Les quatorze enquêtées non maghrébines, dont deux couples de sœurs, sont issues de douze couples. Les migrations en France des parents ou grands-parents italiens, espagnols, pieds-noirs (n=8) se sont étalées entre 1923 et 1964, couvrant une temporalité plus longue que les migrations algériennes, mais elles ne constituent pas un processus à étapes ou «âges» successifs. Des traces persistent, au moins dans un cas, d'un passé rural où l'indivision des terres perpétuait la cohabitation du groupe familial sous le même toit, mais à la génération des migrants, la forme conjugale de la famille apparaît comme normale. Les migrations tiennent tantôt à la prolétarisation rurale, tantôt aux contrecoups des multiples bouleversements politiques qui ont jalonné le XX° siècle, fascisme italien, guerre d'Espagne, décolonisation du Maghreb. L'analyse montrera quelles homologies sont repérables entre les migrants d'origine algérienne et les migrants d'origine européenne.
La petite population des parents d'origine française (n=4) est elle aussi hétérogène. Le seul point commun entre les familles est qu'elles sont originaires de départements autres que le 69 — 38, 42, 63, 07, 59, 76 —, et qu'elles ont migré dans l'agglomération lyonnaise entre 1925 et 1974, soit sur un laps de temps plus long encore que les deux migrations précédentes. Afin de faciliter les comparaisons, on a utilisé les mêmes périodisations pour l'ensemble de la population. Elles ont eu lieu soit entre 1948 et 1960 (n=5), soit à partir de 1962 (n=4), exception faite de trois migrations antérieures à la seconde guerre mondiale.
On se propose d'embrasser dans un même regard la distribution professionnelle, puis la distribution résidentielle de la population d'origine algérienne, espagnole, italienne et française, en essayant de mettre au jour les logiques macrostructurelles et microstructurelles qui les sous-tendent.
En 1962, les ouvriers (manœuvres, OS, OQ et contremaîtres) représentaient dans le département du Rhône 51,7% des hommes actifs 84 .La proportion d'ouvriers est évidemment plus importante dans la population enquêtée. La CSP «ouvrier» spécifie dix hommes d'origine non maghrébine sur douze (en comptant une tentative avortée d'évolution vers le statut de petit indépendant) et quinze hommes d'origine algérienne sur dix-neuf, trois des quatre autres étant devenus inactifs. Elle spécifie une femme d'origine française et deux femmes d'origine algérienne, la plupart des autres n'ayant pas le statut d'actif, même quand elles font de la couture à façon.
Ce classement donne une photographie d'ensemble, mais il ne dit rien ni des conditions empiriques d'emploi et de travail, ni des références implicites mobilisées par les individus pour évaluer leur position sociale. On se propose d'analyser les différenciations du rapport au travail salarié, plus exactement au travail ouvrier dans la population non maghrébine, en les mettant en perspective avec celles qu'on a repérées dans la population algérienne. On s'appuie sur les indications éparses dans les énoncés produits par les enquêtées.
Deux ouvriers ont fait toute leur carrière salariale dans la même entreprise jusqu'à leur licenciement économique qui a eu lieu respectivement en 1982 et en 1993. Il s'agit du mouleur en béton père de Gabrielle et de la bijoutière mère de Nadine. L'ouvrier non qualifié et l'ouvrière qualifiée, qui ne dissociaient pas l'activité laborieuse de l'appartenance à une communauté concrète, allaient de bon cœur au travail. La morale apprise et transmise aux enfants par le premier enseignait qu'il faut travailler dans la vie, et ne pas se mettre en avant 85 . Les dispositions incorporées par la seconde intégraient la coopération entre ouvriers. Ses supérieurs en ont profité. Ils ont délégué à cette ouvrière expérimentée la responsabilité d'enseigner les tours de main du métier aux jeune ouvrières, sans rémunérer aucunement cette nouvelle charge 86 . A l'inverse des deux précédents, le père andalou d'Isabelle et d'Inès, devenu maçon non qualifié, se voyait comme quelqu'un qui a perdu sa liberté d'homme pour devenir une bête à travailler, une mule. Il n'était pas passé directement de l'état de paysan à la condition d'ouvrier. Il avait traversé la frontière au moment de la défaite des Républicains. Croyant trouver en France un refuge, il avait été parqué dans un camp à dix-huit ans, et contraint de s'enrôler dans la légion étrangère. Dix ans plus tard, il avait rejoint son frère au bidonville de Villeurbanne.
