le tournant de la cohabitation conjugale

On testera la pertinence du découpage «affiliés» versus «émancipés» en comparant successivement l'orientation des préférences professionnelles, le sens donné à la cohabitation conjugale, les choix pratiques de logements.

Les migrants s'orientent vers deux secteurs d'emploi hétérogènes, dont l'un est en concordance avec l'économie de subsistance et l'autre avec l'économie capitaliste industrielle. En outre, les deux secteurs sont constitués chacun de deux activités professionnelles d'inégale dignité. Le discours de plusieurs enquêtées incite à établir entre ces emplois une hiérarchisation qui concorde avec la division entre classes dominantes et classes dominées dans les sociétés précapitalistes : les élites exerçant des fonctions ou des activités non manuelles se distinguent des gens ordinaires qui travaillent de leurs mains 58 . Les «affiliés» s'orientent plutôt vers un travail manuel non qualifié sur les chantiers de BTP (la pelle et la pioche), la promotion consistant à occuper une place assimilable à celle de fonctionnaire. Les «émancipés», vers un travail qualifié dans des conditions semi-artisanales — ou vers l'inactivité. La réussite s'identifie à l'activité indépendante du commerçant.

Or, le secteur de la grande industrie n'offre aux «affiliés» et aux «émancipés» que le travail déqualifié et la quasi-absence de chances de promotion. Les ouvriers de la population sont restés OS, l'un des soudeurs devenant OS3, l'autre on ne sait 59 , le mineur a été embauché comme OS2 dans le secteur tertiaire — la cantine – alors non disjoint du secteur productif d'une grande entreprise industrielle. Dans la population du deuxième «âge», une seule voie de réussite est donc envisageable, différentielle selon qu'il s'agit des affiliés ou des émancipés. L'une, empruntée par trois affiliés, fait accéder à des garanties statutaires assimilables à celles de fonctionnaire territorial 60 , après des emplois plus instables. L'autre consiste à se mettre à son compte, à ouvrir une boutique, en renouvelant l'entreprise individuelle accessible au XIXe siècle aux couches populaires françaises 61 . On a vu dans quelles conditions l'un des cinq émancipés est devenu commerçant. Aucun autre n'y est parvenu.

Dans l'Algérie urbaine de la fin de la colonisation et des débuts de l'Indépendance, c'est-à-dire dans un pays dont l'économie agro-pastorale traditionnelle est ruinée, dont l'activité économique a été orientée par et pour les colons, et dont la scolarisation à l'école française touche une faible proportion d'Algériens, l'ensemble formé par les cinq itinéraires professionnels des migrants du troisième «âge», malgré sa maigreur numérique, met en évidence une recomposition plus complexe que le schéma à deux classes. D'une part, le fossé entre l'élite et le commun se creuse. L'aristocratie militaire et terrienne se reconvertit — dans le commerce de gros comme le père de Leïla ou dans les fonctions administratives au service de l'Etat comme ses oncles maternels —, les paysans prolétarisés affluent dans les grandes villes sans autre perspective que de vivre au jour le jour, comme le père de Dalila. D'autre part, à côté de la voie traditionnelle de promotion par entrée au service de l'Etat — l'engagement dans l'armée (Warda) est une des rares voies accessibles aux non-scolarisés —, une voie nouvelle s'ouvre aux détenteurs de compétences techniques acquises scolairement, celle du salariat. La rareté de ces compétences assure alors aux parents d'Esma, dont l'un occupe un emploi de grutier et l'autre de sténo-dactylo dans une grande ville côtière, un salaire stable et une position homologue à celle de cadre d'entreprise en France. Mais dans la France des années 1960, la dissymétrie des chances de réussite professionnelle accordées aux dispositions des affiliés et des émancipés rend paradoxalement l'existence dans l'émigration plus supportable pour les migrants «affiliés» non individués que pour les migrants «émancipés» individués.

Activités professionnelles et places
ALGERIE années 1950-60  
  paupérisation emplois précaires
emplois non salariés    
  place valorisée 1 fonctionnaire
    2 commerce
     
emplois salariés place valorisée emplois stables
 
FRANCE années 1950-60  
dispositions «affiliés»  
  place ordinaire BTP, mines, manœuvre
secteur antéindustriel    
  place valorisée empl. fonctionnaire
     
  place ordinaire ouvrier
grande industrie    
  place valorisée sect. tertiaire
dispositions «émancipés»  
  place ordinaire conducteur d'engins
secteur antéindustriel    
  place valorisée commerçant
     
grande industrie place ambiguë inactivité

Venons-en aux transformations corrélatives à la cohabitation conjugale, qui se généralise au début des années 1960. Dans la population enquêtée, quand le mariage s'est conclu entre 1950 et 1955, la séparation a duré en moyenne cinq ans, lorsqu'il a lieu à partir de 1962, la vie conjugale a commence dès le mariage.

