le logement

Se loger a été une question épineuse. Les migrants sont arrivés en France en pleine crise du logement, résultat conjugué de l'orientation prioritaire de l'activité des BTP vers les grands travaux et la reconstruction pendant les années 1950, de la croissance démographique, de la politique d'immigration et de l'afflux des campagnes vers les villes d'une population active croissante. L'objectif de produire 350 000 logements par an, fixé par le gouvernement Mendès France en 1954, ne s'est pas réalisé immédiatement. C'est seulement en 1959 que 300 000 logements ont construits dans l'année 71 . Dans ce contexte de pénurie, de petits entrepreneurs capitalistes pouvaient monter des affaires lucratives en mettant à profit la politique de subventions publiques à la construction. Tels les frères Simon construisant à Villeurbanne une cité et y logeant une clientèle en partie désarmée devant leurs exigences, les immigrés algériens. On résumera la première phase du processus 72 .

En obtenant en 1959 le permis de construire, sur la friche industrielle dont ils étaient propriétaires, 336 logécos soit 6 barres de 8 étages avec un financement avantageux par prêts HLM, les frères Simon ont réalisé, dans des conditions nouvelles, une opération immobilière qu'on pourrait comparer au lotissement par les Hospices Civils de Lyon de la friche agricole qu'ils possédaient à Villeurbanne, à la fin du XIXe siècle 73 . Alors, la stipulation par les propriétaires du sol de clauses juridiques qui excluaient de fait la construction d'immeubles de rapport bourgeois avait favorisé la naissance d'un quartier populaire, le Tonkin. L'homogénéité des conditions de vie et de travail des arrivants, artisans, ouvriers et petits commerçants construisant des cabanes avec jardin sur des parcelles de faible superficie, allait de pair avec la concentration de toutes les pratiques sociales des habitants dans les limites du quartier. Au milieu du XXe siècle, dans le nouveau contexte de disjonction entre espaces professionnels et espaces résidentiels, loin de devenir un quartier où les pratiques collectives produisent l'interconnaissance entre habitants d'origines diverses — dans le Tonkin de 1914, la population majoritairement ouvrière comptait 38% de migrants dont 22% d'Italiens —, la cité Simon, connue sous le nom de quartier Olivier de Serres, s'est peu à peu configurée en grand ensemble clos, regroupant des migrants d'origine algérienne exclusivement. Les logements construits par les frères Simon étaient destinés principalement aux «rapatriés d'Algérie» qui commençaient à affluer. Les premiers locataires sont entrés dans la cité en 1960. En 1963, l'annonce d'une augmentation des loyers, par les constructeurs qui géraient eux-mêmes leur entreprise, les a fait fuir. A partir de 1965, ils ont été remplacés par des locataires maghrébins (entre 95% et 99%), pour la plupart algériens. Malgré le prix élevé des loyers et des charges, malgré le manque d'entretien des locaux et des abords et la surdité des propriétaires aux démarches officielles faites à plusieurs reprises par les locataires, de nouvelles familles sont arrivée jusqu'en 1970, date à laquelle la Préfecture du Rhône a interdit toute installation nouvelle.

Dès qu'ils avaient pu, les parents des enquêtées avaient quitté les bicoques, cabanes et greniers qu'ils occupaient. Les logements de fortune fournis par les patrons réaménageaient pourtant des relations sociales homologues aux relations traditionnelles, des rapports de dépendance domestique qui euphémisent l'inégalité des positions de vendeur et d'acheteur de force de travail et qui peuvent être vécus par les migrants comme des liens d'obligations unissant un protecteur et un protégé, bien qu'a posteriori ils révoltent la génération suivante.