La différenciation du rapport au travail ouvrier salarié représentée empiriquement par le troisième exemple comparé aux deux premiers est en homologie avec l'opposition dont on a suivi la genèse chez les migrants d'origine algérienne et qu'on a conceptualisée par les notions d'«affilié» et d'«émancipé». Dans le second cas, le statut social conféré à la personne par le type de travail exécuté l'emporte sur l'inscription dans un collectif de travail. En élargissant la focale, on décèle un double processus de réification à l'échelle micro, et de multiplication des statuts sociaux à l'échelle macro, à mesure que la division du travail se complexifie.
Dans la qualité d'«ouvrier-fonctionnaire», on peut être sensible soit à la qualité de fonctionnaire soit à celle de travailleur manuel. Le père de Firouz (troisième «âge») a accompli dans les années 1960 un trajet homologue à celui du père de Nora (deuxième «âge») dans les années 1950. Alors que Nora opposait explicitement les boulots «ingrats» des débuts au travail à la fois moins «pénible» et plus «valorisant» de blanchisseur au Vinatier, Firouz résume le parcours de son père en opposant le «travail en usine» à la «place» d'éboueur à la Courly trouvée grâce à la "débrouillardise" de sa mère. L'honneur cède la place à la rationalité instrumentale. Il n'empêche que le jugement axiologique est positif dans les deux cas : du point de vue de leurs filles, les deux «affiliés» ont réussi un parcours de promotion. Il en va tout autrement dans le cas du père de Manuela. L'opposition pertinente n'est pas «affilié» vs «émancipé» mais «gens de peu» vs «propriétaires». L'immigré d'origine espagnole, qui a passé des années dans les prisons franquistes, est embauché peu après son arrivée en France comme mécanicien à la mairie de Vénissieux, par l'intermédiaire d'un copain espagnol déjà en place. Mais il a le sentiment d'être tombé dans la déchéance parce que, fils et petit-fils de propriétaires terriens de moyenne importance, il est employé à un boulot de «manar». On trouve des différences d'appréciation de même ordre dans les cas des pères de Carole et de Joëlle, tous deux spécifiés par l'origine française. Le premier, a une qualification de menuisier, mais il aspire à être indépendant : pendant l'entre-deux-guerres, son père tenait un café situé en plein centre d'une grande ville normande. Il n'a pas hésiter à migrer avec femme et enfants dans la région lyonnaise pour occuper un emploi de chef de chantier, mais toujours en conflit avec ses supérieurs hiérarchiques, il l'a abandonné au bout de quelque temps et a alterné emplois de chauffeur et de menuisier. Dans les années 1980, il a tenté de monter une entreprise de charpente avec d'autres associés, mais l'affaire n'a pas marché. L'objectif visé, homologue à celui du père de Souad, est de s'extraire de l'état de salarié pour devenir commerçant ou petit entrepreneur 87 . Le second, fils de maçon de village, est satisfait de son emploi qualifié d'ouvrier artisanal — de plâtrier-peintre — mais il a la hantise ainsi que la mère, d'une dégradation pour eux majeure : l'obligation pour leur fille unique de travailler en usine si elle échouait à l'école.
