les couples formés en France

Du deuxième «âge» au troisième «âge», les migrants rencontrent un nouveau contexte historique et réalisent un nouvel équilibrage. A son arrivée en France, le célibataire est pris en charge par un membre de sa famille déjà sur place et non par une communauté villageoise en miniature. Dès qu'il se marie, en Algérie ou en France, la vie de couple commence.

Les pratiques des ruraux et des urbains s'homogénéisent. Leur origine n'est plus circonscrite à quelques régions d'émigration, le plus souvent montagneuses — Est algérien en particulier Aurès, Kabylie, environs de Sétif — où s'est perpétuée une vie paysanne quasi autarcique. L'un des deux migrants de la population (Souad) est le fils d'un entrepreneur de maçonnerie de Aïn-Beida, dont la famille est dispersée entre plusieurs villes du Maghreb, petites villes de l'intérieur et grandes villes. Il n'y a plus lieu non plus de distinguer l'intérieur et la côte. Ni d'opposer affiliés et émancipés. Non seulement pour la raison occasionnelle qu'il n'y a pas d'orphelin dans la population, mais parce que le rang social n'est plus indexé à la réputation dans le cercle de l'interconnaissance mais à la position garantie par la détention de ressources de types divers. Aux hommes libres s'instituant en chefs de famille se substituent des hommes instrumentalisant le capital social fourni par les réseaux familiaux pour s'élever professionnellement et du même coup socialement.

‘Le rural (Firouz), qui travaille à ses débuts sur des chantiers de terrassement, obtient un emploi d'éboueur à la COURLY grâce à sa femme qui est «débrouillarde». L'urbain (Souad) est embauché à son arrivée comme chauffeur chez Rhône-Poulenc, par l'entremise de son frère qui travaille dans l'entreprise.’

Les voies de réussite professionnelle sont les mêmes que dans la période précédente, ouvrier-fonctionnaire d'un côté, chauffeur de l'autre. Mais si les parcours de fonctionnaire demeurent linéaires, la conciliation problématique des prérogatives masculines et de la discipline de travail transforme les autres itinéraires en pilotage à vue. Le père de Souad embauché comme chauffeur-livreur est promu responsable de la cantine. Quand Rhône-Poulenc ferme l'usine en 1982 il achète un café-bar dans la commune, et quand il voit diminuer la clientèle solvable, il vend le commerce et redevient chauffeur. Autre changement, le marché matrimonial algérien en France est devenu assez fourni pour permettre des rencontres entre jeunes d'une même région. Le père de Firouz épouse en 1966 une jeune fille, originaire comme lui de la région de Tlemcen, émigrée à quatorze ans avec ses parents. Les mariages improbables du deuxième «âge» risquent donc d'être plus rares. D'autant plus que rien n'empêche les migrants d'aller chercher leur femme en Algérie. Le fils de l'entrepreneur de maçonnerie (Souad) épouse une cousine de Constantine, fille d'un inspecteur de police. Cette normalisation tranquille passe par la débâcle de l'organisation «autocéphale», qui disparaît en même temps que les pères cessent de se voir en chefs de famille indivise. La division du travail entre les conjoints se normalise et risque fort de ressembler à celui de la famille «acéphale», réaménagée en famille-association. Il va de soi que les hommes travaillent dehors et que les femmes gèrent la vie familiale. Rétrospectivement, la conduite des mères urbaines travaillant en usine apparaît comme une incongruité. Autre transformation, l'espace approprié comme le «chez soi» se redéfinit. Ce n'est plus obligatoirement le village natal, mais le réseau des lieux éclatés où vivent, en France ou ailleurs, les membres du groupe d'appartenance.

L'une des possibilités est la substitution de la région d'immigration au village. Faute de mémoire historique précise, Firouz situe machinalement dans un continuum immémorial la présence dans la région lyonnaise de ses grands-parents maternels, arrivés en 1960 :

‘"-— Tu sais si ta famille s'est installée dans la région lyonnaise?’ ‘— Ah! oui ça oui, on a toujours habité Lyon, mes grands-parents aussi. Mes grands-parents sont de Lyon... sont à Lyon aussi, dans la banlieue". (Firouz)’