logiques des pratiques intra-familiales

se disputer

Les réponses à la question Diriez-vous qu'il est normal ou pas que dans une famille, on se dispute? 104 mettent en évidence que le rapport à cette pratique usuelle est différencié.

Dans les conditions correspondant à «équilibrages archéomodernes» Temps1, une ligne de clivage significative recoupe l'opposition organisation «acéphale» vs «autocéphale». Dans les premières familles, les disputes ont la fonction quasi-physiologique de libérer l'énergie pulsionnelle, dans les secondes elles prennent la valeur performative de luttes de rivalité. Comme formulation emblématique du premier modèle, on pourrait choisir celle d'Amel, "ça a besoin d'éclater". Libération d'une tension émotionnelle ou mise en éveil d'une machine humaine assoupie, la dispute n'est pas perçue comme un échange interpersonnel. A la question «est-il normal de se disputer?», Nora répond "il est normal de s'injurier", substituant significativement un verbe à un autre. Elle évoque implicitement les rapports entre une mère et une fille, comme le fait explicitement Nacera. L'explosion des affects est admise quand on est dans l'entre-soi, entre femmes, elle ne le serait pas en présence des hommes, dans l'espace public. Mais il n'y a de place nulle part pour un discours qui prendrait pour objet les affects, domaine de la vie privée secrète. Ce discours devient possible dans Temps2. Pour calmer l'excitation émotionnelle, Saïda n'utilise pas le geste vocal de l'injure mais la médiation de la parole-confidence — "moi je me vide". Du même coup, une réserve naît à l'égard de la libération incontrôlée des affects, qu'Amel jugeait saine. Le second type de dispute, qui a cours dans les familles «autocéphales», a valeur de pratique sociale. Il s'agit soit d'affermir sa domination sur autrui, soit de miner la domination d'autrui. Les pères modifient la vie intrafamiliale en participant à son organisation et aux échanges verbaux. L'espace domestique se désacralise. Alors que Nora éprouve un malaise quand sa mère tient tête au père, Malika et Isabelle se démarquent de l'attitude soumise de leur mère — "quand on est toujours d'accord c'est qu'il y en a un qui la ferme"; "à la limite c'est un manque de personnalité" — et Assia décrit l'espace familial comme un champ de bataille où les forts prennent l'avantage sur les faibles ("je me suis disputée avec tout le monde.... moi en plus j'aime bien les rapports de force"). A la limite, dans la bataille verbale, il s'agit d'avoir les moyens de parler plus fort que l'autre.

On observe d'autre part les traces de deux modes hétérogènes de contrôle s'exerçant sur les pulsions. L'exemple de Leïla (famille citadine «autocéphale» Temps1) montre un double réaménagement de la dispute-bataille. De lutte agonistique nue, elle se change en débat argumentatif, et elle provoque un réaménagement de l'ordre antérieur que l'énonciatrice juge comme un progrès. La configuration de la dispute est dessinée par la formulation même : le contexte est précisé, les partenaires sont nommément désignés, le résultat axiologiquement évalué. (1. "entre ma mère et mon père s'il y avait pas eu de disputes il n'y aurait pas eu de séparation ils se seraient emmerdés toute leur vie, je crois qu'ils étaient pas faits pour être ensemble"; 2. "moi et ma mère on se dispute souvent parce qu'on a des idées des fois différentes / des fois je me rebelle quand même mais on s'arrange et on trouve toujours des compromis / finalement, ça avance" ). Le parti pris d'une énonciation qui précise les circonstances est en accord avec la valeur pragmatique dont se charge le débat, et avec le risque assumé d'un échec. Si l'accord est impossible, on en prend acte, comme les parents de Leïla en se séparant, ou bien on accepte des compromis, comme font Leïla et sa mère. Cette seconde éventualité est la marque d'une mutation. Si l'échange verbal ne se résout pas en victoire d'un partenaire et défaite de l'autre mais soit en rupture soit en compromis, c'est que la parole peut être désormais mobilisée comme instrument de négociation.