Par définition, le chef de chantier et le contremaître détiennent des responsabilités dont les ouvriers qu'ils encadrent sont privés. Ces responsabilités prennent valeur de prérogatives, de «statut». Pour que des ouvriers qualifiés puissent détenir un statut distinctif, il est indispensable que d'autres ouvriers soient cantonnés à la fois dans des travaux déqualifiés et dans une position inférieure. Des travaux ont montré que des hommes originaires de pays colonisés, comme les Algériens, plus largement de pays non européens, ont paru tout désigné(e)s pour occuper ces places subalternes dans la France des années 1960-70 88 . Dans les chantiers du bâtiment mais aussi à l'usine. Les père algériens de la population ne se sont pas plaints devant leurs filles. Ceux qui ont évoqué leur sort ne l'ont fait qu'en termes généraux, pour inciter les enfants à travailler à l'école. A une exception près, celle du père de Dalila, peut-être parce que la première émigration dans une ville d'Algérie l'avait habitué aux échanges verbaux intra-familiaux.
‘— "Mon père il a été maçon toute sa vie, enfin toute sa vie ici en France hein. Il a été maçon il a travaillé dans la même boîte, je ne me souviens même du nom de la boîte, chez C. ça s'appelait parce qu'il en parlait beaucoup, dans la même entreprise pendant des années. C'était très dur, je me souviens qu'il travaillait beaucoup il partait tôt le matin il rentrait tard le soir parce qu'en plus il faisait des déplacements, et voilà. Alors il nous parlait toujours de ses difficultés avec le chef, le racisme ça je me souviens bien. Je me souviens bien de ses doigts gelés qu'il avait, on lui passait de la crème je me souviens même de la marque de la crème (rire), c'était carrément des crevasses quoi avec le froid. C'est vrai, il pouvait pas travailler avec des gants parce que ça le gênait. Alors il nous disait qu'il faisait tout le temps un sale boulot, que bon à l'époque il fallait faire le ciment il fallait des tas de choses comme ça, c'était très très difficile. Mais il y est quand même resté très longtemps par peur de pas trouver ailleurs." (Dalila)’Il est probable qu'en France, le clivage culturel découpant travail et travailleurs en deux catégories spécifiées respectivement par la qualification ou par l'absence de qualification et du même coup valorisée ou méprisée, réaménage de vieilles pratiques de hiérarchisation en usage dans les villes de l'Ancien régime. L'antique opposition entre les compagnons mettant en œuvre des savoir-faire patentés et les forains utilisés dans les travaux les plus durs et les plus variés, s'actualiserait au XXe siècle avec d'un côté les ouvriers qualifiés, français ou européens, de l'autre les immigrés et en particulier les immigrés algériens. Ancré plus profondément encore dans un passé enfoui, le clivage serait en continuité avec les structurations sociales et mentales de la féodalité du haut moyen âge : exception faite des activités du paysan et de l'artisan, le travail ravale au rang des esclaves.
A mesure que la pénétration du capitalisme s'est étendue à tous les secteurs de la production et de la distribution, la petite production et le petit commerce ont décliné 89 . Mais, comme on le voit par l'exemple de plusieurs pères, d'origine algérienne ou française, la création d'une entreprise demeure perçue comme une aventure individuelle plus valorisante qu'un emploi subalterne d'exécutant 90 .
‘Dans la population, deux sur quatre de ces aventures ont réussi, parce que la concurrence était faible. Le père de Hacina a commencé à vendre des tissus à Villeurbanne en 1958. S'il est reparti brusquement en Algérie 1987, c'est probablement parce qu'il espérait — vainement — trouver en Algérie une situation comparable à celle de ses débuts en France. Quant au père de Lidia, ses compétences artisanales héritées s'inscrivent dans le champ artistique. Dans les années 1950, il s'est produit comme musicien dans les bals et attractions des villes d'eaux, quand la musique enregistrée a supplanté les musiciens vivants il a pu se convertir en professeur de piano et d'accordéon. La clientèle enfantine potentielle était abondante. ’Le contexte de la grande industrie définie comme «grande production de plus-value» 91 suppose la rationalisation du procès de fabrication. L'OST a organisé la dépréciation des qualifications définies comme «métiers» et a ôté aux ouvriers la maîtrise des temps de production. L'innovation de Taylor — travail à la chaîne et réglage des machines à partir du calcul des temps de mouvements utiles et des temps de repos — contraint l'OS à maîtriser ses impulsions et à régulariser ses gestes. Il n'a plus à faire preuve de sa vigueur physiqueet/ou de ses compétences de métier, mais à plier le rythme de son corps à la régularité des préréglages mécaniques. Dans la population, les pères de Faïza, d'Hayet, de Saba ont travaillé dans la grande industrie. L'incorporation de la discipline du travail régulier et d'une gestion chronométrée du temps fait que c'est la mise au chômage, la relégation dans la situation d'inactif, qui devient objectivement et subjectivement un déclassement social.
