les couples formés en Algérie

Les émigrations (n=5) de couples sont toutes liées à des bouleversements économiques, politiques ou personnels qui marquent la fin de la colonisation française. Nécessités économiques dans les cas d'un ancien ouvrier agricole et un d'un ancien militaire (Dalila et Warda), motifs politiques et/ou individuels dans trois autres — un combattant du FLN fuit la répression et rejoint du même coup sa maîtresse, femme de harki repliée en France (Leïla), un couple accompagne son «tuteur» français rentrant en France à l'âge de la retraite (Naïma), un autre vient faire soigner le conjoint blessé dans un accident de travail (Esma).

En Algérie, tous ces couples étaient économiquement autonomes, comme l'indique l'émigration concomitante des conjoints et de leur(s) enfants. Mais ils constituent une population doublement hétérogène, dans le rapport aux langues et dans le rapport à l'argent. Si on fait passer une ligne entre les non francophones et les francophones, on met d'un côté le couple d'origine rurale (Dalila), de l'autre côté les quatre couples restants. Parmi ces derniers, deux ne sont pas allés à l'école — chez Warda et chez Naïma, les femmes qui vivaient dans de grandes villes européanisées ont appris le français en le parlant, mais le mari militaire le parle moins bien que sa femme tandis que le second mari s'est familiarisé avec l'usage oral et écrit de la langue en vivant chez un Français —, et les deux autres ont été scolarisés. Dans le couple de citadins de l'intérieur (Leïla), la femme a été retirée de l'école dès la puberté contrairement à l'homme scolarisé pendant une durée plus longue; dans le couple urbain originaire de grandes villes européanisés, (Esma), les deux conjoints ont acquis à l'école une formation technique. Outre l'opposition entre l'ignorance et la connaissance du français, on voit s'esquisser des rapports différenciés à la langue française. Elle peut se configurer en langue de communication orale ou en langue de l'initiation à l'écrit, en langue de culture ou en véhicule d'apprentissages techniques. Les lignes de différenciation passent entre les milieux et aussi entre les sexes.

Le clivage corrélé au degré de pénétration de l'économie monétaire s'objective dans la différenciation des pratiques des femmes dans l'émigration, selon qu'elles viennent de l'Algérie intérieure ou qu'elles se sont familiarisées avec l'économie monétaire des grandes villes. Cette fois, la ligne de clivage passe entre la citadine de l'intérieur (Leïla) et toutes les autres. Comparons les itinéraires des deux femmes de l'intérieur, l'une et l'autre descendantes de tribus nomades, les mères de Leïla et de Dalila. Elles sont entrées par leur mariage dans des familles de statut inégal, l'une dans une famille de paysans sans terres des hautes plaines de l'ouest, qui travaillaient à la journée dans les fermes voisines de colons (Dalila), l'autre dans une grande famille de Biskra dont les revenus terriens s'effondraient (Leïla), mais elles ont connu la condition féminine modale, quittant la maison natale pour celle du beau-père et la tutelle de la mère pour celle de la belle-mère. Les deux voies ont bifurqué quand les familles conjugales se sont autonomisées. Le père de Dalila a été contraint par la faim à partir avec sa femme et ses enfants en direction de la grande ville. La mère de Leïla, grâce à l'obligeance de sa mère et à la réussite économique de son mari, a pu opérer un réaménagement conciliant respect des usages et émancipation personnelle.

‘Dalila’ ‘— Dans les errances qui l'ont conduit à Mers-El-Kébir, le couple n'a vraisemblablement pas trouvé de source de revenus sûre, sinon il n'aurait pas émigré en France en 1963. Dalila souligne dans l'entretien l'insistance de la mère pour que l'installation se fasse dans la région lyonnaise où elle savait retrouver des membres de sa famille, et non dans la région parisienne où étaient installés des membres de la famille du mari. La proximité de l'une ou l'autre famille change de façon significative, semble-t-il, les rapports de force dans les couples.’ ‘Leïla’ ‘— Quelque temps après son mariage, la jeune femme prend l'initiative de se réfugier à Batna dans sa famille, pour échapper aux vexations infligées par la belle-mère. Elle est logée dans une maison de rapport appartenant à la grand-mère, qui loue des appartements à des couples juifs et pieds-noirs fixés dans la ville. Le mari, dont l'entreprise de commerce en gros est prospère, n'est pas hostile au réaménagement. La dépense exigée par un train de vie en rapport avec le rang de la famille est fournie par ses revenus commerciaux, la liberté de mouvements de l'homme et le maintien de la femme sous une tutelle familiale sont rendus compatibles par la résidence du couple dans la maison de la belle-mère du mari. L'équilibrage, qui adoucit la tutelle sur la femme, implique que son hébergement et celui des enfants soit assuré par sa propre famille, et l'entretien de la famille conjugale par les revenus personnels du mari. Il est rompu par deux événements successifs, l'émigration solitaire du père de famille, mis en danger par son activité militante, la mort de la grand-mère propriétaire de la maison. Privée de ressources, la mère de Leïla émigre à son tour avec ses enfants en 1965, rejoignant sa sœur et son conjoint en France.’

