de bétail à surveiller et à conduire (...). Le soir, il y avait toujours une charge à ramasser, soit qu'une bête menaçât d'être gaspillée et que l'on dût sortir en hâte le poignard pour la sacrifier, soit qu'un chacal ait trompé la vigilance de la meute de chiens et ait blessé une bête, soit qu'une bête ait mis bas et qu'il fallût transporter l'agneau ou le chevreau... Personne ne trouvait à redire de Dada Am... fût encore berger à plus de quarante ans. Et maintenant son petit fils Am..., qui n'a pas dix ans, préfère sucer «la boîte de Nestlé», plutôt que de garder la chèvre.... C'est vrai, il va à l'école.", note p.98. "Il disait qu'il fallait être maître de la terre pour labourer comme il se doit. Les jeunes aussi étaient tenus à l'écart de cette activité; il disait que c'était faire injure à la terre que de lui présenter des hommes qu'on n'oserait présenter à d'autres hommes. C'est celui qui fait face aux hommes qui fait face à la terre. Et pour lui, on était homme lorsqu'on en avait donné les preuves. Ce ne sont ni l'âge, ni le mariage, ni les enfants qui font un homme. Tant qu'il était encore valide, c'était lui qui allait au marché, parce que lui seul pouvait porter la bourse; il se faisait accompagner s'il en éprouvait le besoin.", p.86. "Etre agriculteur, c'est avant tout un état qui ne se mesure ni à la durée de l'occupation ni à son produit. Le fellah qui pouvait se décharger de tout travail sur sa main d'œuvre familiale ou salariée était appelé marthah' (le reposé), ainsi que celui qui vivait de revenus non agricoles.", p. 100. "Là, le chef de famille est naturellement le plus âgé, lors même qu'il n'a pas d'occupation. C'est que son occupation, à ses propres yeux comme aux yeux du groupe, n'est autre chose que la fonction même de chef de famille responsable de chacun et de tous, chargé d'ordonner et d'organiser les travaux, les dépenses, les relations.", p. 76.

46.

"Dans tous les cas, la proximité des terres cultivées est, pour le paysan, la condition de l'exploitation du sol, et cela, indépendamment même de toute considération économique ou technique. Le travail, qui associe la totalité du groupe familial, s'accomplit dans un espace familier. La disposition intérieure de la maison elle-même est le meilleur symbole de la compénétration de la vie domestique et de la vie professionnelle.", P. Bourdieu, A. Sayad, (1964), p. 113. (souligné par moi).

47.

P. Bourdieu, A. Sayad (1964) : "(...) C'est que l'activité agricole qui se laisse assujettir à des rythmes ordonnés de l'extérieur est la négation même de l'agriculture d'autrefois : « Sur mon propre bien, le bien de mon père et de mon grand-père, je suis étranger; dans ma propre maison, je ne peux plus commander, j'ai cessé d'être le maître! » Etre paysan, c'est aussi être maître de sa terre, donc maître de ses rapports avec la terre : c'est être libre de régler les conditions de son activité, d'en définir le moment et l'allure et, entre autres choses, de décider de tous les déplacements, et de leur durée ou de leur itinéraire.", p. 158. On sait que la difficulté récurrente des patrons d'industrie à mater l'insubordination des paysans de toutes origines a contribué à façonner l'ordre industriel.