Rappelons que les réformes du début des années 1960 ont ouvert la voie à une transformation radicale de l'économie du système scolaire. Il se composait de deux secteurs à peu près étanches destinés chacun à une clientèle sociale prédéfinie, le primaire aux enfants du peuple, le secondaire aux enfants des classes supérieures, et d'un troisième secteur directement lié à la production économique, le technique-professionnel. Il s'unifie en un système organisé verticalement en trois niveaux — élémentaire, 1e cycle, 2d cycle — et transversalement en filières diversifiées et hiérarchisées. Il ne s'agit pas d'un simple réaménagement technique, mais d'une mutation. Le désenclavement de l'espace scolaire y introduit des tensions homologues à celles de la formation sociale globale. A la contradiction entre idéologie démocratique et division du travail inégalitaire, répond désormais dans l'école le dispositif formé par son unification et ce que B. Charlot a appelé la "différenciation hiérarchisante" 112 des filières. Mais la transformation ne s'est pas faite d'un coup.
L'impulsion est venue du monde extra-scolaire. L'enjeu de la réforme était politique. Il s'agissait d'adapter la formation générale et professionnelle des jeunes aux besoins d'une économie capitaliste moderne, c'est-à-dire d'augmenter le nombre global des diplômés tout en diversifiant les niveaux et les voies de qualification 113 . Ces besoins ont été satisfaits. La transformation de la population active au cours des quinze premières années de la réforme montre l'ampleur du réaménagement structurel qui a accompagné la croissance économique 114 .
La réforme scolaire a été voulue par le chef de l'Etat arrivé au pouvoir en 1958, réalisée autoritairement dès le début de la Ve République, présentée comme une réforme démocratique. Alors que les multiples projets conçus pendant la IVe n'avaient pas trouvé de majorité parlementaire pour les voter, le projet élaboré sous la direction du recteur Capelle 115 a pris force de loi. Les discours politiques de l'époque mettaient en avant l'ouverture du second degré à tous les enfants. Et il est vrai que le 1e cycle du second degré s'ouvrait aux enfants de toutes les classes sociales. Le train de réformes Berthoin-Fouchet de 1959-63 supprimait l'examen d'entrée en 6e et prolongeait la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans (prolongation réalisée seulement en 1971).
Mais en même temps cette scolarité «moyenne» de quatre ans — un cycle d'observation de deux ans suivi d'un cycle d'orientation de deux ans également — qui s'accomplissait désormais dans des établissements particuliers, les CES et les CEG, devenait une sorte de gare de triage à bifurcations échelonnées. A la fin de CM2 les élèves étaient répartis une première fois, en fonction de leurs résultats scolaires, dans les trois filières hiérarchisées du collège — filière I : enseignement long, filière II : enseignement court, filière III : section préprofessionnelle des classes de transition et des classes pratiques; ils l'étaient à nouveau en fin de 5e; ils étaient enfin aiguillés dans trois directions possibles à la fin du cycle, mais cette fois l'aiguillage était doublement hiérarchisé. Les voies se différenciaient par la durée de la scolarité et par les diplômes finaux : 2d cycle long de trois ans validé par un baccalauréat général ou un baccalauréat de technicien, 2d cycle court de deux ans validé par un diplôme technico-professionnel de CAP et/ou de BEP, envoi direct à la "vie active" ou à la FPA à l'issue du 1e cycle. Les élèves orientés vers un 2d cycle court ou long l'étaient plus précisément vers une formation spécifique ou vers une filière, en fonction des vœux déclarés et des résultats scolaires, mais aussi, d'une dimension passée sous silence, le nombre de places d'accueil. Et il n'y avait pas de passerelles permettant d'obliquer en cours de route vers une filière placée plus haut dans la hiérarchie. L'ouverture du 1e cycle se refermait comme une trappe au bout de deux ans.
En 1975 étaient diffusées des “Propositions pour une modernisation du système éducatif français“. L'objectif explicite du ministre Haby était de répondre aux "deux exigences distinctes et même apparemment contradictoires, qu'imposent, d'une part la recherche de l'égalité des chances scolaires, et, d'autre part, la nécessité de maintenir à toutes les étapes scolaires le plus haut niveau possible de formation." 116 . Aux critiques qui lui reprochaient d'ignorer le rapport entre réussite scolaire et contexte familial et social, il répondait que "ces inégalités se traduisent d'abord dans les tout premiers apprentissages" et que l'effort maximum pour compenser les inégalités sociales devait être entrepris au niveau de l'école maternelle et élémentaire. Aux niveaux suivants, l'important était d'éviter les orientations définitives trop précoces. C'est pourquoi, tant au collège qu'au début du 2d cycle menant aux BSD et BTn, il remplaçait les filières par des «troncs communs» assortis de systèmes d'options.
