carte de l'objet-population

Notre hypothèse de travail, qu'il faudra mettre à l'épreuve, est qu'il existe des corrélations entre des différenciations pertinentes de variables descriptives concernant les familles et des différenciations dans les modes de socialisation primaire familiale — dans la prime éducation — des enquêtées. On a repéré ces axes d'opposition en explorant les conditions d'émigration-immigration des pères et des mères. Pour construire el'objet-population, il suffit de récapituler.

Une première ligne de clivage, nette chez les Algériens d'origine rurale, traverse la population masculine des migrants. Les uns se conduisent en affiliés, en membres d'un groupe familial, épousant la jeune fille qui leur est destinée et travaillant pour subvenir aux besoins de la famille indivise dans un premier temps, à ceux de la famille conjugale dans un second. Les autres, potentiellement émancipés par leur condition d'orphelin, ont configuré l'émigration en aventure de jeune homme. Une fois mariés avec une jeune fille qui n'était pas toujours originaire du même groupe ou du même village, ils se sont convertis en chefs de famille, mais pas obligatoirement en travailleurs stables.

Quand ils en ont le pouvoir, les affiliés et les émancipés ne s'orientent pas vers les mêmes professions. Pour les premiers, la réussite s'identifie à l'état d'«ouvrier-fonctionnaire», à défaut, à un emploi dans une entreprise de BTP ou de petite industrie; pour les seconds, elle s'identifie au statut de commerçant, c'est-à-dire d'«indépendant», à défaut, à un emploi de camionneur, de grutier, d'agent de maîtrise — ou à l'inactivité. Les uns et les autres risquent de devenir ouvriers dans la grande industrie. A partir de ces repérages, on a distingué les CS suivantes, qui permettent de classer l'ensemble de la population des pères (n=31) :

‘— la CS ouvrier-fonctionnaire regroupe les salariés des collectivités locales et des services publics, qu'ils soient ouvriers ou employés (éboueur, cantonnier, agent des hôpitaux, mécanicien etc.. ). (n=5)’ ‘— la CS ouvrier artisanal concorde avec le secteur du BTP. L'opposition non qualification vs qualification est corrélé dans la population à l'opposition origine étrangère vs origine française. (n=3)’ ‘— la CS maîtrise-indépendant, traj. discontinue regroupe les ouvriers ne travaillant pas à la production et jouissant de quelque autonomie, tels les ouvriers du transport (conducteur d'engins, chauffeur-livreur) ou les chefs de chantier. On y a joint les deux types de non salariés, les indépendants et les inactifs. (n=8)’ ‘— la CS ouvrier industriel , spécifiée par l'opposition non qualification vs qualification, est corrélée dans ce cas aussi à l'opposition origine étrangère vs origine française ou pied-noir. (n=13) ’ ‘— les CS de salariés non ouvriers, soit cadre de production et employé de bureau se réduisent à deux cas, corrélés à l'origine française et pied-noir. (n=2)’

A lui seul, le classement à partir des professions est un filet trop lâche. Il néglige deux lignes de structuration, qui ont des chances d'être corrélées à des traits distinctifs dans les modes de socialisation familiale, en particulier dans les familles de migrants. Le premier axe est vertical. il est corrélatif aux transformations du contexte socio-historique, au cours des deux décennies 1947-1969 qui englobent toutes les installations dans la région lyonnaise, à l'exception de deux d'entre elles qui ont précédé la seconde guerre mondiale. Le second axe est horizontal. Il est corrélé à l'hétérogénéité des systèmes de dispositions incorporés par les migrants des deux sexes, selon qu'ils sont passés sans transition d'une société agraire à économie de subsistance dans laquelle les structures familiales et les structures politiques sont intriquées, au capitalisme à l'heure de la production industrielle de masse, du salariat généralisé et de l'Etat-social, ou qu'à leur arrivée, ils étaient déjà familiarisés, au moins partiellement, avec les régulations du pays d'accueil.