L'autonomisation de l'unité conjugale parents-enfants met les conjoints à la tête d'une entreprise à la fois économique, sociale et culturelle. Les liens d'interdépendance entre l'activité professionnelle exercée par le chef de famille d'une part, les ressources économiques et le statut social de la petite famille d'autre part, se resserrent. Le passage de la vie en célibataire à la vie conjugale implique donc un remaniement des priorités. Le mouvement à opérer est de sens inverse pour les «affiliés» et pour les «émancipés». En gros, il s'agit pour les uns de réorienter la mobilisation de leur énergie de la grande à la petite famille, pour les autres de la réorienter de leur propre personne à la petite famille. Dans plusieurs cas spécifiés par la variable «affilié», on observe une synchronie approximative entre un changement professionnel et la venue de la femme et des enfants. Il est vraisemblable que la profession est évaluée non seulement comme source de revenus mais comme place, comme «statut».

La notion de «statut» peut être appréhendée par les intéressés à travers des schèmes concordant soit avec la structure de la société d'origine, soit avec celle de la société d'accueil. D'un côté, elle est mise en rapport avec la réputation dans le cercle de l'interconnaissance, de l'autre avec la totalisation des droits acquis, institutionnellement organisée. Les deux exemples des pères de Nora (fonctionnaire) et de Zina (ouvrier industriel), émigrés respectivement en 1952 et en 1957, suggèrent que cette différenciation est corrélée à la fois au passé en Algérie et au type d'activité professionnelle en France. En faisant venir sa femme et ses trois premiers enfants au moment où il accède au statut de quasi-fonctionnaire, le père de Nora noue ensemble les deux ingrédients de la réussite sociale à venir, une fois refermée la parenthèse de l'émigration : une famille conjugale germe d'une future famille indivise — une famille-communauté — une réussite professionnelle qui force l'admiration d'autrui. On citera intégralement le commentaire de Nora.

‘— "Qu'est-ce qu'il a fait comme travail au début?’ ‘— Au début d'après ce qu'il nous a raconté et d'après les quelques fiches de paie qu'on a plus ou moins retrouvées parce qu'il est à la retraite depuis deux ans et qu'on a dû refaire tout un dossier pour qu'il puisse toucher sa retraite, donc on l'a beaucoup aidé à remonter ce dossier, euh je pense qu'il a travaillé en usine au début, ensuite il a travaillé dans un hôpital, alors les hospices je sais plus quel hôpital sur Lyon enfin bref comme homme d'entretien, donc ça pendant les quatre ou cinq années avant que ma mère arrive. Donc des petits boulots comme ça à droite à gauche et puis en 62 ou 64 il a pu se faire embaucher hein à Vinatier comme blanchisseur, mais bon auxiliaire parce qu'il n'était pas français donc il n'était pas titulaire quoi, et depuis cette année il travaille à l'hôpital de Vinatier. Donc c'est vrai qu'il a pas eu des... ce qu'on peut dire des boulots ingrats quoi, enfin il a commencé par ces petits boulots parce qu'il avait besoin d'argent, mais c'est vrai que très vite il a trouvé un travail quand même valorisant par rapport à d'autres hommes de sa génération qui ont bon trimé jusqu'à présent sur des chantiers ou des boulots difficiles. C'est vrai que pour ça je pense que mon père a quand même eu bon cette opportunité quoi, de trouver un travail pas trop difficile et puis valorisant par rapport à lui sa famille ses enfants".(Nora)’

Quand l'arrivée de la mère a lieu, le père a déjà quitté le secteur de la production pour celui des services. Mais la réussite significative coïncide avec l'appropriation durable d'une place définie territorialement, professionnellement et statutairement. Le champ lexical du travail, dans le discours de Nora, est structuré par une opposition entre précaire et stable : "il a travaillé, des petits boulots, je sais plus quel hôpital, homme d'entretien vs se faire embaucher à Vinatier comme blanchisseur, auxiliaire parce qu'il n'était pas français. Mais ce n'est pas la seule. Une valeur axiologique négative est associée au pénible. On trouve trimer, boulots ingrats, boulots difficiles vs un travail pas trop difficile, valorisant. Autrement dit, le père de Nora a réussi non seulement à augmenter sa sécurité et celle de sa famille, mais à hausser dans un même mouvement sa réputation dans le groupe et la valeur des Arabes. Si dans la compétition implicite entre les émigrés il a fait mieux que les autres, la survivance de l'esprit de corps — «asabiyya»— transmue la performance personnelle en succès collectif 62 .