Le discours d'Aïcha (Temps2) illustre au contraire une évolution des manières de faire et des manières de dire, de Temps1 à Temps2, qui noie les pratiques et leur valeur dans un rideau verbal de fumée. Explication psychologisante des disputes ("on a chacun son petit caractère"), parti pris d'euphémisation et d'objectivisation — pas de je-sujet, référence implicite à une norme soi-disant universelle étiquetée «conflits de générations» ("il y a deux générations différentes il y a des différences, on a une conception qui est peut-être complètement différente de celle de la maman de celle du papa"). Le recours paresseux aux généralités a entre autres avantages celui d'éviter le risque de choquer l'interlocuteur. On comparera ce discours vague aux affirmations sans fard d'Amel (Temps1) se référant à la violence des pulsions comme à un phénomène physiologique qu'il serait malsain de brider 105 , ou d'Assia (Temps1) n'hésitant pas à parler de rapports de force. Ce qu'on sait d'Aïcha — on y reviendra ultérieurement — rend probable qu'elle instrumentalisait la dispute pour parvenir à ses fins, mais si l'on se fondait uniquement sur son commentaire, l'interprétation serait hasardeuse.

En résumé, dans la petite population spécifiée par «équilibrages archéomodernes», on relève trois phénomènes distincts. Premièrement, dans Temps1 on distingue clairement une dispute-exutoire dans le contexte d'un entre-soi féminin privé d'enjeux de pouvoir, et une dispute-agôn dans une communauté familiale dirigée par le père, à condition que l'équilibrage intrafamilial ne soit pas bloqué. Deuxièmement, les discours des filles suggèrent que de Temps1 à Temps2 le contrôle des pulsions se renforce et que les deux modèles de dispute se remanient sous l'effet de nouveaux savoir-faire langagiers. La dispute-exutoire peut se réaménager en parole-confidence, la dispute-agôn peut s'euphémiser. Troisièmement, et dans ce cas il s'agit d'une mutation, la dispute-agôn peut, sous certaines conditions, devenir un dialogue et aboutir à un accord négocié.

Il s'agit maintenant d'observer quel usage est fait des disputes dans la population de «société salariale» . On séparera l'étude des énoncés, selon qu'ils sont spécifiés par une origine non maghrébine ou algérienne. La réprobation quasi unanime des non maghrébines à l'égard du manque d'autocontrôle signale le triomphe de la mise à la discipline : tout le monde a appris qu'il convient de bannir les cris et les coups, et de parler correctement. On remarque d'autant mieux les trois réponses qui détonnent. Elles viennent de deux filles de migrants ruraux et d'une fille d'indépendant potentiel et prônent la dispute-exutoire. Les filles de migrants Christine (orig. hispano-italienne) et Emilia (orig. italienne) reconduisent sans vergogne les pratiques de leurs parents ou de leur mère ("dans mon couple, si on se disputait pas c'est qu'on serait malades, il faudrait nous prendre la température"; "et puis il faut gueuler un coup, si si, bah on gueulait tout le temps chez moi, c'était comme ça"), tandis que Carole (orig française) prend le temps de verrouiller l'entre-soi avant de s'abandonner aux éclats de voix ("nous on s'engueule ça pète, je ferme les portes pour pas qu'on nous entende"). Machinale chez les deux premières, la reconduction est délibérée chez la troisième qui a transformé la dispute en scène polysémique. C'est un rituel — on a vu comment il débutait, il a aussi une fin (on se fait un petit mimi et c'est reparti). C'est un reste des duels agonistiques ("ou alors c'est qu'il y en a un qui dit amen à tout"), c'est l'effet de l'individualisation ("on a tous notre caractère"), c'est à la fois une négociation et le piment de la routine quotidienne ("c'est ce qui fait la balance qui met l'ambiance"). Un arrière-plan de matériaux hétérogènes sert de support à une improvisation chaque fois neuve. La libération émotionnelle se mue en pratique artistique. La dispute s'organise presque en moment, pour reprendre le nom qu'Henri Lefebvre donnait à la conceptualisation sociologique d'une réalité "dans laquelle l'individuel ne se sépare pas du social" 106 . Les réponses données par des filles de salariés industriels se divisent en deux, selon la ligne du clivage exutoire/agôn réaménagée sous une forme si affaiblie qu'on le reconnaît à peine. Le point significatif est que le clivage correspond aux divisions sociales que résument les CS. Tandis que les filles d'ouvriers, telles Nadine et Sylvie, se réfèrent plutôt à la cause des disputes et mettent en avant les différences des caractères et divergences des points de vue, les filles de salariés non ouvriers, Anna ou Céline, pointent le résultat ("il faut dialoguer trouver une solution", "ça peut aider à mieux comprendre"). La dispute serait un exutoire dans les familles populaires, elle jouerait un rôle régulateur dans les couches moyennes. On notera que le souci affiché de "trouver une solution" ou de "comprendre" le partenaire élimine le conflit comme s'il était obscène. Le consensus prend la valeur floue d'une norme, à la fois présupposé, prescription et idéal incontesté.