‘"Mon père est ouvrier. A l'époque il était... bon alors pendant longtemps il a été soudeur dans une grande boîte une très grande boîte qui employait quelque chose comme 2000 personnes. Et puis elle a coulé et mon père s'est retrouvé au chômage du jour au lendemain. Il a eu deux ans d'inactivité par rapport au chômage plus un an de maladie, et après il a retrouvé un petit boulot. Il est chalumiste - soudeur." (Saba)’Bref, alors que le mode de reconnaissance traditionnel, réaménagé par le statut de fonctionnaire ou par la qualification attachée au métier, accorde des privilèges distinctifs reconstituant sans cesse une frontière entre une élite et une masse, le mode de reconnaissance sociale ouvert à «l'ouvrier-masse-multinational», comme dit Benjamin Coriat, tend à instituer une hiérarchisation continue, dans la mesure où elle se fonde sur la quantité d'argent correspondant au salaire. Mais les hiérarchies racistes n'ont pas disparu pour autant 92 . Les statistiques du département du Rhône provenant du rencensement de 1962 indiquent que les Algériens travaillent plus souvent dans l'industrie que dans le bâtiment — 53% pour 27% — et qu'ils occupent proportionnellement des places de manœuvres et d'OS plus souvent que les autres étrangers — 88% d'entre eux pour 52% des autres 93 .
Venons-en au logement. Au recensement de 1954, on comptait 42 800 000 résidents en France métropolitaine. Il manquait alors 4 millions de logements, un quart des logements occupés étaient surpeuplés, 20% sans points d'eau intérieurs, 60% n'avaient pas de cabinets de toilette et la population augmentait rapidement : en 1975, les résidents étaient au nombre de 52 650 000. La procédure des ZUP, lancée en 1958 par le ministre de l'Urbanisme et de la Construction Pierre Sudreau, était destinée à faciliter la construction rapide et à coût réduit d'un grand nombre de logements 94 . Quand elle fut abandonnée en 1969 et remplacée par celle des ZAC, les ZUP concentraient 2,2 millions de logements construits pendant cette période. C'est dans ce contexte que s'inscrivent les itinéraires résidentiels des parents des enquêtées. Les couples avec enfants ont abandonné cabanes et autres taudis pour les logements neufs des ZUP de Vénissieux ou de Décines, de la ZAC de Vaulx-en-Velin, ou de résidences de taille plus modeste. Certains sont restés sur place, d'autres sont devenus propriétaires. L'ébauche de comparaison à laquelle on s'est borné met en évidence les corrélations entre différenciation des ethos et différenciation des parcours résidentiels des années 1960 95 .