‘— " Messaoud me disait que eux quand ils sont arrivés en France, ils sont arrivés en 63 toute la famille, le père en 62 et toute la famille en 63, ils vivaient dans un tout petit appartement au-dessus de la vinaigrerie où travaillait son père, et le patron, puisqu'il était dans l'appartement de fonction alors il le payait encore moins bien que moins bien si je puis dire, et il passait deux fois par semaine. Il était comme un pacha là-haut quoi on le servait on le gardait à manger etc. Bon et puis c'était c'était : “Merci mon maître” quoi, et ça a duré des années". (Dalila)’

Seules deux familles ont prolongé leur séjour dans des logements vétustes habités uniquement par des familles d'origine algérienne, bien que le regroupement en petites communautés puisse paraître rassurant parce qu'il annule les risques de frictions auxquels exposent les contacts avec des étrangers. La famille d'Aïcha a habité de 1960 à 1971 dans le quartier industriel de la Soie à Décines, celle de Nacera et d'Amel a habité de 1968 à 1975, à trois kms du village de St Didier-au-Mt-D'Or, un hameau abandonné dont les maisons avaient été retapées avec financement du 1% patronal et attribuées à des familles maghrébines. Il est vraisemblable que la politique ségrégative des municipalités bourgeoises de l'Ouest lyonnais s'accordait avec les habitudes prises par le père de Nacera et d'Amel, émigré en France depuis 1947. Mais aux yeux des autres résidents, elle constituait les maghrébins en groupe distinctif placé au plus bas des hiérarchies sociales. Un des rares souvenirs conservés par Amel de son enfance indique qu'un enfant au moins de St Didier identifiait la distance spatiale entre le lieu de résidence des villageois et celui des Maghrébins à la distance sociale entre des gens «normaux» et des «pauvres».

‘— "Quand on allait à l'école quoi je veux dire on prenait le bus, on était toute une ribambelle de gamins quoi et souvent... en général c'était fin d'après-midi il y avait un garçon quoi, lui il était dans sa maison et puis nous on était sur le trottoir, et puis il nous lançait des pièces quoi il nous donnait des sous. Ça je m'en souviens un peu quoi".(Amel).’

Dans les autres cas, la co-présence dans la même unité d'habitation de résidents d'origines diverses a résulté, soit d'une politique délibérée d'attribution de logements sociaux, soit de la logique de marché. L'orientation des migrants vers le logement social ou vers le secteur locatif privé, recoupe le clivage «affiliés» vs «émancipés-chefs de famille», qu'on peut exemplifier par les logements respectifs de la famille de Nora (affilié-fonctionnaire) dans une cité de transit, et de la famille d'Assia (chef de famille-chauffeur) dans un immeuble du parc privé. Mais les deux familles ont en commun d'avoir préféré le cadre alors rural de la commune de Vaulx-en-Velin au cadre semi-urbain de la cité Simon où elles ont résidé un an (1961-62) et deux ans (1965-67). La campagne entourant les deux domiciles était le terrain de jeux des enfants.

‘— "On habitait dans des maisons donc les jeux ça se passait dans le champ. Le champ c'était le repaire, un terrain où il y avait de la pelouse où on se retrouvait, on jouait à la maîtresse." (Nora)’ ‘— "Donc il y avait trois bâtiments un truc de garages une digue, sous la digue il y avait un grand jardin, des vaches à côté, c'était vraiment le vieux Vaulx hein on allait voler des maïs." (Assia)’

La première famille, qui n'a jamais voulu quitter la cité de transit pour un immeuble HLM et l'habitait encore trente ans plus tard, l'a appréciée parce qu'en dépit de l'origine variée des résidents la configuration spatiale recréait une sorte de communauté villageoise, comme le quartier du Tonkin de l'entre-deux-guerres; la seconde est devenue locataire d'un logement du secteur privé, un logement libre, non fourni par le patron — à la différence de la première maison rurale avec eau dans la cour — qui permettait au père d'établir avec le patron des rapports d'égalité au lieu d'être pris dans des relations inégalitaires de protégé à protecteur.