L'enfance des aînés des enfants, dont Nora, a baigné dans la perspective du retour. Mais ce retour n'a pas été organisé rationnellement. Une planification froide aurait impliqué un système de dispositions incompatible avec la prégnance de l'esprit de corps. Elle aurait impliqué l'aptitude à découper le temps en unités commensurables. Il est vraisemblable que subjectivement le prestige rejaillissant une première fois sur l'émigré, sa famille, ses enfants, ait pris valeur de signe avant-coureur du prestige qui entourerait le retour familial. Travailler au retour consiste alors à renouveler ces signes 63 . On sait que la réputation ne peut se maintenir durablement sans un travail permanent pour l'entretenir 64 . A la limite l'énergie risque de se dépenser dans l'accumulation des signes de grandeur, sans jamais aboutir au but.

L'émigration du père de Zina, originaire d'une bourgade du Sud algérien, peut au contraire se lire comme un lent processus de réaménagement au fil du temps. Il a 26 ans et il est marié quand il fait une première tentative d'émigration, qui tourne court au bout de quelques mois. Il réitère la tentative l'année suivante (1957), entre comme manœuvre dans une petite entreprise de mécanique, s'y fixe, acquiert et exerce un savoir-faire de soudeur. La réorganisation de la vie familiale se fait en trois temps. Premier temps 1957-62, le mari vit dans l'émigration et la femme dans la maison du beau-père; deuxième temps 1963-68, le mari vit dans l'émigration, la seconde femme, fille de petits commerçants épousée après son veuvage vit à proximité de ses beaux-parents, «elle a sa cuisine». Le début du troisième temps, c'est-à-dire de la cohabitation conjugale, coïncide avec une promotion à la catégorie d'OS3.

Dans ce cas, le statut n'est plus identifié à une place spécifiée concrètement, non interchangeable, il l'est implicitement à un titre indiquant abstraitement une position dans les hiérarchies professionnelles. Cette position peut se lire selon deux axes. Comme une des catégories les plus basses par rapport à l'ensemble des PCS, et comme la plus haute dans la hiérarchie des emplois ouvriers non qualifiés. Malgré l'apparente similitude entre une carrière salariée de blanchisseur ou de soudeur, exigeant un même nombre de trimestres de cotisations pour obtenir une retraite à taux plein, elles ont pris subjectivement des sens radicalement différents. La seconde logique porte à exploiter les droits et avantages dont bénéficient les travailleurs plutôt qu'à accumuler du pouvoir symbolique. Et on note en effet que les parents ne parlaient pas aux enfants de retour collectif au pays mais essayaient de leur donner "ce qu'ils n'avaient pas eu". La famille-communauté se méramorphose en famille conjugale — en famille-association.

‘"— Je pense qu'ils ont voulu nous donner ce que eux n'avaient pas eu.’ ‘— C'est à dire?’ ‘— Tout ce qui leur avait manqué. Donc au niveau de la nourriture parce que mon père ne mangeait pas à sa faim; au niveau des vêtements aussi, parce qu'ils n'avaient pas des vêtements comme on avait nous, souvent ils gardaient des vêtements de leur grand-père ou de leur tante décédés, on récupérait les vêtements; peut-être aussi au niveau des jeux. "(Zina)’

Le cas des émancipés est différent. Les impératifs de la vie conjugale leur imposent une difficile gymnastique, parce qu'ils se posent à la fois en pourvoyeurs économiques et en chefs de famille. La première obligation entrave leur liberté de mouvements, la seconde, en contrecarrant les pratiques d'évitement favorisées par la vie séparée des sexes, risque de les entraîner à brutaliser leur femme, brutalités légitimées par la mission masculine d'écraser la «malignité féminine naturelle» 65 . Une différenciation des conduites et des représentations, homologue à celle des rapports au travail professionnel qu'on a relevée chez les pères de Nora et de Zina, se repère dans les rapports conjugaux des «émancipés». Dans un cas de figure, le mari échange plus ou moins vite la posture de «jeune homme» pour celui de chef et représentant de la famille, dans l'autre naît l'amorce d'une pluralité de réglages entre les conjoints selon qu'il s'agit de l'autorité ou des ressources économiques.