On a vu que l'hétérogénéité des dispositions incorporées par les «affiliés» et par les «émancipés» d'origine algérienne se manifestait dans les choix professionnels : les uns s'orientent vers la place d'ouvrier-fonctionnaire, les autres vers l'indépendance du commerçant ou du conducteur d'engins, à défaut le statut de chef de chantier — ou l'inactivité. Les stratégies résidentielles mises en œuvre sont elles aussi différentielles. Les ouvriers-fonctionnaires vont de l'habitat vétuste aux HLM, en faisant un détour par les cités de transit de plain-pied. Les indépendants potentiels partent des logements patronaux ou se logent d'emblée dans le secteur locatif privé, ancien ou récent (secteur aidé). Ils fuient à la fois l'inconfort des logements vétustes et l'enfermement dans un milieu exclusivement algérien. Ce clivage, qui partage nettement les itinéraires soit corrélés au deuxième «âge» de l'émigration algérienne, soit spécifiés par l'origine rurale vs urbaine (n=8), s'évanouit dans le contexte du troisième «âge», contemporain de la décolonisation. Pour les parents de Dalila (génération 1920) comme pour ceux de Souad et de Firouz (génération 1940, indépendant potentiel vs ouvrier-fonctionnaire), la contiguïté spatiale avec des immigrés de même origine et la distance avec les étrangers va de soi. Qu'on réside à la cité Simon, dans un petit ensemble HLM ou dans un logement patronal 96
Les parcours résidentiels des ouvriers industriels dans les années 1960 varient entre eux, tant dans la sous-population algérienne que dans la sous-population non maghrébine. Dans la première, la différenciation majeure consiste à se fixer dans l'habitat vétuste ou à le quitter pour des HLM neuves ou des logements 1% patronal. Dans la seconde, à se fixer dans les HLM ou le logement 1% patronal ou à résider dans le parc privé, à titre de locataire ou de propriétaire
‘— Des pères qui avaient émigré dans les années 1950 n'ont pas chercher à quitter l'habitat vétuste quand des enfants leur sont nés. Tel le père de Faïza. Il se sentait chez lui dans la vieille maison sans confort qu'il louait à Lyon, aux marges du quartier du Tonkin. Il ne l'a abandonnée pour une HLM que lorsqu'il y a été contraint par sa démolition. A cette attitude s'oppose celle des pères d'Hayet, de Fadila et de Zina. Le premier, scolarisé en Algérie, a emménagé dans une cité HLM de Bron en 1964, après la naissance de son premier enfant, et déménagé aux Minguettes quatre ans plus tard, à la naissance du quatrième : il désirait qu'ils vivent dans un appartement spacieux. Le second, a habité avec sa femme et les plus âgés de ses enfants un taudis du centre de Lyon en 1958, a essayé pendant quatre ans la cité Simon, puis a emménagé dans une HLM de Meyzieu. Le dernier enfin, après six ans de séjour dans un logement vétuste, est parvenu à obtenir à Lyon (3e) un appartement du 1% patronal.’ ‘— Les familles de Gabrielle et de Christine, qui ont elles aussi commencé par habiter des logements vétustes, en sont parties au bout de six et quatre ans. La première a emménagé dans un appartement HLM de Lyon-Mermoz en 1962, la seconde dans une cité de transit d'Oullins en 1967. De même, les parents de Nadine ont déménagé dans un logement du 1% patronal, situé à Villeurbanne, à la naissance de leur 2e enfant. A la différence de ces familles, les parents de Thérèse ont loué à partir de 1963 un appartement du secteur privé à Villeurbanne, ceux d'Emilia ont acheté en 1962 à Vénissieux un appartement dans une copropriété en construction’Le clivage entre l'orientation du père de Faïza qui combine habitat inconfortable et travail d'OS et celle des pères d'Assia et de Malika, «émancipés» qui évitent l'embauche dans la grande industrie et se logent dans le secteur privé, ne fait pas de doute, bien qu'ils aient tous les trois émigré dans des conditions voisines. Selon qu'ils n'ont pas pénétré dans d'autres milieux ou qu'ils l'ont fait, les ruraux vivent en France comme ils le feraient au village ou non. Cela dit, il est tout à fait possible de vivre autrement qu'au village, mais sans avoir incorporé les dispositions économiques et le rapport à la temporalité qui portent à élaborer des projets et à les réaliser 97 .