L'axe vertical découpe deux «âges», qu'on a nommés simplement Temps1 et Temps2, dans le continuum temporel d'une vingtaine d'années. Comment les délimiter? Puisqu'il s'agissait principalement de repérer des transformations dans les modes de socialisation des filles, il a paru adéquat de corréler la démarcation aux parcours de vie empiriques des mères. On n'a pas pris appui sur leurs dates de naissance mais sur les dates de procréation du premier enfant. En effet, si la plupart des mères sont la première et la seule femme de leur conjoint et n'ont pas eu elles-mêmes un autre conjoint, plusieurs (n=6), en majorité d'origine algérienne, ont épousé un conjoint dont le parcours conjugal n'a pas été linéaire — un bigame, un veuf, un homme qui a répudié sa première femme ou divorcé —, ou fait elles-mêmes un second mariage après une répudiation. On a classé les familles, et du même coup les enquêtées, dans Temps1 (20 familles et 24 enquêtées) ou dans Temps2 (11 familles et 11 enquêtées), selon que la mère a eu son premier enfant entre 1949 (Isabelle) et 1961 (Anna) ou entre 1962 (Manuela) et 1969 (Souad) 98 . La borne temporelle correspond — partiellement — à celle qui délimite les deuxième et troisième «âges» de l'émigration algériennes : aux émigrations masculines en célibataire, qui s'étalent entre 1947-1956 ont fait suite les émigrations multiformes des années 1962-69, qui suivent immédiatement les accords d'Evian et l'indépendance de l'Algérie.

La démarcation est pertinente aux échelles macro et micro. Pour ce qui concerne les mères algériennes, il y a des chances que celles de Temps1 aient eu un parcours différencié de femme mariée selon qu'elles ont épousé un migrant affilié ou un migrant émancipé. Dans le premier cas, le parcours modal a été de vivre dans la belle-famille en Algérie à la suite du mariage, puis de rejoindre le conjoint en France et de vivre conjugalement avec lui après la naissance d'un ou plusieurs enfants. Dans le second au contraire, l'expérimentation de la vie de couple a eu lieu dès le mariage ou peu de temps après. Or ces différences s'estompent de Temps1 à Temps2. D'une part, le clivage affilié vs émancipé cesse d'être agissant. D'autre part, la vie de couple dès le mariage se généralise.

population de l'enquête
                   
équilibr. archéomodernes        
                   
  orga. «ACÉPHALE» «AUTOCÉPHALE»      
    ordre des choses autorité personnelle      
  origine affilié chef de famille      
    o-fonct mère maîtr-indép ouvrier      
    maghr. maghr. maghr. n maghr        
  rurale Nora •Nacera ASSIA GABR.        
      •Amel            
  variée     MALIKA •Isabelle        
  urbaine     Leïla •Inès        
                   
  société salariale            
                   
Temps1   MILIEUX ANTÉINDUSTRIELS SALARIAT D'INDUSTRIE  
  origine o-fonct. o. artis maîtr-indép. secteurs industriel et tertiaire
gvnt mère autorité pater. gvnt mère autorité paternelle
    maghr n maghr maghr. n maghr. maghr. n maghr. maghr. n maghr
  rurale         Fadila •Emilia    
              •Sylvie Faïza  
              Thérèse   Christine
  variée Dalila   HACINA Carole   Nadine •Hayet Céline
              •Nadia  
  urbaine         Warda     Anna
                   
archéo- Saïda MANU         Aïcha  
Temps2 moderne            
  société Naïma     LIDIA Zina   Esma  
  salariale Firouz Joëlle Souad     Saba  
 place de REPRÉSENTANT-HÉRITIER  
place de fille et de représentant  
• deux sœurs        

La construction d'un axe horizontal visait à regrouper dans deux sous-ensembles distincts, d'une part les migrants continuant à se percevoir dans l'immigration comme les membres d'une famille-communauté transgénérationnelle — déjà construite ou à construire par le chef de famille —, d'autre part ceux qui se sont adaptés bon gré mal gré à la «carrière» de salarié et à l'autonomisation de la famille conjugale, de la famille-association. Pour définir le premier sous-ensemble, qui se réduit à sept familles et neuf enquêtées, on a choisi la dénomination d'«équilibrages archéomodernes». Pour définir le second, qui compte treize familles et quinze enquêtées, on a emprunté à Robert Castel le concept de «société salariale», qui s'articule avec le concept de rapport salarial «fordiste» 99 .

Le classement de telle famille dans l'un des sous-ensembles plutôt que dans l'autre a beau s'appuyer sur des analyses exploratoires, il implique des arbitrages qui peuvent être contestés. Mais ce classement étant un instrument de travail qui n'a pas d'autre visée que de rendre possible une comparaison systématique, le phénomène n'a guère d'importance. Pour prendre un exemple, on a inscrit dans le sous-ensemble «équilibrages archéomodernes» des «chefs de famille» dont certains s'étaient adaptés à la discipline salariale et d'autres non, et dans le sous-ensemble «société salariale» ceux des «chefs de famille» qui ont occupé durablement un emploi dans la grande industrie.