On pourrait illustrer la première orientation par l'exemple du père de Malika. Dès son mariage avec la sœur d'un militant FLN mort au combat, mariage qu'il organise lui-même, le militant trentenaire adopte la posture de père de famille, il concentre entre ses mains toutes les responsabilités et tous les pouvoirs. En plus du travail qu'il exerce à l'extérieur, il exerce personnellement l'autorité sur l'ensemble femme-enfants, règle l'usage des ressources économiques et l'emploi du temps familial, suit les scolarités, initie les siens aux loisirs de week-end que permet la voiture. L'équilibrage se défait en deux temps. Tout d'abord, un arrêt de longue maladie, lié aux séquelles d'un emprisonnement à Lyon dû à son activité de militant FLN, le déshabitue du rythme de travail et l'entraîne vers l'alcool; ensuite, il perd son autorité. Blessé par la fugue de sa fille aînée, il se replie en hâte en Algérie avec femme et enfants 66 . La seconde orientation comporte plusieurs variantes. L'équilibrage réalisé par les parents d'Assia est intéressant parce que le champ de compétence du chef de famille y a été redéfini au cours d'un processus de négociation conjugale. Pendant plusieurs années, le nouveau marié devenu père de famille prolonge ses pratiques de célibataire — liberté de mouvements et probablement «dépense démonstrative» —, tandis que la mère subit en silence les frasques de son conjoint et réduit le repas du soir à du café au lait et des tartines.

‘"— Est-ce qu'il est arrivé à votre famille d'être bloquée au niveau financier?’ ‘— "Oui ça nous est arrivé de finir le mois en mangeant le soir du café au lait, le café au lait avec le pain du moins avec la galette, il y avait toujours beaucoup de semoule à la maison donc ma mère elle... On a eu des fins de mois difficiles hein, quand on était tout petits il y avait des fins de mois difficiles. C'était en fait c'était l'époque où mon père il déconnait un petit peu quoi, mais nous on le savait pas. Maintenant on le sait parce que ma mère elle nous en a parlé mais à cette époque-là on voyait rien on savait pas. Dans sa tête il devait être encore un petit peu célibataire il avait sa petite vie, et ça nous on l'a pas ressenti on le savait pas, et puis comme j'ai dit à ma mère : «T'avais qu'à...». Peut-être parce que j'aime trop mon père ou peut-être parce que ma mère elle a fait une connerie d'accepter ça, comme j'ai dit à ma mère il fallait pas l'accepter hein, moi si je me marie avec quelqu'un et puis il me fait ça bon ben je l'accepte pas. Et puis dans l'éducation de ma mère, pour elle c'était une chose qu'il fallait accepter ça faisait partie de la vie. L'homme il est libre et puis il y a une expression arabe que je trouve atroce d'ailleurs c'est : «L'homme il va butiner à droite et à gauche il reviendra toujours dans sa maison, la femme si elle part elle revient pas». " (Assia)’

Un réaménagement de l'organisation familiale qui attribue à la mère la responsabilité du budget met fin à cette première phase. La socialisation des femmes développant chez elles des dispositions à la prévoyance, et la socialisation des hommes des dispositions opposées, il est rationnel. Mais il implique que l'homme renonce à l'une des prérogatives du chef de la famille indivise, la mainmise sur l'argent. Dans le cas empirique, il a été confronté à son incompétence par sa femme.

‘— "Elle a fait l'expérience pour prouver à mon père qu'il était pas capable de gérer un budget. Pendant tant de temps elle a fait des économies elle avait mis de l'argent de côté puis elle lui a dit : «Ce mois c'est toi qui vas gérer le budget», les dix premiers jours sont passés on était à la rue (rire)."(Assia)’

La construction du récit d'Assia doit probablement plus à une logique d'effet impressif qu'à une logique de véridicité 67 , mais l'anecdote à l'intérêt de montrer que des rapports de force se sont peu à peu établis entre les conjoints. Peu importe ici la source de l'équilibrage, question sur laquelle on reviendra, c'est son existence qui est significative. Lorsque la femme ne fait pas office de contrepoids ramenant le mari et père à ses obligations familiales, la minceur des satisfactions offertes par une activité professionnelle routinière risque sans cesse de l'aimanter vers l'oubli de ses obligations économiques, comme il est arrivé au père de Malika.