La réforme Haby des collèges est entrée en application en 1977. Les établissements du premier cycle, CES et CEG, perdaient la trace de leur lien originel soit avec l'enseignement secondaire soit avec l'enseignement primaire; soumis au même régime juridico-financier ils prenaient tous le nom de collèges. La nouvelle organisation pédagogique maintenait la filière III 117 mais supprimait la distinction entre filières I et II. Conformément aux principes de 1975, le dispositif majeur était l'unification du système. La longue citation qui suit montre comment s'articulent, dans le texte officiel, même type de formation, même type d'établissement, mêmes chances pour tous.
‘Un même collège pour tous’ ‘ Tous les élèves recevront désormais, pendant les quatre années du collège, le même type de formation.’ ‘Pour en unifier le cadre, un seul modèle d'établissement accueillera les élèves : le collège, se substituant aux CEG, CES et premiers cycles des lycées.’ ‘S'appuyant sur le savoir acquis à l'école élémentaire, le collège offre à tous les élèves :’ ‘— un capital commun de connaissances de base et de méthodes de travail, constituant une formation générale de type secondaire;’ ‘— en plus, à partir de la troisième année, des activités complémentaires optionnelles préparant les choix à venir et diversifiant la formation de base.’ ‘Le collège donne ainsi à tous les élèves les mêmes chances, sans les orienter prématurément, mais prépare les choix d'orientation qui seront à faire à l'issue du collège. (...)’ ‘Désormais tous bénéficient des mêmes enseignements, et donc des mêmes chances 118 .’Le Ministre ignorait la crise économique qui débutait. Il se référait explicitement au thème de l'égalisation des chances popularisé dans un contexte où s'étaient combinées croissance économique continue, croissance de la scolarisation et idéologie du progrès. La force idéologique qu'a eu ce thème, au-delà même des milieux enseignants, est aisément compréhensible. Non seulement il légitimait les revendications des enseignants en moyens accrus, mais il résolvait — verbalement — la contradiction entre démocratisation et hiérarchisation des filières. Les jeunes avaient tous accès à la même course d'obstacles et ils bifurquaient vers des parcours divers plus ou moins difficiles, en fonction de leurs capacités et de leurs goûts. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes démocratiques puisqu'à l'issue chacun(e) y trouverait une place à la mesure d'un mérite éprouvé par l'école, au lieu d'être assigné(e) par les hasards de la naissance à la place qu'occupaient ses parents 119 . La croyance présupposait la fixité de la valeur d'échange des diplômes scolaires sur les marchés du travail, erreur compréhensible quand on se bornait à constater leur valeur dans les années 1960, sans se rendre compte qu'elle tenait à une rareté organisée par la fermeture antérieure du secondaire, et qu'elle allait décroître à mesure qu'augmenterait le nombre des diplômés si la demande du marché du travail se rétrécissait au lieu de se développer. Elle présupposait aussi que les verdicts scolaires mesurent le mérite personnel des élèves et rien d'autre. Comme on sait, cette foi naïve en la valeur objective de ces verdicts a été plus qu'entamée par les conclusions convergentes de divers travaux sur l'école qui ont paru dans les années 1970 120 . L'une des conclusions sapait la croyance en l'égalisation progressive des chances : les transformations du système avaient bénéficié prioritairement aux enfants des classes sociales les plus familiarisées avec l'école et non aux enfants des classes populaires 121 .
Une parade a été de revendiquer non plus l'égalité des chances mais "la réussite pour tous". Le caractère illusoire du slogan a été mis en évidence par B. Charlot :
‘"Ainsi, la principale association de parents, la FCPE, revendique "la réussite pour tous". Si réussir, c'est maîtriser certains savoirs, se construire une personnalité cohérente, se situer dans le monde, dans le temps et dans sa propre vie, l'école, à coup sûr, a pour devoir de faire réussir tous les enfants. Mais on ne peut faire abstraction du rôle de l'école dans l'insertion professionnelle et sociale des jeunes (...). Or, si réussir, c'est aussi réussir socialement grâce à l'école, il faut bien comprendre que dans une société hiérarchisée et concurrentielle, cela signifie réussir mieux que les autres. C'est bien cela en effet que beaucoup de parents attendent de l'école : qu'elle assure l'avenir de leurs enfants en les plaçant dans le peloton de tête, en les faisant réussir mieux que les autres. Le problème, c'est qu'il est par définition impossible de faire réussir tous les enfants mieux que les autres. Si la réussite scolaire doit aussi impliquer la réussite sociale, une société hiérarchisée et concurrentielle ne peut satisfaire la revendication d'une réussite pour tous. Or, dès lors que la réussite sociale suppose la réussite scolaire, tous les parents exigent que leurs enfants réussissent à l'école. Il y a là une contradiction majeure de la forme éducative elle-même 122 .’L'aiguillon de la compétition n'était certes pas étranger au système scolaire antérieur aux réformes des années 60, écoles primaires espérant chacune qu'un(e) de leurs élèves serait premier(e) du canton au CEP, ou grands lycées de Paris et de province rivalisant par élèves interposés aux concours d'entrée aux grandes écoles. Mais la réussite scolaire n'était pas branchée sur la réussite sociale. A la limite, les candidats étaient comme les champions de leur établissement concourant pour la gloire, puisque le seul fait de fréquenter un établissement de l'ordre primaire, secondaire ou technique indiquait à chacun le destin social qui lui était promis et que le parcours scolaire, sauf dans des cas marginaux, ne déterminait pas ce destin 123 . Primus inter pares. De même, dans les sociétés explicitement fondées sur les hiérarchies de naissance, roturiers et aristocrates ne luttent pas ensemble.
