les deux modèles de famille conjugale

L'opposition entre les deux définitions sociales de l'existence masculine, celle de pourvoyeur en argent et celle de chef de famille donne naissance à deux modèles hétérogènes d'organisation conjugale. On les qualifiera d'organisation «acéphale» ou «autocéphale», afin de souligner l'opposition structurelle. Le gouvernement de la mère, en concordance avec le système de représentations intériorisé, caractérise la première, l'exercice personnel de l'autorité par le père, la seconde.

L'organisation «acéphale» reconduit en un bloc indivisible l'ambivalence de la condition féminine au Maghreb. La différence, qui n'est pas mince, est que le contexte de l'immigration fait parvenir les jeunes femmes à des responsabilités traditionnellement réservées aux femmes dont les fils sont mariés 76 . Précisons d'abord comment se noue l'ambivalence. La perception, culturellement organisée de l'opposition masculin/féminin à travers une série indéfinie d'oppositions axiologiquement marquées sec/humide, droit/courbe, religion/magie etc... , constitue d'emblée les femmes — race sauvage — en menace pour les hommes au cas où elles échapperaient à la tutelle de leur père ou de leur mari, mais les intègrent au monde humain par le mariage et la procréation. L'inégale valeur des sexes demeure après le mariage, elle est exhibée par leur vie dans des espaces distincts et d'inégale dignité, dans la pleine lumière propice au face à face pour les hommes, dans l'obscurité de la maison close comme un tombeau pour les femmes 77 ; et par la division du travail qui attribue aux uns les travaux nobles, agraires et pastoraux, aux autres les travaux bas, le jardin, le transport de l'eau et du bois. Mais en même temps, le mariage leur donne une place dans une famille, c'est-à-dire un statut. D'une part, elles accèdent à des travaux codés comme nobles, la cuisine — à laquelle est annexée la gestion prévoyante des provisions jusqu'à la soudure avec la récolte suivante — et le tissage.

L'ambivalence s'inscrit dans l'espace même de la maison kabyle, où Pierre Bourdieu a su lire l'analogon d'un système cosmico-social 78 . Il est structuré par une opposition qui se décline de deux façons. La division entre une partie basse et sombre de la maison où vivent les bêtes, et une partie haute où sont placés le foyer et le métier à tisser éclairé par la lumière venant du dehors, matérialise la séparation entre vie animale naturelle et vie humaine culturelle. Mais la partie basse est aussi le lieu des activités humaines corporelles — animales — que sont le sommeil, la sexualité, la procréation, la maladie et la mort, tandis que la partie haute est le lieu des activités nobles, la cuisine, le tissage, la réception des hôtes. La maîtresse de maison participe donc du pôle féminin et du pôle masculin. L'union par mariage, symbolisée par l'accrochage du pilier central à la poutre maîtresse qui traverse la maison de sa partie haute à sa partie basse marque symboliquement l'accès de la femme au monde culturel, il en fait le pilier de la maison. La métaphore souligne le rôle actif qu'elle a à jouer dans la vie familiale. Si globalement la maison s'oppose à l'espace masculin du dehors, elle est traversée elle-même par une opposition homologue à la première entre un espace féminin-féminin et un espace féminin-masculin. Si les femmes dorment la nuit dans le premier et y accouchent, elles se tiennent pendant la journée dans le second pour cuisiner et tisser.

D'autre part, en tant que mères des enfants, elles participent au groupe familial, dont l'honneur doit être préservé, ou mieux grandi. Leur participation à l'entreprise implique qu'elles prennent en charge les intérêts masculins — en premier lieu qu'elles donnent des enfants au groupe, qu'elles choient les garçons et surveillent les filles — puisqu'elles-mêmes sont structurellement inaptes à grandir l'honneur du groupe par elles-mêmes.

La reconduction de ce modèle dans l'immigration n'exige aucune tractation entre mari et femme. Chacun joue le rôle masculin ou féminin qu'il est à la fois prêt à jouer et légitimé à jouer. Il n'y a pas lieu d'exercer l'autorité à titre personnel, mais de perpétuer l'ordre des choses 79 . L'homme travaille et rapporte de l'argent, la femme gère la vie quotidienne et réprime ce qui est perçu dans le groupe comme une transgression. On prendra pour exemple la bataille de longue haleine menée par la mère de Nora pour empêcher son fils aîné de vivre avec une française. C'est Nora qui parle.