La dissociation de la dimension économique et de la dimension politique ouvre la possibilité de juxtaposer dans le ménage des arrangements relevant de logiques contradictoires. La dissymétrie des sexes peut fonctionner à plein quand il s'agit de l'exercice de l'autorité, prérogative masculine, et être neutralisée quand il s'agit de coopération économique. Un seul exemple est repérable dans la population, celui du père d'Hacina, futur commerçant. Fraîchement marié, l'employé-élève de l'avocat-homme d'affaires n'hésite pas à faire faire par sa jeune femme le travail pour lequel son patron le payait jusqu'alors, pendant que lui-même débute dans son activité de marchand forain. Contraint de se constituer un capital minimum pour réaliser son projet, il utilise les moyens du bord 68 .

La variété des équilibrages relationnels entre mari et femme est liée au caractère atypique des mariages réalisés en France, vu l'étroitesse du marché matrimonial féminin. Les variations sont corrélées à l'intensité de la pression exercée par le groupe familial et à l'écart entre les ressources socialement valorisables détenues par chacun des conjoints. La prééminence masculine est renforcée par la proximité spatiale de la famille du mari ou tempérée par celle de la famille de la femme. L'équilibrage est plus égalitaire quand la femme est en position de valoriser des ressources différentielles par rapport à celles du mari, comme on a vu dans l'exemple des parents d'Assia. Les deux exemple des parents d'Hayet et de Saba donnent à voir respectivement une reconduction de la dissymétrie traditionnelle, et une mutation instituée par le dialogue. Les deux hommes ont été mariés en France, l'un avec une femme répudiée et l'autre avec une jeune orpheline.

Dans le premier couple, l'inégalité constitutive du masculin et féminin a été exacerbée par la supériorité du volume de ressources du mari. Le «jeune homme» kabyle, à la fois vendeur de légumes et pilier de bar, a été marié à 29 ans à une femme non kabyle, répudiée, et plus âgée que lui. Non seulement le mari était «lettré» et sa femme ne l'était pas, mais le mépris à l'égard de la belle-fille, exprimé par le père du jeune homme chaque fois qu'il en avait l'occasion, alimentait le mépris du mari à l'égard de sa femme. Devenu père de famille, il s'est fait à la discipline du travail ouvrier et a cessé de boire au cours du temps, mais la distance entre mari et femme s'est perpétuée 69 .

Dans le second cas, l'homme d'origine rurale épousé à 26 ans une orpheline d'origine urbaine de 18 ans, qui avait été scolarisée. Le mari avait une expérience qui manquait à la femme, la femme avait des ressources précieuses qui faisaient défaut au mari. La clôture domestique a favorisé un apprentissage qui aurait pris valeur d'inversion des rôles s'il avait été officialisé. Dans les limites de l'espace domestique, il a installé une proximité de fait entre un garçon et une fille 70 , et a permis une initiation réciproque aux échanges verbaux interindividuels.

‘" — Ma mère a été à l'école elle a appris à lire à écrire en français là-bas, et elle parle bien sans accent, bien. Mon père lui bon il a appris parce qu'il a vécu en Algérie française mais il n'a pas été à l'école il n'a pas été scolarisé... il a maîtrisé quelques mots là-bas et puis quand il est arrivé ici, il parlait pas bien parce qu'il a eu un petit peu de problèmes à l'armée pour être compris, et après c'est ma mère... quand ils se sont mariés, au début de leur mariage ma mère a fait l'institutrice, et puis elle lui a appris à parler et à écrire." (Saba)’ ‘" — Est-ce que tu souhaiterais que les rapports entre toi et ton mari soient du même ordre que ceux entre ton père et ta mère?’ ‘— Ma mère a une phrase très jolie aujourd'hui, elle dit qu'elle est redevable à mon père parce que c'est mon père qui l'a élevée elle dit ça. Elle dit “J'ai passé plus de temps avec lui qu'avec mes parents” dans le sens où la seule personne qu'elle connaisse à fond, mis à part ses enfants bien sûr, sur terre c'est son mari. Et le fait... moi je trouve ça je trouve ça... avec les temps qu'on vit aujourd'hui je trouve ça vraiment génial d'arriver à former un couple sur trente ans avec la même personne, d'avoir des enfants en commun d'avoir une vie en commun. Mon père ce qu'il a c'est que bon... je regardais autour de nous quand on était enfants, je voyais des pères buveurs qui rentraient à la maison qui créaient un climat pas possible, et mon père ne boit pas, ne fume pas ne joue pas, et là j'ai vu que ça posait énormément de problèmes dans les familles nous entourant. Et du fait que ma mère n'ait pas eu à vivre ça... il y a aussi une chose c'est que mon père ne frappait pas ma mère (...)... donc oui effectivement j'aimerais bien avoir... si un jour je me marie bien sûr, si j'étais sûre de former un couple tel que celui de mes parents, ah! je serais contente." (Saba)’
Notes
58.