Je m'inspire ici des analyses de Bernard Charlot, L'école en mutation, Payot, Paris, 1987.
"La conviction générale est que la France a dans ce domaine un immense retard à combler. Le rapport de la commission du IVe Plan, publié en 1961, s'achève sur ce constat de retard : la France formera en 1970 moins de diplômés, par rapport à sa population, que l'URSS n'en a formé en 1960, et la comparaison avec les Etats-Unis est plus accablante encore.", A. Prost, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, t.IV, "L'école et la famille dans une société en mutation", Nouvelle librairie de France, Paris, 1981, p. 258
Quelques chiffres. "La proportion des salariés inférieure à 50% de la population active en 1936 est passée de 60% à 83% entre 1958 et 1975. Ce phénomène massif s'explique par la réduction entre 1954 et 1972 de la moitié du nombre d'agriculteurs et d'un quart du nombre des patrons de l'industrie, de l'artisanat et du commerce. Cette liquidation des classes moyennes traditionnelles aboutit au rapide développement des couches intermédiaires nouvelles salariées. Le nombre des cadres supérieurs et moyens et des professions libérales fait plus que doubler. Le nombre d'employés croît de 50%, alors que le nombre d'ouvriers croît légérement et que la classe ouvrière mue profondément avec les développements contradictoires de la division du travail : plus grande parcellisation des tâches, déqualification des ouvriers spécialisés et relèvement du niveau technique des ouvriers professionnels.", J.P. Scot, "La voie française du capitalisme", in La France contemporaine, Identité et mutations de 1789 à nos jours, Editions sociales coll. "essentiel", Paris, 1982, , pp.115-116
Cf A Prost, "Décision et non-décision gouvernementale. La politique gaullienne d'éducation de 1962 à 1968." in Education, société et politiques, Paris, Seuil, 1992, pp. 98-112.
"Le courrier de l'Education", bulletin d'information du Ministère, n°5, 17 mars 1975, p.4.
La filière III a continué à accueillir, dans des classes appelées CPPN (classe préprofessionnelle de niveau) et CPA (classe préparatoire à l'apprentissage) mais qui n'avait plus de préprofessionnel que le nom, un nombre croissant de jeunes, rétifs aux contenus et méthodes de l'apprentissage scolaire, et qui n'apprennent rien à l'école.
"Le Courrier de l'Education", n°27, 29 mars 1976, p.7. On a cité intégralement la partie initiale de l'exposé des motifs. Le Ministre passe sous silence que la nouvelle organisation permet de limiter les dépenses. Le volume des heures de soutien ou de renforcement prévues est moindre que le volume antérieur des heures de dédoublements, supprimés notamment en français.
C'est l'idéal exprimé par la Commission Langevin-Wallon qui axe son projet de réforme (1947) sur la nécessité de promouvoir l'égalité des chances et de mettre chacun "à la place que lui assignent ses aptitudes". Cf V. Isambert-Jamati, Les savoirs scolaires, Ed. Universitaires, Paris, 1990, p. 22.
P. Bourdieu, J.C.Passeron, La reproduction, éléments pour une théorie du système d'enseignement, Ed. Minuit, Paris, 1970; C. Baudelot, R. Espablet, L'école capitaliste en France, François Maspero, Paris, 1971; F. Œuvrard, "Démocratisation" ou élimination différée", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 30, novembre 1979. Cf également A. Prost, L'enseignement s'est-il démocratisé? PUF, Paris, 1e éd. 1986, 2e éd 1992.
Ainsi, entre le début des années 1960 et celui des années 1970, le chiffre d'enfants d'ouvriers et d'agriculteurs scolarisés a augmenté de 70% en 3e, mais de 20% en 2de. Cette minorité fréquente majoritairement l'enseignement technique long, tandis que le poids proportionnel des enfants issus des catégories supérieures augmente dans les sections d'enseignement général, particulièrement dans la section C. M Duru-Bellat, Le fonctionnement de l'orientation, Genèse des inégalités sociales à l'école, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1988, pp. 28-29, ouvrage dont j'ai suivi les indications pour analyser les procédures d'orientation.
B. Charlot,(1987), p.111.
Le petit nombre, dans la première moitié du XXe siècle, des jeunes d'origine populaire qui se sont élevés socialement en franchissant le fossé entre enseignement primaire et enseignement secondaire, est connu. Le nombre des bourses donne l'ordre de grandeur. Selon les chiffres que rapporte Antoine Prost, il a été distribué 4 177 bourses secondaires dans la période entre 1892 et 1895. En 1911, les fonctionnaires reçoivent 51% des bourses distribuées, les cultivateurs, artisans et ouvriers 20%. Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967, A. Colin, Paris, 1968, pp. 327-328.