‘— "Bon il y a huit ans en arrière neuf ans il a connu une fille, qui était malheureusement la pauvre pour elle, française, et comme c'était le frère aîné et que... pour mes parents tous leurs espoirs étaient fondés sur leur fils — il se marierait un jour avec une musulmane et il irait vivre au pays dans la maison et patati et patata — et malheureusement c'est tombé sur une française, que mes parents n'ont jamais acceptée, qui en ont fait voir de toutes les couleurs à mon frère. Bon il vivait il avait un appartement avec cette fille, et tellement ils ont été odieux — j'utilise les termes qu'il faut parce que je suis vraiment contre ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont dit, mais ça ils l'ont fait et je leur pardonne (rire) — que mon frère finalement cinq ans après il a... bon il a rompu avec cette fille, et quand il a rompu avec cette fille, eh ben il a été voir mes parents il leur a dit : "Voilà ça y est j'ai rompu avec elle vous êtes content vous avez réussi, alors maintenant vous m'adressez plus la parole". Pendant quatre ans il leur parlait pas, il venait chez eux une ou deux fois par semaine il mangeait il regardait la télé il prenait sa douche il repartait on le revoyait le lendemain, mais il leur parlait pas. Bon il y avait les frères et sœurs donc il y avait de la vie il donnait l'impression de pas venir pour mes parents, mais je crois que c'était pas possible qu'il coupe les liens avec eux, par contre il leur parlait pas. Mais c'était normal qu'il vienne, donc c'était normal qu'il ne leur parle pas. Ils se sont reparlés il y a deux ans je crois ou un an. Il est venu vers eux à l'occasion d'une fête religieuse et puis bon ils se sont reparlés, ça c'est fait comme ça pfou mais on n'en parle plus parce que ça n'a pas d'importance. Au contraire s'ils avaient insisté s'ils en avaient parlé ça aurait encore plus envenimé les choses donc on n'en parle pas, c'est pour ça que je dis "c'est normal qu'on se parle pas". Bon mes frères et sœurs pour eux c'était normal de voir mon frère rappliquer tous les jours manger, et en plus ma mère préparait à manger pour lui parce qu'elle (rire) savait qu'il allait venir, mais elle lui parlait pas. C'était normal." (Nora)’

On observe que la pérennisation de l'équilibrage a partie liée avec l'absence d'échanges verbaux. L'ancienne équivalence entre ordre naturel et réglage familial peut bien s'obscurcir, les interdits qu'elle génère gardent leur puissance. Il n'y a pas de moyen terme entre soumission à la loi et exclusion. Mais les interdits ne sont pas ou sont peu transgressés parce que la proximité sensible non régulée par le dialogue verbal réalise à terme une sorte de ficelage affectif des individus.

Il existe des arrangements à mi-chemin entre organisation «acéphale» et «autocéphale». Dans le cas du père de Zina, dont on a comparé plus haut la «carrière» professionnelle d'OS3 avec l'accès du père fonctionnaire de Nora à une place d'«ouvrier-fonctionnaire, une coopération minimum s'est mise en place entre les conjoints — ils disposent tous les deux d'argent, il leur arrive d'aller ensemble au marché le dimanche. Dans d'autres cas, comme dans la famille d'Aïcha, le procès de sécularisation passe par la conversion du père en chef de famille et en salarié. La toute-puissance de l'ordre des choses se rabat sur l'exercice personnel de l'autorité 80 .

Dans les conditions de l'organisation «acéphale», on pourrait dire du mari-père ce que Simmel dit du roi. "Le roi n'est pas roi en tant qu'individu. Au contraire sa personnalité est par elle-même indifférente. Elle n'a plus de valeur que comme incarnation abstraite, impérissable comme le groupe même (...)" 81 . Il remplit dans la famille un rôle fonctionnel réifié. Au contraire les conduites des maris-pères «autocéphales» sont différenciées parce qu'ils sont eux-mêmes des personnes singulières. Une trace de l'opposition apparaît dans les discours que tiennent les filles à propos des pères. Alors que les unes, à la limite, ne peuvent asserter qu'une tautologie, comme Naïma — "mon père c'est mon père" —, les autres portraitisent ou jugent un individu.