"Pour rendre les clivages sociaux, les Arabes utilisent deux termes antithétiques, « al Khassa wal 'amma», c'est-à-dire l'élite et le commun. Le second terme a une connotation péjorative dans les classes supérieures qui considèrent le commun avec hauteur et mépris.", M. Harbi, L'Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Arcantère, Paris, 1993, p. 49.

59.

Sur l'accès des Algériens à la formation de soudeur cf. A. Michel (1956), p. 39 : "L'intérêt porté par le patronat à cette formation existe en raison des difficultés de recruter des soudeurs, ainsi que le reconnaît l'usine Chausson : « Les OS (algériens) que nous embauchons directement sont généralement destinés à nos ateliers de presse. (...) Nous avons essayé, en raison des difficultés de recrutement, d'essayer la formation, comme soudeurs, de certains éléments Nord-Africains». « Les raisons de cette désaffection par la main d'œuvre européenne sont bien connues : les postes de soudeurs sont dangereux, malsains et durs. Des auteurs ont établi l'existence de relations causales entre le soudage à l'arc et la naissance des ulcères stomacaux ou de gastrites»". (la seconde citation est extraite des Archives de maladies professionnelles de la médecine du travail et de la Sécurité Sociale, n° 6, 1952)

60.

Après l'Indépendance de l'Algérie, les travailleurs de nationalité algérienne n'ont plus accès au statut de fonctionnaire, réservé aux ressortissants de nationalité française.

61.

Malika dit à propos de son père : "Je me rappelle quand on discutait des projets qu'il faisait, il se ramenait toujours vers des jobs où il serait son propre chef, genre avoir un drugstore ou avoir un genre de... comment ça s'appelle les gens qui vendent des pizzas des frites des choses comme ça, pour être quand même autonome."

62.

L'opération raterait si les succès d'une famille faisait des jaloux. Il faut donc savoir tenir sa langue. Par exemple, on ne parle pas des succès scolaires des enfants, dit Nora : "En fait ils évitaient [de dire du bien des enfants] parce que c'est pas bien de parler des enfants. Je pense que c'est d'un ordre de... enfin dans la superstition parce que... bon si on met trop en valeur ses enfants la personne à qui on s'adresse risque de nous envier et ça risque de porter malheur, donc ils en parlaient pas". Cf. la description par Malika Gouirir de la cité patronale, du "douar" où vivaient en France des Marocains d'origine rurale de la même génération que les parents d'enquêtées. "La règle partagée était de ne rien dire sur soi et sur son groupe de parenté tout en essayant d'en savoir plus sur les autres, bref de tenter, dans cet univers d'interconnaissance en partie clos sur lui-même, de laisser le moins possible prise aux autres et au contraire d'accroître son propre pouvoir au sein du groupe. Parler de soi ou des siens (en bien comme en mal) était considéré comme un risque pesant sur l'avenir (...). Mères et filles affirmaient craindre el ayn (le mauvais œil). Selon elles, la jalousie serait le principal «moteur caché» des relations sociales.", "L'obervatrice, indigène ou invitée? Enquêter dans un univers familier", Genèses 32, sept. 1998, p. 114.

63.

A titre exploratoire, on a recensé dans le cadre du DEA les occurences des expressions contenant le mot "temps" dans un corpus comprenant sept des entretiens. Entre autres écarts, on relève dans les entretiens de Saïda et de Firouz (PCS du père ouvrier-fonctionnaire comme dans le cas de Nora), respectivement 63 et 44 occurences de tout le temps contre 2 de beaucoup de temps, un peu de temps etc; dans ceux de Warda et de Thérèse (PCS du père ouvrier d'industrie) au contraire, 6 et 0 occurences de tout le temps contre 18 et 43 de beaucoup de temps, un peu de temps etc. Réglage à un pôle par la ritualisation du rythme, découpage de la durée en unités homogènes, quantifiables et comparables entre elles de l'autre.