Dans l'émigration, l'affilié et l'émancipé, le père de Dalila et celui de Leïla se sont embauchés comme manœuvres maçons. Le premier a tenu bon en dépit de ses quarante-cinq ans, le second a travaillé par à-coups, s'est mis à boire et a fini par rentrer en Algérie, après un divorce décidé d'un commun accord qui laissait sa femme sans ressources. Les conduites des deux femmes se sont distinguées elles aussi. La mère de Dalila, devant le succès des robes qu'elle avait cousues pour des voisines, a acheté une machine à coudre et développé une activité dont le revenu complétait le petit salaire de son conjoint. La mère de Leïla, passée de la dépendance au mari à la dépendance aux institutions d'aide sociale, a vécu sa situation comme une disqualification, ainsi que le montrent les conseils qu'elle a donné à ses enfants, de travailler pour ne pas être dépendants, mais elle n'a pas envisagé elle-même d'exécuter des travaux rémunérés déqualifiés.

‘"— C'est en Algérie qu'elle a commencé à être couturière ou en France?’ ‘— Je ne pense pas que c'était en Algérie parce que elle n'avait pas de machine à coudre à ce moment-là, c'est en France qu'elle a commencé à coudre. Au début elle a commencé à coudre pour elle parce que c'était plus économique et puis après bon elle se perfectionnait, et puis les voisines disaient “Oh c'est pas mal ce que tu fais tu veux pas m'en faire une”. Et puis donc après elle s'est mise à coudre pour les gens quoi .’ ‘— Elle a appris toute seule?’ ‘— Toute seule oui oui toute seule." (Dalila)’ ‘— " (...) C'est travailler pour pouvoir avoir... ne pas compter sur l'aide de l'assistante sociale comme elle elle a vécu; l'aide de machines comme ça, ça l'a vachement dégradée elle aime pas. Donc travaillez pour que vous ayez pas à frapper aux portes des gens, et ça je crois c'est un projet vers l'autonomie en fait." (Leïla)’

L'exemple de la mère de Dalila n'est pas isolé. Les trois femmes d'origine urbaine ont exercé en France une activité rémunérée. Après leur mariage, elles n'avaient pas vécu dans la maison du père de leur mari. La femme du militaire (Warda) habitait chez sa mère et jouissait d'une liberté de mouvements accrue, celle du «filleul» de l'infirmier français (Naïma) habitait avec son mari chez celui-ci, arrangements similaires contournant l'autonomisation conjugale. Au contraire, les parents d'Esma — tous deux salariés à Annaba et propriétaires de leur appartement — s'étaient constitués en associés d'une entreprise conjugale autonome — d'une famille-association. Dans l'immigration, les trois femmes ont exercé une activité rémunérée à l'extérieur, au mépris de la division traditionnelle des espaces et des rôles sexuels, mais elles ne l'ont pas fait dans le même esprit. La mère de Naïma se trouvait dans une situation semblable à celle de la mère de Leïla. L'ex-émancipé n'ayant pu se contraindre durablement à la discipline du travail une fois livré à lui-même, elle s'est embauchée dans une clinique voisine comme femme d'entretien. Le vocabulaire même qu'emploie Naïma pour évoquer les événements — "elle a été obligée de travailler, elle ne pouvait compter que sur elle" — est une trace que les représentations ne sont plus structurées par les liens d'obligations entre les personnes, comme dans le monde de références de la mère de Leïla, mais par l'objectivisation 82 des contraintes. La vie dans les grandes villes, où l'on peut mourir de dénuement à côté de l'abondance, porte au remaniement des postures et des points de vue.