A lui seul, le rythme décalé des stratégies résidentielles mises en œuvre par les familles ouvrières selon leur origine géo-culturelle produit une ségrégation spatiale qui ne correspond nullement à une différenciation sociale. Dans les années 1970-80, parmi les treize familles spécifiées par la CSP «ouvrier industriel », une seule des cinq familles non maghrébine habitait une HLM dans une ZAC. Une autre était locataire d'un appartement du 1% patronal, les trois autres, propriétaires d'un appartement en ville ou d'une maison dans la grande couronne. Inversement, sept familles d'origine algérienne sur huit habitaient en HLM, dont quatre dans une ZUP ou une ZAC. La huitième, locataire d'un appartement du parc privé, était d'origine urbaine. On remarque que les trois familles ayant acheté une maison dans les années 1980 n'appartiennent pas à la paysannerie. Elles sont issues de grandes lignées l'une citadine et l'autre rurale (Leïla et Assia), ou font partie des couches moyennes promues par le biais de l'école à la fin de la colonisation (Esma).
Cf. annexes p. 23.
On peut y voir l'héritage de la société féodale chrétienne, qui enjoignait aux paysans de «travailler à l'image de Dieu» et d'accepter leur position subalterne. "(...) Plus profondément encore, l'homme doit travailler à l'image de Dieu. Or le travail de Dieu, c'est la Création. Toute profession qui ne crée pas est donc mauvaise ou inférieure. Il faut, comme le paysan, créer la moisson, ou, à tout le moins, tranformer comme l'artisan la matière première en objet. A défaut de créer, il faut transformer —«mutare» —, modifier — «emendare» —, améliorer — «meliorare». Ainsi est condamné le marchand qui ne crée rien", J. Le Goff, "Métiers licites et métiers illicites dans l'Occident médiéval" in Pour un autre Moyen Age, Tel Gallimard, Paris, 1977, p. 96.
NB. Elle avait fait toute sa vie des soudures sur un coussin d'amiante, elle est morte d'un cacncer à la plèvre quelques années après son licenciement économique.
Sur l'opposition des systèmes de valeurs auxquels on se réfère dans les milieux de la fonction publique et du privé — avenir assuré vs être son propre patron" — cf. F. de Singly, C. Thélot, Gens du privé gens du public, la grande différence, Paris, Dunod, 1988, pp. 183-184.
"Sur certains chantiers du bâtiment, les ouvriers européens désignent les Algériens sous le terme de «Bretons Noirs», la couleur de la peau étant le signe distinctif d'une main d'œuvre coloniale dont on estime que la fonction normale est d'assurer les travaux les plus durs et les plus dangereux.", A. Michel (1957), p. 47. Dans les années 1970, "le mépris [des ouvriers professionnels] pour les «sans-métiers » autrefois exprimé à l'égard des provinciaux issus de la campagne, s'alimente maintenant d'une hiérarchie des différences ethniques [...]". La relation que fait F. Batier de stages à l'intention des agents de maîtrise met en évidence le soubassement idéologique : "[Les stagiaires] ont pu prendre conscience, en eux-mêmes, d'une sorte d'échelle de civilisation qui constitue aussi une échelle de préférence avec, à son origine inférieure, un monde de sauvages, à son terme supérieur, notre monde occidental et, entre les deux, dans un ordre croissant de civilisation, les Noirs, puis les Arabes et les Juifs (souvent au même niveau), puis les Asiatiques (les "Chinois"). [...] Pour l'Arabe — utilisons un instant le singulier à visée globalisante du langage commun —, qui constitue en quelque sorte l'archétype de l'immigré, l'accent est toujours mis sur sa dangerosité, avec une forte connotation sexuelle, et sur sa saleté.", M. Tripier, L'immigration dans la classe ouvrière en France, L'Harmattan, Paris, 1990, pp. 186-187.
"Dans la mise en place du mode de production capitaliste, le petit boutiquier permet la concentration capitaliste au niveau où elle est la plus nécessaire (la production). Déchargeant à ses risques et périls le capitaliste industriel du soin de commercialiser lui-même sa production, il lui permet aussi de drainer à son profit l'essentiel du capital financier. Mais, en retour, le boutiquier se trouve déchargé du travail productif et gratifié d'une partie de la plus-value incorporée dans le prix de vente et extorquée en amont aux prolétaires de l'industrie. (...) Depuis 1945 la situation tend à se renverser du tout au tout : le rythme de réalisation de la plus-value dans la boutique devient trop lent; il est trop onéreux pour correspondre aux exigences de la grande production capitaliste concentrée et aux rythmes de la centralisation et de la rotation du capital que cette concentration exige. Les causes qui expliquent, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'essor de la boutique, sont celles-là même qui organisent aujourd'hui les conditions de sa décadence.", C. Baudelot, C.Establet, J. Malemort (1974), pp. 260.