64.

P. Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1980, ch. 8, Les modes de domination, notamment pp. 220-231.

65.

Sur l'hétérogénéité et la dissymétrie du masculin et du féminin, cf. P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, précédé de Trois études d'ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972. Les oppositions font système. Par exemple, "opposition entre la femme, chargée de puissances maléfiques et impures, destructrices et redoutables, et l'homme, investi de vertus bénéfiques, fécondantes et protectrices; opposition entre la magie, affaire exclusive des femmes, dissimulée aux hommes, et la religion, essentiellement masculine; opposition entre la sexualité féminine, coupable et honteuse, et la virilité, symbole de force et de prestige",p. 35-36. Sur la valeur anthropologique de ces constructions, cf. F. Héritier, "La valence différentielle des sexes au fondement de la société?", Masculin / Féminin, la pensée de la différence, Paris, Editions Odile Jacob, 1996. "Support majeur des systèmes idéologiques, le rapport identique/différent est à la base des systèmes qui opposent deux à deux des valeurs abstraites ou concrètes (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, inférieur/supérieur, clair/sombre etc.), valeurs contrastées que l'on retrouve dans les grilles de classement du masculin et du féminin. Le discours aristotélicien oppose le masculin et le féminin comme respectivement chaud et froid, animé et inerte, souffle et matière. Mais si nous prenons des exemples plus récents, les discours médicaux des médecins hygiénistes des XVIIIe et XIXe siècles, ou également le discours médical contemporain, nous pouvons montrer la permanence, formulée ou implicite, de ces systèmes catégoriels d'opposition.", p. 20.

66.

Plusieurs des enfants lui échappent en Algérie et reviennent en France.

67.

C'est la logique des textes comportant un «pacte référentiel». " Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une «réalité» extérieure au texte, et donc se soumettre à l'épreuve de vérification. (...) Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appellerais "un pacte référentiel", implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend. (...) La formule [du pacte référentiel, dans le cas de l'autobiographie] serait non plus "Je soussigné", mais "Je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité"., Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, Paris,1975, p.36.

68.

Le mari est dans une situation homologue à celle des boutiquiers du XIXe siècle issu des couches populaires, au moment où il tentent l'aventure. "Au milieu du XIXe siècle, les boutiquiers parisiens sont des individualistes. Ici encore, il faut préciser : la genèse d'une position sociale est une aventure personnelle où l'on investit au départ le peu de bien que l'on a. Le boutiquier devra compter sur ses relations pour se procurer les capitaux qui lui manquent. (...) En 1840, dans le Loir-et-cher, 23% des conscrits sont illettrés; à Paris, l'absence d'instruction élémentaire chez les boutiquiers et surtout leur goût pour l'instruction est analysé par Adeline Daumard. Nombreux sont les petits commerçants directement issus des couches populaires", C. Baudelot, C.Establet, J.Malemort, La petite bourgeoisie en France, François Maspero, Paris, 1974, pp. 23-24.

69.

Quelques années après le début de sa retraite, l'homme est retourné en Algérie, a fait un nouveau mariage et procréé un enfant, tandis que la femme est restée dans la région lyonnaise où résidaient quatre de ses enfants.

70.

Des situations homologues s'observent dans d'autres contextes historiques. Sur les marges dans lesquelles peuvent s'inventer de nouvelles relations entre hommes et femmes, dans le Paris du XVIIIe siècle, bien que les inégalités juridiques restent opérantes, cf. A Farge, "Proximités pensables et inégalités flagrantes, Paris, XVIII° siècle", in C. Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence et des femmes, Albin Michel, Paris, 1997. "(...) Ici, on le verra, on est en présence d'un monde mouvant et mobile où, à l'intérieur d'une norme connue et transcrite culturellement (discours du droit, de la philosophie, de la littérature populaire, de la Bibliothèque Bleue, de la médecine), des déplacements et des écarts s'esquissent par rapport à elle, organisant des moments de réalité, où le sujet féminin se constitue entre une forme d'identité empruntée au masculin et une conformité aux rôles dits traditionnels.", p. 74.