‘Ces arbitrages ont abouti à réunir dans «équilibrages archéomodernes» cinq familles d'origine algérienne dont les pères ont émigré entre 1947 et 1956, une famille d'origine espagnole et une famille d'origine italienne dont les pères ont émigré en 1936 et 1956. Dans la famille de l'affilié père de Nora c'est la mère qui avait la responsabilité de fait de la socialisation de ses filles. Dans celle de Nacera-Amel aussi. A l'opposé, les émancipés pères d'Assia, de Malika de Leïla, d'Isabelle-Inès mais aussi l'affilié père de Gabrielle se sont conduits en chefs de famille exerçant l'autorité et organisant la vie de la petite communauté familiale. Deux d'entre eux, ceux de Malika et de Leïla ne sont pas parvenus à combiner durablement autorité statutaire de chef de famille et discipline salariale, et sont retournés l'un et l'autre en Algérie, l'un avec femmes et enfants sauf l'aînée, l'autre seul. ’

A partir des cinq CS repérées, on a distribué les familles de Temps1 non inscrites dans «équilibrages archéomodernes» entre les deux versants de la «société salariale», celui de «milieux antéindustriels» 100 et celui de «salariat d'industrie». Dans le premier, qui fait transition entre «équilibrages archéomodernes» et «salariat d'industrie», l'organisation du travail n'est pas orientée principalement par l'objectif capitaliste d'augmenter la productivité en économisant le temps de travail socialement nécessaire. Les familles qui le constituent sont spécifiées par les CS ouvrier-fonctionnaire, ouvrier-artisanal ainsi que maîtrise-indépendant ou inactif. Dans le second, au contraire, représenté presque exclusivement par la CS ouvrier industriel dans la population de l'enquête, l'organisation du travail est soumise à la logique de la productivité maximum.

Notre visée étant comparatiste, on a classé la petite population de Temps2 (n=11) à partir des mêmes cadres que la population de Temps1 : on l'a répartie dans deux sous-ensembles homologues aux précédents, «équilibrages archéomodernes» et «société salariale». Le premier se compose de trois familles, deux d'origine algérienne — un affilié et un chef de famille qui ont émigré entre 1947 et 1956, comme ceux de Temps1 — et une d'origine espagnole — le père et chef de famille s'est marié après vingt ans de séjour dans les prisons franquistes, et la famille a émigré au début des années 1960. Le second rassemble des parents majoritairement d'origine algérienne, appartenant aux générations 1930 et 1940, et à des milieux plus variés que les familles homologues de Temps1.

On dispose dorénavant d'une carte de la population permettant d'opérer des comparaisons ordonnées. Au fil des analyses empiriques, on aura l'occasion d'explorer ce qui différencie les migrants, selon qu'ils sont spécifiés par «équilibrages archéomodernes» ou par «société salariale», par le contexte de Temps1 ou par celui de Temps2.

Notes
98.

Ce choix fait que les dates de naissance et d'émigration des mères se chevauchent en partie — celles de Temps1 sont nées entre 1922 et 1941 et ont émigré entre 1923 et 1966, celles de Temps2 sont nées entre 1932 et 1947 et ont émigré entre 1962 et 1969.

99.

Robert Castel a lui-même emprunté ce concept, corrélé à la transformation du rapport salarial, à Michel Aglietta et Anton Brender (1984). Le passage du rapport salarial caractérisant les débuts de l'industrialisation au rapport salarial «fordiste» implique un ensemble de cinq conditions, identifiées par l'Ecole de la régulation : 1) une ferme séparation entre ceux qui travaillent effectivement et régulièrement et les inactifs et semi-actifs qu'il faut soit exclure du marché du travail, soit intégrer dans des formes réglées; 2) la fixation du travailleur à son poste de travail dans le cadre d'une «gestion du temps précise, découpée, réglementée»; 3) l'accès par l'intermédiaire du salaire à de «nouvelles normes de consommation ouvrière», à travers lesquelles l'ouvrier devient lui-même l'usager de la production de masse; 4) l'accès à la propriété sociale et aux services publics; 5) l'inscription dans un droit du travail qui reconnaît le travailleur en tant que membre d'un collectif doté d'un statut social au-delà de la dimension purement individuelle du contrat de travail. R. Castel (1995), pp. 324-340.

100.

Pour dénoter l'homogénéité tendancielle de groupes sociaux dont l'activité professionnelle est objectivement sous la dépendance de la logique capitaliste, mais dont le travail n'est pas organisé selon la logique de la grande industrie, on emprunte à B. Bensoussan le terme qu'il emploie à propos des artisans de la soierie. " La soierie fait “milieu”. C'est un groupe professionnel dont l'homogénéité tient à la similitude des modes de vie, de la culture technique, des déterminants généalogiques." B Bensoussan, H. Pommier, Soierie artisans et métiers, CNRS, Paris, 1991, p. 80.