Le secteur s'est globalement affaibli. Dans le Rhône, de 1962 à 1982 le nombre des indépendants sans salariés (hommes) a diminué régulièrement, passant de 36 269 à 31 840, tandis que celui des salariés de l'Etat et des collectivités locales (hommes) a augmenté régulièrement de 28 985 à 52 664. En pourcentage, les indépendants passent de 11,55% à 8,33%, les salariés de l'Etat de 9,24% à 13,78%. (Source : recensement général 1982, résultats des sondages au I/4).
"(...) Pour qu'il soit légitime de parler de «grande industrie», il faut que les sections du procès de travail assises sur le machinisme exercent une domination sur l'ensemble de la branche. Cette «domination» quant à elle doit s'appréhender en termes économiques et ne peut être appréhendée qu'en référence au procès de valorisation de la valeur et de formation des valeurs d'échange", B. Coriat (1979), p 114, pp. 167-173.
Chez Citroën à la fin des années 1960 : "Il y a six catégories d'ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M1, M2, M3); trois catégories d'ouvriers spécialisés (OS1, OS2, OS3). Quant à la répartition, elle se fait d'une façon toute simple : elle est raciste. Les Noirs sont M1, tout en bas de l'échelle. Les Arabes sont M2 ou M3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général OS1. Les Français sont, d'office, OS2. Et on devient OS3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs.", R. Linhart, L'établi, Editions de Minuit, Paris,1978, collection «double», p. 24. Le réaménagement, dans le contexte de la grande industrie, de la hiérarchie existant entre gens de métier et manœuvres dans l'organisation artisanale du travail, se fait à partir de critères non professionnels, l'origine géo-culturelle, le sexe.
cf. annexes p. 23
"Il s'agit d'optimiser les investissements publics, de l'Etat et des collectivités locales, en les concentrant sur des opérations prioritaires parce que de taille suffisamment importantes (500 logements au moins), afin de réaliser des économies d'échelle, tant pour la construction des logements que pour la réalisation des infrastructures de desserte. (...) La nécessité d'aménager et de construire vite et au moindre coût réduit la définition des plans directeurs à la recherche des plans de circulation et d'installation des réseaux les plus économiques, les vides étant ensuite remplis par le bâti. ", J. P. Flamand, Loger le peuple, essai sur l'histoire du logement social, La Découverte, Paris, 1989, pp. 282-283 et chap. 4.
On a divisé les parcours en cinq sous-ensembles définis respectivement par les catégories «ouvrier-fonctionnaire» (n=5), «ouvrier artisanal» (n=3), «maîtrise-indépendant, trajectoire discontinue» (n=8), «salarié de l'industrie» spécifié soit par l'origine algérienne (n=8) soit par une origine non maghrébine (n=7). (Le tertiaire est inclus dans l'industrie).Cf. annexes, pp. 18-20.
Les parents de Firouz résident dans une commune de l'Ouest lyonnais où les familles d'immigrés sont peu nombreuses, ceux de Souad dans les anciens bâtiments de la cité de la Soie à Vaux-en-Velin. Dans cette Cité construite en 1925 par le groupe Gillet pour les travailleurs de l'usine T.A.S.E. (Textile artificiel de Sud-Est), les immeubles locatifs destinés aux ouvriers — des immigrés dans leur quasi-totalité — ne se confondaient ni avec les pavillons-jardins du personnel d'encadrement, ni avec le foyer de jeunes ouvrières étrangères tenu par des religieuses, ni bien sûr avec les villas du personnel de direction. Cf M. Bonneville (1978), pp. 88-89.
P. Bourdieu, Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Ed de Minuit, Paris, 1977, ch. IV.