‘— "Ce qui me plaisait, ben tout, je crois que j'ai rien à reprocher."(Nora)’ ‘— "Je pense qu'il a pas pris parti. Je pense que mon père c'était pas un vrai Arabe dans le sens propre, c'est-à-dire Arabe, bête non, mais je veux dire qui essaie de... de vivre comme ils vivaient en Algérie. Il aurait été capable de vivre comme un Européen et de nous faire vivre à l'européenne, mais il était pas capable parce que il fréquentait quand même des Algériens, et puis il y avait mon oncle qui lui disait : "Faut pas laisser tes filles sortir, qu'est-ce que c'est que ça?", et pourtant on était quand même des gosses, on avait dix ans. Du moment qu'il arrivait, qu'il nous voyait dehors : "Comment ça se fait que tes filles sont dehors", et je comprends pas pourquoi mon père ne lui a pas dit : "Mais de quoi tu te mêles". Bon enfin si, je sais un peu, par respect. "(Malika)’

Les équilibrages de la famille «autocéphale» dépendent du rapport de forces entre mari et femme et de leur aptitude à négocier. A un pôle, un équilibre rigide met en pratique la dissymétrie statutaire entre masculin et féminin, le mari concentrant entre ses mains toutes les prérogatives du chef de famille — autorité, argent, pouvoir de décision et d'organisation —, la femme se soumettant aux directives. Au pôle opposé, des conduites de négociation produisent un équilibre à la fois plus égal et plus souple. Les conflits aboutissent à des ruptures dans le premier type d'équilibre, ils s'affaiblissent dans le second.

Dans leur forme idéaltypique, les deux modèles de famille conjugale produisent évidemment deux figures maternelles distinctives. L'une assujettit les enfants à l'ordre des choses, l'autre noue avec eux des relations affectives. Un cas de figure atypique, représenté dans la population par la famille de Nacera et d'Amel, autonomise la famille composée de la mère et des filles, et délie du référent agnatique les règles de conduite enseignées par la mère à ses filles. Celle-ci transmet à ses filles "les valeurs et les vertus" de la femme arabe, sans les inscrire dans des luttes d'honneur entre groupes familiaux.

Notes
76.

"Le caractère indispensable du service procréateur et domestique accompli par les femmes au service du patrilignage et des hommes, l'exclusion volontaire des hommes de toutes les tâches jugées spécifiquement féminines, et même leur éloignement systématique de l'espace domestique, laissent ainsi le champ libre aux femmes, et plus particulièrement à la mère de famille qui vient à y régner. Et ce, d'autant plus facilement qu'une fois mère de grands fils elle n'a plus à redouter la répudiation.", C. Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes Maternité et patriarcat au Maghreb, La Découverte-poche, Paris, 1996, p. 122. R. Bekkar, Espaces et pratiques des femmes à Tlemcen. Un cas de développement séparé. Thèse de doctorat de sociologie, Paris X-Nanterre, 1991, pp. 251 sqq.

77.

" «Ton tombeau, c'est ta maison», dit le précepte", P. Bourdieu (1972), p.39.

78.

P. Bourdieu, (1972), ch.2, "La maison ou le monde renversé", pp. 45-59.

79.

Conservatisme propre aux aristocratie et aux masses, selon l'analyse de G. Simmel. "(...) C'est pourquoi, quand les mouvements sociaux sont l'œuvre des masses et leur sont abandonnés sans direction, ils vont facilement jusqu'aux extrêmes, tandis qu'inversement un équilibre social qui repose sur les masses se rompt difficilement. De là cet instinct salutaire qui les pousse, pour garantir leur unité sociale contre la mobilité des circonstances, à garder leurs formes telles quelles, dans une immobilité opiniâtre, au lieu de les plier incessamment à tous les changements du milieu.", G. Simmel, Sociologie et épistémologie, trad franç., 2e édition, PUF, Paris, 1991, p. 199.

80.

On note une homologie partielle entre la logique de l'évolution de la forme familiale en Europe à partir du XIVe siècle, et la différenciation entre le modèle acéphale et le modèle autocéphale : dans les deux cas, le pouvoir de la femme diminue. Cf. Ph. Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, ed. abrégée Seuil-histoire, 1975, p. 239. "La dégradation de la situation de la femme à mesure que s'affermit celle du mari peut se lire dans les transformations juridiques. "Finalement, au XVIe siècle, la femme mariée devient une incapable et tous les actes qu'elle ferait sans être autorisée par le mari ou par justice, seraient radicalement nuls. Cette évolution renforce les pouvoirs du mari, qui finit par exercer une sorte de monarchie domestique.", citation de P. Petot. Mais il ne faudrait pas se hâter de gommer les différences que manifeste notamment l'hétérogénéité des codes juridiques en vigueur dans le Maghreb et en Occident.

81.

G. Simmel (1991), p. 180.