Dans la population d'origine algérienne au contraire, la dispute-agôn a du sens parce qu'elle est liée à des enjeux sociaux. Disputes à l'intérieur des fratries manifestant des conflits de rivalité latents chez Dalila (CS ouvrier artisanal, famille-association) et Hacina (CS indépendant, organisation «autocéphale» ), disputes entre enfants et parents chez Fadila (CS ouvrier, famille-association.). Les enjeux sont d'autant plus mobilisateurs que la famille s'organise en petite communauté effervescente dynamisée par le caractère interpersonnel des relations. Mais l'expérience de Dalila ou d'Hacina est plus proche de celle de Leïla que de celle d'Assia. Il ne suffit plus de parler fort pour s'imposer. Les deux filles réinventent des pratiques verbales et intellectuelles subtiles, totalement ignorées des non maghrébines de la population — mettre en œuvre des stratégies, prendre une distance réflexive, réinventer la rhétorique. On citera le début de la réponse d'Hacina.

‘— "Moi je trouve que c'est très normal. C'est très normal parce que... on est extrêmement lié par des choses par des choses de nos origines; du même père de la même mère déjà c'est hyper hyperimportant et forcément c'est un poids. C'est un poids parce qu'il y aura toujours ce désir d'être plus reconnues les unes que les autres par nos parents, parce qu'on a toujours ce même point de ralliement et ce même point de conflit qui sera éternellement existant. J'ai beau dire des tas de choses sur mes parents c'est quand même mes référents et c'est quand même... c'est eux enfin... c'est une référence quoi. Et je pense que dans une fratrie il y a toujours ces espèces de conflits de rivalités parce qu'on va essayer d'être le plus séduisant le plus charmant le plus ci le plus là pour faire plaisir à nos parents, ou bien inversement à tout casser à tout briser parce qu'on n'arrive pas justement à prendre suffisamment de recul ou à essayer de jouer des deux." (Hacina)’

Si ces enjeux n'existent pas, la dispute se réduit à la fonction d'exutoire comme le montre l'exemple de Warda, fille de l'ex-militaire devenu ouvrier, et restée longtemps fille unique. En bref, les différenciations qu'on observe, selon l'origine algérienne ou non maghrébine, correspondent à deux états des rapports sociaux. Quand la famille s'organise à la manière d'une communauté dont le chef exerce un pouvoir à la fois économique et politique, elle est le foyer de luttes de compétition pour un rang donnant du pouvoir, et la dispute — ou le dialogue — est une arme dans ces luttes. C'est le seul cas où elle prenne une valeur sociale. Dans tous les autres, qu'il s'agisse d'entre-soi féminin, ou de rapports interindividuels dans le contexte du salariat industriel — intimité de couple, rapports entre parents et enfants ou entre frères et sœurs —, ou bien la dispute oscille entre déversoir de trop-plein pulsionnel et théâtralisation du quotidien, ou bien elle s'affadit en recherche policée de consensus.

On ne sera pas surpris que dans les conditions correspondant à Temps2, l'évolution se confirme. Constatons d'abord la survivance d'un clivage corrélé à l'origine non maghrébine ou algérienne, dans la population spécifiée par «milieux anté-industriels». La fille d'origine française Joëlle récuse la dispute-exutoire sous prétexte qu'elle fait dépenser l'énergie vitale en pure perte ("faut éviter, la vie est courte"),tandis que des filles d'origine algérienne la valorisent en identifiant dispute, dépense affective et lien familial . Firouz l'associe au lien affectif ("quand des personnes s'aiment entre elles, c'est normal") et Souad en fait le ciment d'une cohésion familiale directement branchée sur des ébranlements émotionnels ("se disputer une fois par semaine, ça tient les relations"). Mais le phénomène socialement le plus significatif est le passage au premier plan du clivage corrélé à la différenciation des pratiques socio-culturelles, en l'occurence des pratiques langagières, selon les milieux sociaux. Zina et Naïma, comme Firouz et Souad, ne pratiquent que la dispute-exutoire. Mais tandis que le discours de Zina présuppose une relation biunivoque entre les mots et la réalité (on gueule, on pardonne, ça soude), Naïma , à la manière de Carole, définit la situation de communication «dispute» comme un agrément piquant qui colore la grisaille de la vie ("ce serait très très monotone, les réconciliations après c'est amusant"). L'opposition rural/urbain issue du passé algérien se redéfinit en opposition socio-culturelle affectivité brute/esthétisation des interactions.