‘— "On vivait plus ça [l'Aïd] comme une une fête un petit peu du quartier que une fête religieuse pour les musulmans; alors ça se passait en fait à l'extérieur, on était tout fiers d'emmener nos gâteaux chez la voisine, de recevoir de l'argent par les voisins, les cousins. Donc on... le matin donc ma mère se lève très tôt fait la galette, les gâteaux sont déjà prêts, et quand on se lève elle nous habille et puis on va distribuer donc s'il y a dix familles sur le quartier, bon pas que les musulmans puisqu'on distribuait aussi aux voisins français, donc on part avec nos assiettes emmener les gâteaux que ma mère a faits, et puis bon souvent on nous rend quelque chose en échange " (Nora)’ ‘— "Je me rappelle je voyais le patron frapper à la porte en disant à mon père qu'il revienne travailler et tout hein, parce qu'il a travaillé une époque, les patrons c'étaient deux frères, donc il y en a un qui lui disait de faire une chose, l'autre qui lui disait de faire une chose, mon père il partait en disant : "Quand vous vous mettrez d' accord... " et puis il partait il rentrait à la maison. Mais comme la loi de l'offre et de la demande était complètement différente donc c'est vrai que les patrons venaient frapper aux portes, tandis que là maintenant, là évidemment on nous impose un salaire."(Assia)’

Des rapports comme ceux du père d'Assia et de son patron impliquent une division du travail peu poussée, comme c'était le cas dans de multiples petites entreprises semi-artisanales de textile, de petite mécanique ou de BTP du Rhône 74 . Le père de Malika habitait lui aussi dans la même commune un immeuble à la construction «aidée», et invitait son patron à partager son repas, comme un chef de famille en invite un autre.

‘— "On recevait des amis à mon père, surtout les dernières années étant donné qu'il travaillait pas. Il recevait le patron qu'il avait des Etablissements S. je crois que c'était à son nom d'ailleurs il devait s'appeler Monsieur S., il est venu le voir pendant plusieurs années, et puis voilà des collègues." (Malika)’

Au-delà des différences, une parenté rapproche ces familles. A travers leur mode de logement, on entrevoit le primat que conservent les relations de personne à personne comme mode de structuration de l'existence sociale. Le confort du logement n'est nullement négligé mais il n'est pas constitué en dimension autonome. Au contraire, chez un émancipé comme le père d'Hacina qui a appris à orienter sa conduite à partir de l'objectif de devenir commerçant, ou chez les migrants employés dans la grande industrie, la dimension pratique s'autonomise. Le père de Faïza ne loue pas une maison au Tonkin parce que c'est «un quartier chaleureux» ou «un village très vivant» 75 — la conjoncture de l'entre-deux-guerres est morte —, mais parce que l'autonomie du petit territoire domestique met la famille à l'abri de la promiscuité. Les parents de Fadila quittent sans hésitation la cité Simon après quatre ans de séjour, pour habiter en 1968 un immeuble HLM neuf de Meyzieu, sans se préoccuper de leurs futurs voisins. C'est du moins vraisemblable.

Bref, la différenciation des modes logement montre les limites de validité de l'axe structuré par l'opposition «affiliés» /«chefs de famille». Dans la population du deuxième «âge», elle est pleinement valide pour catégoriser des familles dont les conditions de logement et de travail concordent avec la reconduction de l'ethos ancien. Elle s'affaiblit dans une population que l'exposition longue à la logique organisationnelle du salariat industriel amène amène à découper l'existence en plusieurs secteurs et à faire coexister des pratiques relevant de systèmes de régulation hétérogènes.

Notes
71.

J.P. Flamand, Loger le peuple, essai sur l'histoire du logement social, La Découverte, Paris, 1989, p. 251.

72.

Les informations factuelles sont empruntées à A. Schwartz, A. Sauzay, Olivier de Serres ou la médina brumeuse, Centre social de Cusset, Villeurbanne, 1997.

73.

Cf. M. Bonneville, Naissance et métamorphose d'une banlieue ouvrière, Villeurbanne. Processus et formes d'urbanisation, PUL, Lyon, 1978. Ch. Roche, Il était une fois le Tonkin, un quartier de Villeurbanne, ed. J.L. Lesfargues, Lyon, 1984

74.

Cf annexes, p. 22.

75.

Les qualificatifs utilisés par de vieux habitants interviewés au début des années 1980 correspondent à la représentation indigène, à laquelle s'oppose la représentation exogène d'un quartier «mal famé». Cf. Ch. Roche (1984).