‘— "Il était orphelin donc je veux dire sans personne. Le fait d'avoir galéré ça l'a entraîné à boire donc il buvait un peu.... jusqu'au moment où il a vraiment exagéré quoi. Donc il manquait le boulot c'était tout un tas de trucs donc c'était plus possible, elle a été obligée de travailler ma mère alors qu'au début il n'en était pas question. Et puis bon après elle a travaillé parce que bon elle ne pouvait compter que sur elle quoi" (Naïma) ’

Nécessité donc, que le travail de la mère. Mais elle travaille contre son gré : "Au début il n'en était pas question". Le rapport de ces femmes au travail salarié dépend du tour des événements dans l'émigration. Si leur mise au travail améliore la situation pratique de la famille, elles s'adaptent aux difficultés conjoncturelles. Quand l'émigration correspond à une dégringolade sociale (Warda, Esma), leur engagement personnel est total. Elles travaillent à la reconquête par la famille du rang social brouillé. Les deux femmes n'ont jamais assez d'argent pour offrir à la parentèle ou acheter à leurs enfants les parures modernes qui éblouissent autrui. La femme de l'ex-fonctionnaire ne parvient pas à orienter rationnellement sa conduite — faire le plus de cadeaux pour le moins d'argent possible —, mais l'ex-salariée sait choisir entre deux emplois le plus rémunérateur des deux.

‘— " C'était une femme qui travaillait, donc qui n'avait jamais le temps d'aller faire les marchés d'acheter des petits trucs sur les marchés, elle allait dans les petites boutiques se servir parce qu'elle voulait pas que ses neveux..., elle voulait que ses neveux soient les mieux habillés, que sa sœur ait tout ce qu'il faut, que sa mère aussi... c'est ça le problème c'est ça le problème." (Warda)’ ‘— "Bon elle était contrôleuse dans la robinetterie Pont-à-Mousson et bon contrôleuse donc ils avaient des rapports à faire sur papier. Et une fois son patron son chef vient la voir et il lui dit : «Ecoutez Madame M. , comment se fait-il, vos rapports sont vraiment nets clairs et précis par rapport à la majorité des femmes qui vous entourent». Et bon elle lui avoue qu'elle a un diplôme de secrétaire de sténo-dactylo et il lui propose une place de secrétaire. Seulement voilà, elle a trois enfants en bas âge et un mari qui travaille pas. Elle lui demande: «Bon est-ce que je serai aussi bien payée qu'en tant qu'ouvrière?». Bon évidemment le patron lui dit non, il lui dit «Secrétaire c'est un luxe vous êtes bien habillée vous venez, mais bon ouvrière vous vous levez tôt vous partez tard et puis vous travaillez des choses qui méritent un salaire un peu meilleur». Et donc ma mère a refusé ce poste de secrétaire, à cause de nous toujours 83 ." (Esma)’

Subjectivement, aucune des femmes n'attend donc du travail qu'il leur attribue un statut dans la société globale. Elles font corps avec la famille, identifient leur place à la place de la famille évaluée dans un espace d'interconnaissance. Travailler est le moyen d'acquérir de l'argent. La rationalité instrumentale qui prévaut peut se combiner avec une logique de monstration quand il s'agit, non plus de l'acquérir mais de le dépenser. Selon les cas, la visée est soit d'éclipser autrui en organisant une théâtralisation permanente de l'existence, soit le désir d'augmenter le bien-être des membres de la famille. La femme de l'ex-fonctionnaire est encline à équiper ses neveux pour la parade sociale, celle de l'ex-ouvrier agricole est soucieuse de bien-être matériel.

‘— "On a toujours très bien mangé par exemple, on a toujours eu de la viande à tous les repas on a toujours eu du dessert on a toujours eu des choses comme ça, la nourriture vraiment c'était très important on a toujours très bien mangé, leur frigo était toujours plein quoi. Là où on était un petit peu rédimés c'était dans les vêtements évidemment on avait très peu de vêtements et quand on en avait eh ben il fallait faire attention quoi." (Dalila).’

Notes
82.

Il ne faut pas confondre effet d'objectivité et effort d'objectivation. L'effet d'objectivité — l'objectivisation — pointe une posture en phase avec le dispositif d'énonciation de la focalisation externe, l'objectivation implique une posture critique, aussi bien par rapport à la focalisation externe que par rapport à la focalisation interne. Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation, De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980, pp. 152-156.

83.

Esma attribue au métier de secrétaire dans la France des années 1960 la valeur sociale qu'il avait effectivement dans l'Algérie colonisée pour une Algérienne.