La référence à la dispute orientée vers un objectif se rencontre, dans la sous-population, chez une non maghrébine, Lidia (CS indépendant), et chez deux algériennes, Esma et Saba (CS ouvrier). Les trois enquêtées, comme leurs homologues de Temps1 Céline et Anna, répugnent aux conflits, acceptent la dispute comme un mal nécessaire et soulignent la nécessité de contrôler ses affects — "Reste à voir jusqu'où on peut faire grimper la dispute“; "il faut mettre les choses au point calmement";“je dis bien un petit accrochage je dis pas la grosse dispute avec perte et fracas les meubles par terre tout ça non, non pas ça“. Dans le contexte de Temps2, l'opposition structurelle entre les deux types de dispute tend à se redéfinir en partis pris contraires face à l'irruption de l'émotionnel dans les relations intrafamiliales. Cette irruption est valorisée par les unes, crainte et entourée de garde-fous par les autres. Or, on constate que la valorisation des ébranlements affectifs va avec une socialisation exclusivement maternelle, la méfiance à leur égard avec une socialisation maternelle et paternelle. La ligne de clivage, dont on a repéré qu'elle passait, dans la population salariée non maghrébine de Temps1, entre CS ouvrier et CS non ouvrier passe ici entre deux modes de socialisation familiale 107 .

L'opposition structurelle, repérée dans les conditions d'«équilibrages archéomodernes» entre deux types de dispute, survit donc aux avatars de leurs réaménagements. Prenons cette permanence au sérieux. Une interprétation plausible du clivage s'originant dans le mode de socialisation familiale, que corroborent notamment les commentaires de Leïla, de Dalila ou de Hacina à propos de leurs usages de la dispute, est que la socialisation maternelle et paternelle familiarise les sujets parlants à la gymnastique du dialogue interpersonnel, contrairement à la socialisation maternelle, unidimensionnelle. Du même coup, selon le mode de socialisation, les usages domestiques donnent le branle, à travers le dialogue, à un procès d'individuation solidaire du procès d'autonomisation de la langue, et corrélativement à son déploiement dans toutes sortes d'usages, ou au contraire tendent à réduire la langue à un accompagnement sonore et chargé d'affectivité des activités ordinaires. La dualisation des usages de la langue dans les familles serait à l'origine d'un clivage significatif : pérennisation des postures héritées ou au contraire, possibilité d'un remaniement de ces postures.

Concluons que, sans le savoir, en se conduisant en famille à la fois en chefs de communauté familiale et en connaisseurs de la vie dans l'immigration, les «émancipés» algériens du deuxième «âge» ont ouvert à leurs filles, ou plutôt à certaines d'entre elles, l'accès à des compétences cognitives et linguistiques — à des compétences sociales — généralement fermées aux enfants d'ouvriers.

Notes
104.

Question n°32.

105.

Cf. N. Elias, La civilisation des mœurs, trad. franç.1e ed. 1939, Presses-Pocket, Paris, 1991: N. Elias, E. Dunning, Sport et civilisation, La violence maîtrisée, trad. franç., Fayard, Paris, 1994.

106.

" Dans l'homme socio-individuel, une raison vivante et ordonnatrice tend à distinguer ce qui restait mêlé dans la vie animale (disons par exemple : le repos et la lutte) et aussi à relier ce qui restait séparé (disons : la grâce et la puissance. (...) De la raison vivante à l'œuvre dans la civilisation, nous dirons ici qu'elle tend à constituer des «moments». Nous n'emploierons pas les termes équivoques de «domaines» ou de «régions» parce qu'il ne s'agit ni d'une théorie de la connaissance, ni d'une ontologie (ou d'une critique de l'ontologie) mais de l'examen d'une réalité qui se présente d'abord sur un plan sociologique, dans laquelle l'individuel ne se sépare pas du social.", H. Lefebvre, La somme et le reste, La Nef de Paris Editions, Paris, 1959, pp. 642-643.

107.

On pourrait rapprocher ces observations des corrélations mises en lumière par les travaux de J. Kellerhals et de son équipe entre les divisions sociales et la différenciation des styles éducatifs. On sait que les différents types d'organisation familiale, construits à partir des interrelations entre les dimensions de régulation, de cohésion et d'intégration, ont été utilisés notamment pour étudier les styles éducatifs des familles. Une corrélation nette a été mise en évidence entre milieux populaires et type «Bastion» (cohésion par fusion ou consensus et régulation normative), milieux de cadres et type «Négociation» (cohésion par autonomie ou spécificité des parties et régulation communicationnelle). J. Kellerhals, "Les types d'interaction dans la famille", L'Année sociologique, 1987, notamment pp. 170-174. J. Kellerhals, C. Montandon, "Cohésion familiale et styles d'éducation", L'Année sociologique, 1991.